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Salammbô, égérie de L’Oréal avant l’heure !

> 29 décembre 2018

Salammbô, égérie de L’Oréal avant l’heure !

Le roman Salammbô de Gustave Flaubert est une « archéo-fiction » selon Gisèle Séginger.1,2 Partant de faits réels décrits par l’historien grec Polybe, Flaubert laisse courir sa plume afin de plonger ses lecteurs dans un monde brutal et sanglant où le maître-mot est vengeance.3 Les lecteurs du Second-Empire raffolent de cette archéo-fiction, de la même manière que les spectateurs du XXIe siècle aiment à s’immerger dans les docufictions. Pour notre part, nous avons trouvé dans ce roman de nombreuses références aux cosmétiques. N’oublions pas qu’Hamilcar est un grossiste en matières premières cosmétiques un peu filou, que Salammbô est une jeune fille qui raffole des parfums en particulier et des cosmétiques en général et qu’Hannon est un malade qui raffole des bains.

Salammbô est une jeune Carthaginoise, fille d’Hamilcar, l’un des suffètes de Carthage ; celui-ci est l’un des chefs de la cité qui a promis monts et merveilles à une armée de mercenaires, afin de pouvoir étendre son empire. Pour les remercier, un banquet est organisé. Des mercenaires de toutes nations se sont réunis dans les jardins d’Hamilcar. « [...] des archers de Cappadoce s’étaient peints avec des jus d’herbes de larges fleurs sur le corps. » Des Lydiens qui « s’étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient à des statues de corail. » « Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête » se mêlent « aux Grecs rasés », « plus blancs que des marbres. Pris de vin, ils sacrifient les poissons de Salammbô ce qui ne constitue, évidemment, pas un bon présage. Ils ne seront jamais payés à la hauteur de leurs espérances ce qui va engendrer une série de conflits et de combats sanglants. L’air est saturé de parfums émanant des végétaux environnants et de la foule des hommes amassée autour de la demeure. » « [...] le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l’exhalaison de cette foule en sueur. ». Les déodorants et/ou anti-transpirants ne sont visiblement pas connus de cette troupe de mercenaires fatigués par les combats. Le peuple de Carthage considère ces mercenaires avec méfiance. Certes, ils ont été bien utiles, mais on aimerait s’en débarrasser au plus vite. « On leur jetait des parfums, des fleurs et des pièces d’argent. » On leur offre des amulettes, mais on a soin de cracher dessus afin de changer le cours du destin et d’attirer la mort sur ces derniers.

Dans cette histoire, on trouve une belle héroïne, qui porte le nom de Salammbô. Elle est, comme on va pouvoir le constater, à l’origine de certains concepts cosmétiques et esthétiques. Elle possède une « chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges Chananéennes [...] ». Lorsqu’elle ne les coiffe pas de cette façon, elle aime à crêper ses cheveux afin de les rendre mousseux et de « simuler un nuage. » Bien avant qu’Eugène Schueller ne construise son image sur la coiffure à l’auréole, la belle Carthaginoise a mis au point cette façon originale de placer ses cheveux.4 Ses lèvres sont de couleur « rose comme une grenade entrouverte ». Lorsqu’elle les maquille en vermillon, cela fait ressortir la blancheur de ses dents. Ce principe qui consiste à créer un contraste entre élément rouge et éléments blancs a été repris par la suite par certaines sociétés cosmétiques commercialisant des dentifrices-blancheur.5 Salammbô termine son maquillage d’un « goût barbare », « plein à la fois de recherche et d’ingénuité », par un trait d’antimoine appliqué sur les paupières.6 Elle aime les parfums car ceux-ci sont la demeure des dieux (« l’esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs »). Il en brûle en permanence dans sa demeure, dans des cassolettes. « Nard, encens, cinnamome et myrrhe » sont utilisés en parfum d’ambiance. Les petites colombes de la jeune fille sont frottées de musc. Salammbô se parfume jusqu’aux oreilles, puisqu’elle a recours à des perles creuses renfermant un parfum qui s’écoule lentement (A ses oreilles « deux petites balances de saphir supportant une perle creuse, pleine d’un parfum liquide. Par les trous de la perle, de moment en moment, une gouttelette qui tombait mouillait son épaule nue. »). Salammbô est très pieuse ; elle voudrait même se « dissoudre » dans la prière, « comme une fleur dans du vin ». Il faut dire qu’Hamilcar a tout mis en œuvre pour en faire une femme d’exception. Elle a, en effet, « grandi dans les abstinences, les jeûnes et les purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps saturé de parfums, l’âme pleine de prières. » Lorsque Salammbô décide de partir à la reconquête du voile sacré - le zaïmpf, elle se fait teindre les mains avec du henné (« Son esclave Taanach lui teignit de lawsonia l’intérieur de ses mains, passa du vermillon sur ses joues, de l’antimoine au bord de ses paupières, et allongea ses sourcils avec un mélange de gomme, de musc, d’ébène et de pattes de mouches écrasées. »). Salammbô est souvent prise de langueur, ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on sait que son appartement est arrosé régulièrement de lotions « de verveine et d’adiante ».

