> 08 août 2020
Victoria Jones est une jeune fille très jolie et bien sympathique. En tant que dactylo, elle n’a que peu de talent ; en revanche, en matière d’imitations ou d’inventions - c’est la reine du mensonge - elle n’a pas sa pareille. C’est sur un banc londonien que sa vie va basculer... Sa rencontre avec un bel inconnu, prénommé Edward, va faire prendre à son existence un chemin semé d’embûches. Rendez-vous à Bagdad !1 Heureusement, l’amour est là, qui attend son heure. Avant cela, il faudra se méfier de tout et de tous. Ce roman d’Agatha Christie dégage, parfois, « l’odeur de la peur ». La petite dactylo qui aime les cosmétiques va se transformer en espionne qui aime toujours autant les cosmétiques et qui en fait son arme. « Après tout, une jolie femme a le droit de ne pas aller au combat complètement désarmée. »
Crosbie et Dakin sont des agents des services d’espionnage anglais. Ceux-ci ont pour mission d’anéantir une organisation qui s’est donnée pour objectif de maintenir un état de tension permanent entre les grandes puissances qui contrôlent le monde. Ces puissances doivent se retrouver dans le plus grand secret à Bagdad, afin de poser les bases d’une paix future. Cette réunion a beau être secrète, tout le monde en parle dans la ville. Crosbie, philosophe, sait bien que la rue est toujours très bien informée. « Pendant la guerre, j’ai eu souvent l’occasion de m’apercevoir qu’un garçon coiffeur de Londres en savait plus long que le Haut Commandement. »
Henry Carmichaël est un espion d’élite. Une trentaine d’années, très brun, séduisant... il finira sa course, poignardé, dans le lit de Victoria.
Sir Rupert, voyageur infatigable, porte les cheveux longs et arbore une moustache, « coquettement relevée aux extrémités ». Signe particulier, un clou,2 au niveau de la nuque. Il finira poignardé, tout comme Carmichaël.
Anna Scheele est l’élément pivot de la réunion de Bagdad. Elle apporte dans ses bagages les preuves qu’une organisation souterraine œuvre pour les forces du mal. Cette « blonde platinée » est du « genre séduisant », même si elle coiffe ses « cheveux de lin » en un chignon serré sur la nuque. Aguerrie aux techniques d’espionnage, Anna ne quitte jamais sa chambre d’hôtel sans avoir disposé des cheveux un peu partout. « Elle sourit : on n’avait pas aperçu le cheveu blond, presque invisible, qu’elle avait placé sur le buvard, peu avant de sortir. » Sur le portefeuille qui contient les documents ultra-secrets, Anna fait voler de la poudre ; rien n’est visible. Constat tout à fait anormal lorsque l’on sait que c’est avec des doigts graisseux qu’Anna a manipulé le portefeuille avant de partir. « Or le matin, après s’être coiffée, les doigts légèrement gras encore de la brillantine dont elle usait pour ses boucles, Anna avait manipulé l’objet. »
Victoria Jones est « grande et mince, très bien faite, avec des jambes magnifiques ». Elle s’est fait virer de son emploi, suite à une imitation, plutôt réussie de la femme de son patron, devant celui-ci (« Tu rentres avec du rouge à lèvres sur ton plastron... ») - il faut préciser que M. Greenholz était arrivé par derrière et dans le plus grand silence - Victoria déprime sur un banc lorsque la chance semble lui sourire. Le jeune homme, assis à côté d’elle, est séduisant à souhait. Il se nomme Edward et part à Bagdad travailler dans une association, Le rameau d’olivier. Son bronzage, parfaitement homogène, (« bronzé, brun-rouge, du même ton partout ») a tapé dans l’œil de notre petite dactylo. Dès lors, Victoria n’a plus qu’une idée en tête : tout faire pour suivre son bel inconnu.
