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Sodome et Gomorrhe, drôles d’endroits pour discuter cosmétiques

> 09 avril 2017

Sodome et Gomorrhe, drôles d’endroits pour discuter cosmétiques

Comme nous l’avons constaté, déjà, à plusieurs reprises, Marcel Proust est loin d’être indifférent aux cosmétiques. Dans « Sodome et Gomorrhe », il se laisse tenter par quelques réactions chimiques qui n’ont pas manqué de nous intéresser et il nous livre quelques impressions cosmétiques.

Pour désigner la science qui a pour but de fabriquer les cosmétiques, on a pu parler un temps d’art de la formulation (n’est-ce pas plutôt l’art de la dissimulation ?), on parle désormais de « chimie de la
formulation ». Qu’évoque pour vous le terme « chimie » ? Plein d’images. C’est d’abord la peau de Swann. A la fin de sa vie « il était arrivé à ce degré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus qu’une cornue où s’observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait de petits points bleu de Prusse, qui avaient l’air de ne pas appartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d’odeur, qui au lycée, après les « expériences » rend si désagréable de rester dans une classe de « Sciences » ». C’est également la notion de création. L’idée que deux molécules peuvent réagir l’une avec l’autre pour donner naissance à une troisième, unique en son genre et totalement indépendante des deux premières, me séduit totalement. Il y a de la chimie dans les rapports humains. Mes sentiments pour Albertine, par exemple, ont été, bien souvent, régis par des lois qui me dépassent. « Cet effort de l’ancien sentiment pour se combiner et ne faire qu’un élément unique avec l’autre, plus récent, et, qui, lui, n’avait pour voluptueux objet que la surface colorée, la rose carnation d’une fleur de plage, cet effort aboutit souvent à ne faire (au sens chimique) qu’un corps nouveau, qui peut ne durer que quelques instants. » C’est, enfin, un sentiment de joie. Il n’est que de constater l’allégresse qui se peint sur le visage de Mme de Cambremer lorsqu’elle lance ses invitations et qu’elle prévoit de nouvelles associations inattendues de convives. « Mme de Cambremer en ressentit une vive satisfaction et le sourire du chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants erra sur son visage. » La chimie est une science formidable qui nous permet de créer, quasiment sans limites. Mme de Cambremer avait sûrement remarqué que certaines personnes peuvent être qualifiées d’inertes, car ne réagissant avec personne, tout comme ces dérivés de pétrole si précieux en cosmétologie du fait de leur absence d’affinités pour le reste de la formule.

Que pensez-vous des anti-transpirants ? Je suis absolument contre. Afin de me faire une idée sur la question, je me suis renseigné concernant le processus de transpiration. Les avis sont réellement contrastés. « [...] j’avais lu récemment dans un livre d’un grand savant que la transpiration était nuisible aux reins, en faisant passer par la peau ce dont l’issue est ailleurs. » Le Docteur E*** vient de s’opposer énergiquement à cette théorie.
« L’avantage de ces temps très chauds, où la transpiration est très abondante, c’est que le rein en est soulagé autant. » « La médecine n’est pas une science exacte. » Quant à moi, je ne suis certes pas médecin, mais je considère qu’il n’est pas normal de bloquer le fonctionnement de la glande sudoripare. Laissons-la faire son travail... que cela nous plaise ou non... un point c’est tout.

