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Témoin d’un crime : un poudrier de la rue de Rivoli

> 09 janvier 2021

Témoin d’un crime : un poudrier de la rue de Rivoli

Lorsque Mrs Elspeth McGillicuddy, confortablement installée dans son compartiment, assiste à un meurtre, dans le train qui file sur la voie parallèle à la sienne, c’est la panique !1 Personne ne veut la croire. Personne sauf son amie, Miss Marple, une détective en jupons, qui ne s’en laisse pas conter. Son mode de fonctionnement, qui consiste à classer les individus par catégories, en fonction de son expérience personnelle et avec les moyens du bord (ses voisins et amis de St Mary Mead), s’avère payant, à chacune de ses enquêtes. Afin de tirer au clair la situation étonnante qui lui est rapportée, Miss Marple refait, par elle-même, le chemin parcouru par son amie et tente de découvrir à quel niveau de la voie ferrée il est le plus simple de se débarrasser d’un cadavre. Elle va en déduire que la propriété de Luther Crackenthorpe constitue le lieu idéal, du fait de sa position en contrebas du ballast. Il ne reste plus qu’à s’introduire dans la place ; pour cela, Miss Marple possède un atout dans sa manche, une certaine Lucy Eyelesbarrow, que l’on pourrait définir comme une véritable perle ménagère. Embauchée en moins de deux, Lucy retrouve, en moins de deux également, un cadavre de femme, soigneusement dissimulé dans un sarcophage, placé dans une dépendance de la propriété. Lorsque Alfred meurt empoisonné par un poulet au curry, bourré d’arsenic, lorsque Harold succombe, suite à la prise d’un comprimé rempli d’aconit, on se dit, vraiment, que l’on ne s’est pas trompé d’adresse : le meurtrier se cache bien en ce lieu !

Miss Marple, une fragilité de porcelaine

Miss Marple va, pour cette enquête, travailler dans l’ombre. Cette vieille dame, aux « joues à peine teintées de rose », aux « yeux d’un bleu de porcelaine » et à l’« auréole de cheveux blancs », s’en remet à Lucy, pour faire les constatations d’usage et ainsi lui rapporter tous les faits et gestes des membres de la famille Crackenthorpe. Invitée parfois à prendre le thé à la propriété, Miss Marple discute avec Cedric de ses goûts picturaux. Les « portraits de femmes indigènes » de Gauguin... ne lui en parlez pas. A son avis, ces tableaux ne sont pas bons pour la santé ; « ces abominables ton moutarde tellement bilieux » portent certainement plus sur le foie qu’un copieux repas !

Les enfants Crackenthorpe, de tout pour faire un monde

Pour s’y retrouver, il est bien de dresser un instantané de la famille Crackenthorpe. Luther, le patriarche, est un homme exécrable, radin à l’extrême, aussi peu affectueux que possible à l’égard de ses enfants. L’aîné de ceux-ci, Edmund, est mort à la guerre. Il se serait, dit-on, marié, plus ou moins en secret, à une Française, une certaine Martine Dubois. Edith (ou Edie, pour sa famille) est également décédée. Son époux, Bryan Eastley est assez sympathique. Son fils Alexander est le seul petit-fils de Luther. Il s’agit d’un gentil garçon, qui passe ses vacances à la propriété et qui y amène ses camarades, apportant ainsi un peu de gaieté dans la vieille demeure. Cedric, un peintre vivant à Ibiza, Harold, un brillant financier de la city, Alfred, un petit magouilleur, considéré comme le « vilain petit canard » de la famille et Emma, une jeune femme « d’âge moyen, ni laide, ni jolie », cheveux noirs et yeux noisette complètent la fratrie. Emma est la permanente de l’étape, puisqu’elle veille sur son père 24 h/24. Miss Marple reconnaît tout de suite en elle le modèle « Geraldine Webb », une fille « placide » et « mal fagotée », qui s’est épanouie à la mort de sa mère. Une fois l’héritage en poche, une nouvelle coupe de cheveux sur la tête (« se fait couper les cheveux » ; « s’offre une permanente »), Geraldine s’est offert une croisière et, par la même occasion, un mari charmant.

