Nos regards
Un article de toilette révolutionnaire sous le Second Empire !

> 08 janvier 2022

Un article de toilette révolutionnaire sous le Second Empire !

Emile Zola... un intérêt pour les cosmétiques qui ne se dément jamais. Toute son œuvre est, en effet, savamment parsemée d’allusions cosmétiques. De la petite bonne à la grande bourgeoise, en passant par la courtisane, toutes les femmes observées par Zola font usage de savons, de poudres de riz, de vinaigres de toilette, d’huiles émollientes, de pommades anti-rides, de parfums envoûtants ou légers comme le vent. S’intéresser à un nouvel article de toilette semble donc parfaitement logique de sa part. Cette fois-ci, pourtant, Emile Zola y va un peu fort, créant de toutes pièces un commerce d’un nouveau genre. Son héros, un vieil industriel qui a roulé sa bosse en matière d’innovations commerciales a une fulgurance... l’idée du siècle. En lieu et place des cosmétiques destinés à transcender la beauté des femmes, Durandeau se fait marchand de « laideurs ».1 Faites un bout de route votre laideur au bras et la beauté bien cachée dans les traits de votre visage jaillira comme de source !

La beauté, une valeur qui fait vendre

Au rayon beauté des grands magasins, les articles ne manquent pas. Dans un amoncellement monstrueux, les femmes en quête de joliesse trouvent, assez facilement, tout le nécessaire pour faire briller le regard, agrandir une bouche jugée trop petite ou bien masquer habilement une ride un peu trop précoce. Les cosmétiques utilisés avec soin permettent d’étoffer ce qui est trop maigre et de masquer ce qui est trop fort. Au rayon capillaire, les postiches en tous genres viennent au secours des crânes dégarnis. Il n’y a que l’embarras du choix. En matière de publicité, la beauté se vend au kilomètre et il n’est pas de journée qui ne voie la mise sur le marché d’un nouvel article révolutionnaire. Toutefois, la limite de cet article consiste dans le fait qu’un œil exercé remarquera aisément le rouge à lèvres qui a rosi les lèvres de la cliente, le fard à joue qui a orné d’innocence une peau mature... L’article de beauté au mode d’action invisible, indécelable même par l’œil le plus expert... voilà la vraie innovation.

La laideur, une valeur inexploitée

Comment se démarquer dans ce business de la beauté ? Sans doute en prenant le contrepied de l’existant. Les industriels se bousculent sur le marché de la beauté, l’industriel Durandeau, dans son génie, va proposer de « faire commerce de la laideur » ! Une valeur pour l’heure totalement inexploitée. Une « matière morte », qui dort dans la plupart des familles et ne demande qu’à être réveillée au profit de la communauté.

La laideur au secours de la médiocrité

Quoi de plus fréquent qu’un visage quelconque, un visage ordinaire qui se fond dans la foule et s’y noie ? Lancez à ce visage « sans éclat » une bouée de sauvetage, sous la forme d’une compagne d’une « atroce laideur », mettez bras dessus bras dessous ces deux femmes et faites-les circuler au sein de cette même foule qui ignorait, hier, la femme passepartout. L’ignorée est désormais remarquée. Sa beauté véritablement dévoilée par effet de contraste.

L’agence des « Repoussoirs », un établissement bien achalandé

Où trouver la femme laide qui sublimera la beauté de la femme ordinaire plus rapidement et plus efficacement que n’importe quel cosmétique ? Chez Durandeau, tout simplement. Cet industriel a, en effet, eu l’idée lumineuse de créer une agence de mannequins un peu particulière. Son fonds de commerce n’est nullement composé de « rubans, poudre de riz ou nattes fausses » ; tous ces ornements bien connus des coquettes ont été substitués par des « ornements » sur pied... Pour constituer le « fonds de marchandises », de simples petites annonces dans les journaux n’ont pas suffit : « On demande des jeunes filles laides pour faire un ouvrage facile »... Echec... Les seules candidates : des jeunes filles jolies ne faisant pas du tout l’affaire. Sans se décourager, Durandeau se mit alors à embaucher des chasseurs de têtes d’un genre spécial, afin de rabattre à l’agence des mannequins au profil ad hoc ! Durandeau se gardant, bien évidemment, le rôle de recruteur final. « Alors, il se renversait en arrière, clignait les yeux, avait des mines d’amateur contrarié ou satisfait ; il prenait lentement une prise et se recueillait ; puis, pour mieux voir, il faisait tourner la marchandise, l’examinant sur toutes les faces ; parfois même il se levait, touchait les cheveux, examinait la face, comme un tailleur palpe une étoffe, ou encore comme un épicier s’assure de la qualité de la chandelle ou du poivre. » Il fallut du temps à Durandeau pour constituer une agence richement achalandée. Mais aussi, une fois le dur travail de recrutement effectué, quelle fierté de pouvoir proposer à toute femme désireuse de séduire l’article le plus adapté à son cas (« il put offrir aux jolies filles sur le retour des laides assorties à leur couleur et à leur genre de beauté »). « Plus de fausses dents, de faux cheveux, de fausses gorges ! Plus de maquillage, de toilettes dispendieuses, de dépenses énormes en fards et dentelles ! » La simple location d’un Repoussoir (5 francs pour une heure ; 50 francs la journée) et le succès est garanti !

Et le « Repoussoir » dans tout cela ?

Le Repoussoir, avant d’être un article de mode destiné à promouvoir la beauté de ses semblables, est un être humain, un être qui souffre de tirer bénéfice de son visage ingrat. Payée pour sa laideur. Comment ne pas souffrir de cela ? Comment ne pas être jalouse de ces femmes qui monnayent sa présence et la rétribuent « comme on paie un pot de pommade ou une paire de bottines. » ?

Les Repoussoirs, en bref

En 1866, Emile Zola imagine un commerce nouveau, basé, non plus sur la mise en avant de la beauté, mais sur la capitalisation de la laideur. Plus simple, plus efficace, plus discret qu’un cosmétique, le recours à un mannequin-laideur est présenté comme le top du moment. En 2022, les détracteurs des cosmétiques ajouteraient sûrement que ce moyen est également plus safe, plus secure, moins dangereux pour la santé car ne nécessitant nullement le recours à des ingrédients chimiques hautement dangereux ! Et l’éthique, dans tout cela ?

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration très... attirante !

Bibliographie

1 Zola E., Les Repoussoirs in Contes et nouvelles I (1864 - 1874), GF Flammarion, Paris, 2008, 264 pages

Retour aux regards