Cold creams et poudres de riz sont-ils des cosmétiques qui vous parlent ? Vous avez raison d’employer ce verbe « parler » car j’entretiens, avec les cosmétiques de véritables conversations, comme vous avez pu le constater. Le cold cream et la poudre de riz sont les cosmétiques de ma génération. Le cold cream est utilisé comme une crème « à tout faire », elle nettoie (si, si, vous avez bien entendu, elle est utilisée comme un produit nettoyant), elle protège, elle fixe le maquillage... Bref, c’est un peu la BB crème de ma jeunesse. La poudre de riz, quant à elle, permet d’obtenir le teint pâle de rigueur. M. de Charlus (encore lui), un grand adepte des cosmétiques, essayait de réparer l’injure du temps à grands renforts de cosmétiques.
« Maintenant, dans un complet de voyage clair qui le faisait paraître plus gros, en marche et en se dandinant, balançant un ventre qui bedonnait et un derrière presque symbolique, la cruauté du grand jour décomposait, sur les lèvres, en fard, en poudre de riz fixée par le cold cream sur le bout du nez, en noir sur les moustaches teintes dont la couleur d’ébène contrastait avec les cheveux grisonnants, tout ce qui aux lumières eût semblé l’animation du teint chez un être encore jeune. » Le pauvre M. de Charlus, malgré les artifices déployés, ne dupait personne, pas même lui ! Mme de Cambremer était, peut-être, la seule qui ne lui trouvait pas l’air âgé. Mais peut-on se fier au jugement de Mme de Cambremer ? « [...] le cheveu est resté jeune (car depuis 3 ou 4 ans le mot « cheveu » avait été employé au singulier par un de ces inconnus qui sont les lanceurs de mode littéraire, et toutes les personnes ayant la longueur de rayon de Mme de Cambremer disaient « le cheveu », non sans un sourire affecté. A l’heure actuelle, on dit encore « le cheveu » mais de l’excès du singulier renaîtra le pluriel. » Dans le même ordre d’idées, rien ne m’énerve autant que le changement de genre de certains mots : La cosmétique, nous dit-on sans arrêt pour désigner la science du cosmétique. Cela m’irrite passablement. Le cosmétique est un mot masculin, que diantre !

Le rasage, nous en avons déjà parlé, vous êtes plutôt pour, si je me souviens bien ? Personnellement, oui. Je préfère la peau glabre. Mais ça, c’est la théorie. En pratique, je me suis souvent laissé aller (au grand désespoir de M. de Charlus !!!), vis-à-vis de mes amis et, en particulier, d’Albertine, je me suis montré, plus d’une fois, « à elle, si mal rasé, avec une barbe de plusieurs jours [...] » que j’en ai honte rétrospectivement. Il faut dire que se raser n’est pas si simple et j’ai bien souvent manqué du courage nécessaire.

Si je vous dis crème nourrissante, vous me dites ? Un concept né dans les années 1900 ; les crèmes nourrissantes (ou skin food pour les américains) sont présentées par les sociétés cosmétiques comme des aliments merveilleux pour nos cellules. Personnellement, si j’avais à me lancer dans la formulation cosmétique, je mettrai l’orange à l’honneur. « Et l’orange pressée dans l’eau me semblait me livrer au fur et à mesure que je buvais, la vie secrète de son mûrissement, son action heureuse contre certains états de ce corps humain qui appartient à un règne si différent [...] »

Qu’évoque pour vous le mot savon ? Du bonheur, rien que du bonheur. Ne se frotte-t-on pas les mains « comme si on se savonnait » pour montrer sa satisfaction ? Il n’y a pas de hasard. Par ailleurs, et vous le savez bien, le monde des parfums m’est très cher. Le parfumage des savons est quelque chose de très compliqué car les parfums n’aiment pas la chaleur contrairement au savon qui a besoin de se sentir au chaud. Quelques savonniers ont réussi le défi. « J’avais ressenti du plaisir [...] rien qu’à sentir pour la première fois depuis si longtemps, en me lavant les mains, cette odeur spéciale des savons trop parfumés du Grand-Hôtel - laquelle - semblant appartenir à la fois au moment présent et au séjour passé, flottait entre eux comme le charme réel d’une vie particulière où l’on ne rentre que pour changer de cravate. » L’odeur de savon est une odeur rassurante qui ramène, bien souvent, aux souvenirs d’enfance. L’odeur de lavande, associée aux piles de linges propres, soigneusement repassés, fait toujours recette. Le parfum Eau de lavande de Diptyque a recours à cette sensation pour séduire le public. L’odeur de propre est le trait d’union entre Eau de gentiane blanche d’Hermès, Vohina de Huitième art, White linen d’Estée Lauder, Gin fizz de Lubin et bien d’autres parfums encore (http://www.auparfum.com/selection-du-printemps-10-parfums-linge-propre,2828).