Victoria aime les cosmétiques. Elle se poudre et se repoudre le visage, tout au long du roman. « Victoria se poudra le nez. » « Victoria se remit un peu de poudre [...] » « [...] Victoria agissant comme en un rêve, se recoiffa et se repoudra. ». Cette manie de se déplacer dans un nuage de poudre s’explique par le fait que Victoria possède « une cicatrice minuscule », « à gauche, sur la lèvre supérieure. » « Sous la poudre, la marque se devine à peine... » Cette cicatrice, Anna Scheele, la possède également, pile au même endroit !
Victoria prend des bains réconfortants et sait parfaitement quels cosmétiques utiliser pour magnifier son teint. « Victoria prit un bain, puis se coiffa et se maquilla avec tout le soin que peut apporter à ces délicates opérations une jeune femme qui s’apprête à rencontrer « l’homme de sa vie » ».
Une fois Edward retrouvé et l’embauche au Rameau d’olivier effective, Victoria tente de jouer les espionnes pour le compte de M. Dakin. Une espionne qui, comme tout un chacun, mérite bien de faire un shampooing de temps en temps. Le shampooing qui va lui être administré ne va pourtant pas être à son goût. On lui a conseillé une Arménienne, Melle Ankoumian, spécialiste des « shampooings à la crème » (« C’est ce qu’elle a de mieux »). Son salon est effectivement très propre et bien ordré. « La cuvette était nette, les robinets étaient bien astiqués et des flacons d’eau de Cologne s’alignaient sur des rayons ». Le shampooing forme une « masse d’écume, blanche et savonneuse ». Tout se déroule parfaitement jusqu’à ce qu’une odeur « sucrée, écœurante » ne parvienne aux narines de Victoria. Chloroformée ! Voilà notre héroïne en mauvaise posture. Enlevée, les cheveux teints en « blond platine », Victoria n’y comprend plus rien. Heureusement, elle a plus d’un tour dans son sac. Séquestrée dans une pièce au sol en terre battue, Victoria creuse le sol, récupère la clé et prend la poudre d’escampette. Elle sera recueillie par les membres d’une mission archéologique. Le Dr Pauncefoot Jones et Richard Baker mettront à sa disposition les produits cosmétiques de base dont ils disposent. « Une brosse à dents (il y en a une douzaine d’avance), un tube de pâte dentifrice, une éponge et une boîte de poudre de talc. »
Au milieu des débris de poterie, Victoria se trouve fort laide. Sans poudre, sans rouge à lèvres, avec des « cheveux d’une blondeur manifestement artificielle, dont les racines commençaient à se révéler brunes ! », Victoria croise l’homme de sa vie sans le savoir. Il faudra bien un jour faire des courses à Bagdad, « de la crème, un peu de poudre et du rouge à lèvres. » « Le museau poudré et les lèvres peintes » tout va, tout de suite, mieux.
En façade, Le rameau d’olivier est une association qui prône l’amitié entre les peuples. La bonne société de Bagdad n’y voit malgré tout qu’un ramassis de jeunes filles à l’allure douteuse (« Bourrée de jeunes filles qui ne s’habillent pas, ne se lavent pas le cou et portent des lunettes. ») Son président, M. Rathbone, vit, depuis des années, aux frais de cette association, en détournant copieusement les cotisations qui lui parviennent. Derrière M. Rathbone se cache Edward, le véritable cerveau de l’affaire.
Rendez-vous à Bagdad est un roman alerte qui nous plonge dans l’univers de l’espionnage. Notre petite dactylo au cœur tendre est la version brune d’Anna Scheele. Afin d’éviter qu’Anna ne fasse des révélations lors de la conférence de Bagdad, un « échange » est envisagé. D’où la teinture blonde ! Soyons rassurés, Agatha Christie nous a concocté une fois de plus une fin romantique. N’en doutons pas un instant, l’archéologue Richard Baker n’est pas resté insensible aux charmes poudrés de sa belle apprentie. Un mariage est tout à fait prévisible aux yeux de celle qui devint en 1930, Mrs Mallowan.3
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !
1 Christie A. Rendez-vous à Bagdad, Librairie des Champs Elysées, Collection le masque, 246 pages
3 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/agatha-christie-par-agatha-christie-745/
Retour aux regards