Son père Hamilcar est un homme peu sympathique qui lui préfère son fils Hannibal. Cet homme est près à tout pour sauver Hannibal lorsque celui-ci est désigné par le sort en sacrifice humain. Il substitue alors le fils d’un esclave à son propre enfant. Pour tromper son monde, il plonge l’enfant dans une cuve de porphyre. Le jeune esclave est très sale. Il faut donc le laver abondamment et réaliser un gommage mécanique pour amollir et adoucir sa peau. « [...] comme un marchand d’esclaves, il se mit à le laver et à le frotter avec les strigiles et la terre rouge. » « Il versa un parfum sur sa tête ». Il a amassé un trésor considérable qu’il fait garder à la mode romaine, par un « homme attaché par le ventre à une longue chaîne scellée contre le mur. » « Sa barbe et ses ongles avaient démesurément poussé [...] ». Afin d’ouvrir son coffre, Hamilcar doit consulter les tatouages qu’il a sur le bras ; il en déduit une combinaison qui engendre le pivotement de la muraille. Amis des « Aventuriers de l’arche perdue » bonjour ! (« Il examina parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires, ce qui exprimait en chiffres chananéens, le nombre 13. Alors il compta jusqu’à la treizième des plaques d’airain, releva encore une fois sa large manche ; et la main droite étendue, il laissait à une autre place de son bras d’autres lignes plus compliquées, tandis qu’il promenait ses doigts délicatement, à la façon d’un joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il frappa sept coups ; et d’un bloc toute une partie de la muraille tourna. ». Amis de l’émission Intervilles et des règles de jeu expliquées par Guy Lux, bonjour ! Hamilcar est un chef d’entreprise comblé. Il est à la tête de toute une armée d’esclaves qui préparent des cosmétiques et autres préparations. Lorsqu’il leur rend visite, il apprécie du regard les amoncellements de myrobolan, de bdellium, de safran, de violettes, de gommes, de poudres, de racines, de styrax... « Le Chef-des-odeurs-suaves » l’accueille traditionnellement en « écrasant dans ses mains un rouleau de métopion », alors que « deux esclaves lui frottent les talons avec les feuilles de l’accaris. » Hamilcar est un homme avisé qui sait reconnaître les matières premières de qualité de celles qui sont adultérées. Malheur au « Chef-des-odeurs-suaves » lorsqu’une fraude est détectée. « Le maître qui savait les artifices, prit une corne pleine de baume, et l’ayant approchée des chardons il la pencha sur sa robe ; une tache brune y parut ; c’était une fraude. » Si Hamilcar n’hésite pas à rouler ses clients - il alourdit par exemple le nard à l’aide d’antimoine - il n’aime pas du tout être roulé lui-même par ses employés ou ses fournisseurs. Outre une activité cosmétique, Hamilcar commande à une armé de tailleurs, peintres, chausseurs, tisserands...

Un traitre est évidemment nécessaire pour semer la pagaille. Spendius, ancien esclave d’Hamilcar, se fait l’esclave du mercenaire Mâtho. Spendius rêve d’une vie luxueuse. « On nous laverait dans les parfums ; j’aurais des esclaves à mon tour. »

Le premier magistrat de la ville, le suffète Hannon, est un homme abject qui porte bien son nom. Toute sa personne est une négation, négation de l’honnêteté, négation de la bonté, négation de la santé... Il s’agit d’un homme cupide qui déteste Hamilcar. Il est capable, par exemple, de vendre des captifs pour son propre compte, tout en les déclarant morts à la République de Carthage. Son corps est aussi laid que son âme. Il est recouvert d’« une lèpre pâle, étendue sur tout son corps ». Pour calmer son prurit, il se gratte avec « une spatule d’aloès ». Ce terme « spatule » correspond sans doute à la feuille de l’aloe vera, une feuille charnue qui n’a rien de bien tendre. Hannon a été bien mal conseillé. Plutôt que de se gratter avec cet ustensile d’origine naturelle il aurait mieux fait de faire extraire le suc de cette plante par Hamilcar pour s’en faire un pansement apaisant.7 Cet homme aime le luxe. Il ne voyage jamais sans son nécessaire de toilette : « des éponges, des grattoirs, des brosses, des parfums et des poinçons en antimoine, pour se peindre les yeux. » Il emmène également une « grande cuve de bronze » pour pouvoir se baigner. Si vous préparez ses bagages, vous n’oublierez pas de glisser dans ceux-ci quelques « belettes d’Hécatompyle » que l’on brûlera vivantes, au moment de l’emploi, afin de réaliser des tisanes curatives. Lors de la prise d’Utique, dès son entrée dans la ville, il se hâte de gagner les thermes. Il y prend de longs bains d’huile de cinnamome, tout en mangeant et en buvant un bouillon reconstituant à base de vipères. Deux jeunes garçons sont chargés de lui frotter les jambes. Tout en se baignant (son bain dure plus de trois heures !), il dicte ses courriers et s’agite en pensant aux châtiments qu’il va infliger aux vaincus. « L’huile parfumée débordait sous la masse de son corps [...] ». Lorsque le bain est enfin achevé, des « masseurs tout nus, qui suaient comme des éponges » lui écrasent « sur les articulations une pâte composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. » Malgré tous les traitements subis, la maladie de Hannon ne fait qu’empirer. Aucun médicament ne vient à bout de sa dermatose. Aucun cosmétique n’est assez efficace pour masquer les signes de celle-ci. « Il avait peint avec du fard les ulcères de sa figure. Mais la poudre d’or de ses cheveux lui était tombée sur les épaules, où elle faisait deux plaques brillantes, et ils paraissaient blanchâtres, fins et crépus comme de la laine. Des linges imbibés d’un parfum gras qui dégouttelait sur les dalles enveloppaient ses mains, et sa maladie sans doute avait considérablement augmenté, car ses yeux disparaissaient sous les plis de ses paupières. »