Et le parfum dans tout cela ? Ah ! Le parfum, il nous accompagne tout au long de notre vie et nous rappelle les bons et les mauvais souvenirs. Ma dévouée Françoise vouait une haine farouche à Albertine. Je crois d’ailleurs qu’elle détestait toutes les femmes qui avaient le malheur de me plaire. Un soir que j’attendais, impatiemment, Albertine, Françoise laissa éclater sa colère : « Je suis été aussi vite que j’ai pu mais elle ne voulait pas venir à cause qu’elle ne se trouvait pas assez coiffée. Si elle est pas restée une heure d’horloge à se pommader, elle n’est pas restée cinq minutes. Ca va être une vraie parfumerie ici. » Sans connaître les « Hymnes Orphiques » - dont elle m’en laissait le soin - Françoise avait compris que le parfum d’Albertine jouait en sa faveur et qu’il faisait plus pour elle que n’importe quel attrait spécifique. « Or ces désirs pour une femme dont on a rêvé ne rendent absolument pas nécessaire la beauté de tel trait précis. Ces désirs sont seulement le désir de tel être ; vagues comme des parfums, comme le styrax était le désir de Prothyraïa, le safran le désir éthéré, les aromates le désir d’Héra, la myrrhe le parfum des nuages, la manne le désir de Niké, l’encens le parfum de la mer. Mais ces parfums que chantent les « Hymnes Orphiques » sont bien moins nombreux que les divinités qu’ils chérissent. La myrrhe est le parfum des nuages, mais aussi de Protogonos, de Neptune, de Nérée, de Léto ; l’encens est le parfum de la mer, mais aussi de la belle Diké, de Thémis, de Circé, des neuf Muses, d’Eos, de Mnémosyne, du Jour, de Dikaïosuné. Pour le styrax, la manne et les aromates, on n’en finirait pas de dire les divinités qui les inspirent, tant elles sont nombreuses. Amphiétès a tous les parfums excepté l’encens, et Gaïa rejette uniquement les fèves et les aromates. Ainsi en était-il de ces désirs de jeunes filles que j’avais. » Tout comme les fleurs - mais le parfum n’est-il pas issu primitivement des fleurs ? - les parfums ont leur langage qu’il faut apprendre à connaître.

Un conseil de professionnel pour les services marketing de l’industrie cosmétique ? J’aime le rythme ternaire. Je suis d’une époque où « les gens bien élevés observaient la règle d’être aimables et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d’un second, puis (après un deuxième tiret) d’un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c’est que, contrairement au but social et littéraire qu’elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les billets de
Mme de Cambremer l’aspect non d’une progression, mais d’un diminuendo. Mme de Cambremer me dit dans cette première lettre qu’elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques - rares - réelles », et qu’il devait revenir avec un de ses amis. [...] et que si je voulais venir avec eux dîner à Fréterne, elle en serait « ravie - heureuse - contente. » » Pour un argumentaire marketing qui porte, j’opterai donc pour la technique des 3 adjectifs (en crescendo si possible). Se limiter à 3 épithètes (bien choisis, cela va s’en dire) me semble suffisant. Des énumérations sans fin (peau lisse, ferme, dense, éclatante, jeune, radieuse, éblouissante...) lasse le consommateur. Mieux vaut un uppercut bien placé, que toute une série de coups de poing qui n’atteignent pas la cible.

Et, à nouveau, un immense merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour le collage si évocateur de l'auteur de La Recherche...

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