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Sénèque, l’ennemi des cosmétiques ?

> 03 septembre 2017

Sénèque, l’ennemi des cosmétiques ? « La vie heureuse est celle qui s’accorde avec sa nature ; on ne peut l’obtenir que si d’abord l’esprit est sain et en possession constante de sa santé […] ». Cette définition du bonheur par le philosophe Sénèque (4 av. J.C. – 65 apr. J.C.) (de la vie heureuse, Librio, 2005, 48 pages) laisse peu de place aux cosmétiques et pourtant… Sénèque poursuit… Il est bon d’être « soigneux du corps et de ce qui s’y rapporte, mais sans trop de préoccupations ». Prendre soin de soi, oui, devenir esclave de son corps et des soins qu’on lui prodigue, non !

L’homme sage cultive son esprit, l’homme insensé son corps. « Quel mortel, s’il lui reste encore quelque chose de l’homme, voudrait être chatouillé jour et nuit, et, sans souci de l’âme, ne s’occuper que du
corps. »

Pour Sénèque, vertu et plaisir s’opposent radicalement. D’un côté, activités viriles que l’on doit chercher à promouvoir, de l’autre, activités lénifiantes qui, loin de renforcer l’âme, la ramollissent à loisir. La vertu caressée en pleine lumière et les plaisirs pratiqués dans l’ombre sont facilement reconnaissables pour le lecteur du philosophe. Les cosmétiques se retrouvent, malheureusement, du mauvais côté ! « La vertu, vous la trouverez dans le temple, au forum, dans la curie, debout sur les remparts, couverte de poussière, le teint hâlé, les mains calleuses » (la vertu nécessite visiblement un bon bain, un produit de protection solaire pour se protéger des effets néfastes des UV et une crème pour les mains visant à créer une barrière entre l’épiderme et les différentes agressions auxquelles elles sont soumises). « Le plaisir se dérobe d’ordinaire aux regards, et recherche les ténèbres ; vous le rencontrerez dans le voisinage des bains, des étuves et des lieux qui redoutent la présence de l’édile ; il est mou, lâche, humecté de vins et de parfums, pâle ou fardé, et souillé des préparations de la toilette. » Les parfums tant appréciés à l’époque (sûrement trop pour certains), les cosmétiques visant à obtenir le teint le plus pâle possible (préparations le plus souvent à base de céruse, un sel de plomb toxique), les fards (cosmétiques comportant également des sels de plomb), les cosmétiques divers et variés utilisés pour la toilette sont ici fortement condamnés. Sénèque prône une beauté naturelle (« La nature, en effet, doit nous servir de guide »), au détriment d’une beauté artificielle, trompeuse, usant et abusant de cosmétiques plus néfastes les uns que les autres.

On l’aura compris, la philosophie de Sénèque est celle de la raison qui attribue à chaque acte de la vie courante une valeur particulière. Si les soins du corps sont nécessaires, ils ne doivent, toutefois, pas empiéter sur des actes de valeur plus élevée. « Il faut conserver avec soin et intrépidité les avantages du corps, comme des présents faits pour un jour et prêts à fuir ; il ne faut point subir leur esclavage, ni nous laisser posséder par des objets étrangers ; il faut reléguer tout ce qui plaît au corps et ce qui lui arrive accidentellement à la place où l’on met dans les camps les auxiliaires et les troupes légères. Que ces objets soient des esclaves et non des maîtres […] ». Le coffret dans lequel l’on range le nécessaire de toilette ne trône pas, chez Sénèque, au centre de la maison. Il est relégué à la périphérie…

Entre crème émolliente (crème visant à hydrater la peau et par là-même à la rendre douce) et crème abrasive (crème permettant d’éliminer par action mécanique les couches superficielles cornées et dures afin de ramollir la peau et de la rendre douce), Sénèque choisira la manière forte. Il préfère gratouiller que chatouiller ! Il optera donc pour l’exfoliation physique. Il se gausse, en effet, des épicuriens qui vivent dans la mollesse. « Des coussins doux et moelleux chatouillent tout leur corps ; et, pour que l’odorat ne reste pas oisif pendant ce temps, on embaume de parfums le lieu même où l’on sacrifie à la débauche. » Sont-ils pour autant heureux ? Non, car ils « ne jouissent pas du vrai bien ».

Enfin, c’est grâce à une image que ne désavoueraient pas les dermatologues que Sénèque nous met en garde contre l’esprit critique. « Vous remarquez des rougeurs chez les autres, tandis que vous-mêmes vous êtes couverts d’ulcères ; c’est comme si l’on se moquait des taches et des verrues du corps le plus beau, tandis qu’on serait soi-même dévoré par une lèpre hideuse ».

Tout cela est très clair et très raisonnable. Pourtant, Sénèque nous précise : « Les philosophes ne font pas ce qu’ils disent. » S’il condamne le luxe, Sénèque n’en vit pas moins dans un univers luxueux… ce qui ne manque pas de faire réagir un certain nombre de ses détracteurs qui trouvent que l’écart entre théorie et pratique est par trop abyssal. En réponse, Sénèque se définit comme un homme en quête de sagesse, un homme qui jouit de ses biens, sans en devenir esclave.

Ennemi des cosmétiques, Sénèque l’est d'évidence dans ses écrits. Qu’en était-il dans la réalité ? Nul ne le sait… Sa virulence vis-à-vis des cosmétiques en général et des parfums, en particulier, témoigne de la prudence qui est de mise dans le domaine. Peut-être se parfumait-il toutefois en cachette et ne boudait-il pas l’emploi de telle ou telle préparation cosmétique lorsque son teint laissait à désirer ?

Un grand merci à Jean-Claude Albert Coiffard, poète et plasticien, pour son interprétation du jour, autour de Sénèque et des cosmétiques !

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