> 13 décembre 2020
Le roman Sueurs froides de Boileau-Narcejac porte bien son nom…1 Le mystère est opaque, les morts semblent revivre, la peur est au rendez-vous… Tout commence au début de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’un riche patron de constructions navales, Paul Gévigne, retrouve l’un de ses camarades de promotion, Roger Flavières. Ce dernier vient de quitter la police, du fait d’une propension plus que gênante à ressentir le vertige. Cette peur lui a, de fait, joué des tours, lors d’une course-poursuite sur les toits. Ce talon d’Achille est bien connu de Gévigne, qui a décidé de se débarrasser de sa femme, d’une manière très subtile. Pour ce faire, une actrice a été embauchée ; maquillée, habillée et coiffée, comme Madeleine, Renée a tout le loisir de jouer les candidates au suicide, devant un Flavières, suffisamment naïf, pour croire que la femme qu’il est chargé de suivre est effectivement la très chic Mme Gévigne. Un petit plongeon dans la Seine à Courbevoie pour se mettre en jambe ; un saut du haut du clocher de Saint-Nicolas pour parfaire le tout. La femme qui gît aux pieds du clocher n’est, bien sûr, pas Renée (la fausse Madeleine), mais Madeleine elle-même. Si Flavières joue bien son rôle, il pourra attester du fait que Madeleine s’est suicidée sous ses yeux. Oui, mais voilà… Flavières ne réagit pas comme prévu… Au lieu d’appeler la police, tout penaud, il retourne chez lui et affirme ne pas avoir passé la journée avec sa cliente ce jour-là. L’alibi de M. Gévigne tombe à l’eau !
La Madeleine que suit Roger Flavières est une jeune femme séduisante, qui semble être la proie d’un maléfice. Réincarnation d’une arrière-grand-mère, Pauline Lagerlac, décédée à l’âge de 25 ans, Madeleine est sujette à des épisodes de « flottement », particulièrement étranges. La belle jeune femme semble alors appartenir à un autre monde. « Brune » et « mince », « aux yeux bleus », Madeleine possède une chevelure abondante (une « chevelure trop lourde »), coiffée artistiquement ; une « savante torsade de cheveux », aux « reflets acajou », forme un chignon sophistiqué, reposant sur sa nuque. Cette femme, très élégante, forme, avec son époux, un peu rustre, un couple assez mal assorti. Les cosmétiques font, bien sûr, partie de son univers. Pourtant, sa beauté apparaît très naturelle. « Ses cheveux noirs » sont « discrètement passés au henné » ; « sa bouche mince » est « à peine fardée ». Son parfum est particulièrement captivant. Il évoque, pour Flavières, des souvenirs d’enfance, la maison de sa grand-mère, dans les environs de Saumur, une odeur de cimetière, de chrysanthème. « Il sentait son parfum, quelque chose d’assez compliqué qui rappelait surtout le bouquet fané, la terre grasse… ». De filature en filature, de sauvetage (Madeleine tente de se noyer dans la Seine) en promenade en Simca, une gentille intimité se crée entre Madeleine et Roger. Une intimité gênante qui grandit de jour en jour, jusqu’à cette fatale visite d’une église romane dans un petit village au nord de Mantes. Une porte qui mène au clocher, un grand cri !
Suite à ce qui ressemble bien à un suicide, mais qui n’est, en réalité, qu’une mise en scène pour meurtre sordide, Roger Flavières, anéanti, quitte Paris et l’occupation allemande pour l’Afrique. Ce n’est qu’à la fin de la guerre qu’il reviendra dans la capitale, usé, les nerfs à vifs et l’image de Madeleine toujours bien présente à l’esprit. Bien présente, au point d’apparaître, au cinéma, au cours des actualités, sous les traits d’une inconnue, filmée à Marseille. Ni une ni deux, destination la cité phocéenne ! Madeleine est, en effet, bien là, qui semble l’attendre au Waldorf Astoria. La femme élégante s’est muée en une femme assez mal fagotée, aux bijoux de mauvais goût, au visage trop poudré, aux ongles « peints » de manière vulgaire, aux cheveux teints à la diable. Sa bouche est « fanée, malgré les crèmes et le fard » ; son visage est fatigué. Cette femme, qui dit s’appeler Renée Sourange, vit avec un type peu recommandable, un dénommé Almaryan. Il suffirait de peu de choses pour que Renée devienne ou redevienne Madeleine.
Pour transformer Renée en Madeleine, il est nécessaire de faire un tour dans les magasins, afin de se procurer un tailleur et une robe chics, des chaussures à talons hauts, une trousse de maquillage bien fournie. Une séance de contouring2 permettra, en ombrant et en illuminant certaines régions du visage, de retrouver la beauté et la grâce d’antan. « Un coup de pouce pour creuser les joues, rendre aux pommettes leur saillie émouvante. Un vif trait au pinceau pour tendre les sourcils, leur donner un peu de leur égarement d’autrefois. » Il faut également, et c’est certainement ce qui est le plus pressé, retrouver l’ambiance olfactive, propice aux souvenirs. La vendeuse en parfumerie qui renseigne Roger est pessimiste. Ce « parfum qui sent la terre remuée, la fleur fanée… » est sans doute le N°3 de Chanel, un parfum qui ne se fait plus. Peut-être est-il possible, quand même, d’en retrouver un flacon dans une petite boutique un peu oubliée. Indispensable ! « Sans ce parfum, l’évocation ne serait pas complète ». Maintenant, les cheveux… ces cheveux, qui sentent « le regain, la prairie brûlée », ont besoin d’être domestiqués. A l’aide de multiples épingles, Roger s’improvise coiffeur et recrée un chignon qui redonne aux traits de Renée la séduction de Madeleine. Il va falloir passer chez le coiffeur pour remplacer les mèches hétérogènes par une belle nuance acajou. C’est « Chez Maryse », un salon de coiffure luxueux, que la transformation capillaire va s’opérer. Roger, installé dans le café d’en face, observe toutes les étapes de la transformation. « La tête surmontée d’un casque compliqué », Renée est comme le papillon prêt à sortir de sa chrysalide… et c’est chose faite ! Les « cheveux noués sur la nuque et délicatement teints au henné », Renée quitte sa peau de fille facile, pour endosser la personnalité plus complexe de celle qui ne quitte plus la mémoire de Roger.
A force de recherches, Roger a sûrement mis la main sur le parfum préféré de Madeleine. Renée apparaît, à la fin du roman, totalement transformée, laissant derrière elle le sillage d’un « parfum de terre à l’automne, de feuilles écrasées et de fleurs mourantes. » Ce parfum, qui fleure bon la décomposition, convient parfaitement pour rappeler des amours défuntes, pour rappeler au séjour des vivants celle qui est ressuscitée « d’entre les morts ».
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ton illustration... à donner des sueurs froides !
1 Boileau-Narcejac, Sueurs froides, Collection Folio, Denoël, 1986, 186 pages
2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/le-contouring-l-art-parietal-applique-au-maquillage-216/
Retour aux regards