Le général carthaginois Giscon est l’homme sacrifié qui fait le sale boulot. Il est envoyé avec quatre francs et six sous pour payer les mercenaires. Il doit se méfier des resquilleurs qui prétendent avoir servi douze ans dans l’armée, mais ne présentent pas au niveau du menton les marques laissées dans la chair - les carroubes - par la mentonnière du casque. Giscon doit donc jouer à la barbichette avec chaque soldat pour pouvoir évaluer, selon la profondeur des marques, le nombre d’années de service.

Les Anciens qui président à la destinée de la ville ressemblent à une armée de carton-pâte. Ils sont bien beaux ces soldats d’apparat à la parade, mais qu’en sera-t-il au jour de la bataille ? « Leurs visages, tout barbouillés de vermillon, reluisaient sous des casques énormes surmontés de dieux et, comme ils avaient des boucliers à bordure d’ivoire couverte de pierreries, on aurait dit des soleils qui passaient sur des murs d’airain. »

N’oublions pas un beau mercenaire, Mâtho, véritablement subjugué par celle qui sent « le miel, le poivre, l’encens, les roses et une autre odeur encore. ».

Ajoutons à cela, un cadre magnifique, celui de la ville de Carthage, une cité prospère, riche en temples, thermes, commerces et belles villas. A proximité des temples, on trouve tout ce qu’il faut pour se faire beau, « des pâtes épilatoires, des parfums, des vêtements... ». Les gardiennes du temple sont des femmes parées comme des statues. « Leurs corps, tout gras d’onguents, exhalaient une odeur d’épices et de cassolettes éteintes ; elles étaient si couvertes de tatouages, de colliers, d’anneaux, de vermillon et d’antimoine, qu’on les eût prises, sans le mouvement de leur poitrine, pour des idoles ainsi couchées par terre. »

N’ouvrons pas cet ouvrage si nous rechignons aux scènes de guerre. On assiste, en effet, au fil des pages, à de nombreux combats où, tour à tour, Carthaginois et mercenaires sont vaincus ou vainqueurs. Des sacrifices sont effectués ; les femmes des épouses des plébéiens et des Anciens coupent leur chevelure en offrandes. Ces cheveux sont utilisés pour réaliser les catapultes. Les cheveux des esclaves nubiles, « des cheveux rendus élastiques par l’usage des onguents », conviendraient tout à fait pour la fabrication de machines de guerre ! Comme elles sont destinées à la vente et qu’une prostituée sans cheveux n’a plus guère de valeur, on renoncera finalement à cette pratique.

Inutile de vouloir démêler le vrai du faux ou le faux du vrai dans l’écheveau de cet ouvrage plein de lyrisme, laissons-nous guider comme des enfants dans le dédale des rues carthaginoises, remplissons nos narines des parfums enivrants inventés par un Flaubert parfumeur à ses heures et laissons agir la poésie de ces quelques mots qui nous font pénétrer de plain-pied dans l’univers de Salammbô : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar... ».

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui atteste bien que Salammbô est une véritable icône l'Oréalienne !

Bibliographie

1 Flaubert G. Salammbô, Ed. Grands textes classiques, 1993, 348 pages

2 https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2003_num_33_121_1214

3 https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-1995-6-p-974.htm

4 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/des-odeurs-et-des-parfums-autour-d-une-prisonniere-196

5 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/stage-de-relooking-avec-colette-412

6 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/ou-comment-colette-est-tombee-dans-le-pot-de-khol-592

7 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/aloe-vera-c-est-trop-beau-pour-etre-vrai-422/

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