Un poudrier bon marché, l’élément qui met Lucy sur la piste

Lorsque Lucy se met à chercher des traces d’un cadavre, dans le domaine, c’est un « poudrier en métal émaillé », tombé dans l’herbe, qui attire son attention, en tout premier lieu. Ce poudrier est de modèle courant. Il en est vendu par « milliers à très bon marché, rue de Rivoli ».

Un cadavre qui sent... la Française

L’inspecteur Bacon, appelé sur les lieux, n’a aucun doute. La femme qui a été étranglée est une Française... Qui dit Française, dit « débordements », « Le gay Parîîîs » et tout le tremblement ! L’inspecteur Craddock, appelé à la rescousse, est bien d’accord sur ce point. Il faut creuser du côté des petites danseuses... et pourquoi pas la troupe des ballets russes de Mme Joilet, une Française peu séduisante, qui arbore un « soupçon de moustache » et se noie dans une « surabondance de chairs adipeuses ». Confrontée au poudrier retrouvé dans les herbes, Mme Joilet confirme qu’il s’agit vraisemblablement de celui d’Anna Stravinska, une danseuse qui vient de lui faire faux bond, en disparaissant mystérieusement.

Puis, une nouvelle piste voit le jour. Le cadavre ne serait-il pas plutôt celui de Martine Dubois, venue à la propriété réclamer sa part d’héritage ? Certainement pas, affirme Lady Stoddart-West, une femme « séduisante », « admirablement maquillée », parée de « somptueux cheveux bruns », mis en forme par un grand coiffeur. Martine Dubois, c’est elle, en chair et en os !

Trop de bruns à larges épaules

Mrs McGillicuddy, qui a vu l’assassin de dos, le décrit comme un homme brun d’âge moyen (« Assassin... Un individu grand et brun. »). Et des hommes de ce type, on en trouve à la pelle chez les Crackenthorpe. La « maison est pleine de messieurs »... qui tombent d’ailleurs tous, rapidement, sous le charme de la belle Lucy.

Il y a Cedric, un brun, de grande taille et de belle carrure. Les « traits burinés », « une barbe de plusieurs jours », qu’il ne se donne pas la peine de raser ! Ce peintre à la vie de bohême ne connaît ni rasoir, ni mousse à raser ; il a pourtant un vif succès auprès des dames. « Il a beau oublier de se raser plus souvent qu’à son tour et avoir perpétuellement l’air de sortir d’une poubelle, les femmes résistent peu à son charme. » Harold, un brun soigné, à « fine moustache noire », s’inscrit aussi sur la liste.

Heureusement, il y un blond dans la maison... C’est Bryan. Oui, mais... il faut savoir aussi que les cosmétiques peuvent transformer un blond en brun ! Cela ne simplifie pas les choses. « Même si un homme est blond ou châtain clair, ses cheveux - pour peu qu’il les plaque avec un produit quelconque comme c’est actuellement la mode - peuvent bel et bien paraître bruns. »

Un mot sur la médecine, les patients et le Dr Quimper

Lorsqu’Harold meurt d’une intoxication à l’aconit, due à la prise de comprimés de somnifère trafiqués, Miss Marple nous confie son aversion pour les comprimés. Les potions, il n’y a que cela de vrai ! Les potions de son enfance de couleur noire, marron (« ça c’était celle contre la toux »), blanche, « rose du Dr Machin-Chouette », sont toujours appréciées des habitants de St Mary Mead. La santé est dans le « flacon », pas dans le « comprimé » !

Il ne faut pas non plus oublier de dire un mot du médecin de famille, le Dr Quimper. Celui-ci possède une large clientèle, allant de la femme qui attend trop longtemps avant de consulter et se retrouve condamnée par peur d’un diagnostic défavorable, aux patients qui s’écoutent et consultent pour une « callosité » ou « un durillon », s’imaginant qu’il s’agit d’un cancer incurable.

Le train de 16h50, en bref

Le train de 16h50 nous mène tout droit chez les Crackenthorpe, une curieuse famille, qui ne semble pas si étonnée que cela de trouver un cadavre dans... un sarcophage conservé dans la propriété. Si l’on vous invite, mangez léger, évitez les cocktails et les toasts à base de rillettes de poisson. Attention aux arêtes !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui illustre, une nouvelle fois Agatha Christie !

Bibliographie

1 Christie A. Librairie des Champs-Elysées, 2008, 255 pages

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