> 03 avril 2022
En Cornouailles, dans un vieux château, une intrigante, une certaine comtesse Sangalletti, une veuve couverte de dettes,1 semble bien vouloir empoisonner l’héritier de son défunt mari, afin de s’approprier un domaine qui lui est - du moins, le croit-elle - dû ! Une femme au parfum obsédant (« non pas un parfum, mais l’essence même de son être, l’émanation de sa peau »), qui donne des migraines et en arriverait presque à faire perdre la raison. Une femme qui, sous des dehors quelconques, séduit toute une contrée… du pasteur au châtelain, en passant par le métayer...
Beau et bon ; Ambroise a recueilli Philip, un petit cousin devenu orphelin tout bambin. Soucieux du bien-être de celui qu’il considère comme son fils, Ambroise exclut toute femme de l’entourage de l’enfant. La nourrice chargée de l’enfant a, en effet, eu une attitude révoltante : « Il congédia ma nourrice alors que j’avais 3 ans parce qu’elle me donnait la fessée avec une brosse à cheveux ». La vie s’écoule, par la suite, en douceur dans un château qui sent un tantinet le moisi ; un bel espace de jeu pour un enfant ! Et puis... lorsque Philip a 23 ans, voilà Ambroise (qui en a 43) parti en Italie, laissant seul son protégé. Et le voilà qui tombe sous le charme de la comtesse Sangalletti, une veuve vénéneuse ? - ayant un lointain rapport de cousinage avec lui. A peine rencontrée, déjà mariés... Et la belle santé d’Ambroise se met à décliner. Des migraines atroces, le sentiment d’être empoisonnée par une blanche main (« Elle me surveille tout le temps »). Tumeur au cerveau virant à la paranoïa, empoisonnement ? Qui sait ? Les lettres reçues par Philip se font de plus en plus inquiétantes, au point de tirer le jeune homme casanier hors de ses retranchements.
Beau et bon, Philip ressemble comme deux gouttes d’eau à son vieux parent. Ambroise est visiblement en danger. Et Philip de sauter sur son fier destrier et de galoper jusqu’en Italie ! Là tout n’est que « saleté et vermine » ! Et la villa Sangalletti vide, complètement vide, désespéramment vide ! Plus personne. Ambroise décédé et la comtesse envolée. A la villa, l’air est « lourd » et corrompu par une odeur de « moisissures », qui semble véhiculer des siècles de miasmes. Le jardin, heureusement, envoie au visiteur des bouffées parfumées à la « rose » ! Et le chapeau d’Ambroise, « un chapeau déformé à larges bords, celui qu’il portait les jours de soleil », tendu par un serviteur compatissant, semble bien être le seul objet-souvenir laissé par le défunt. Envoyé chez Rainaldi, l’homme de confiance de la comtesse, Philip se cabre... Cet homme antipathique à souhait est maigre et d’une pâleur qui le rend « presque incolore ».
Il ne reste plus, pour Philip, qu’à revenir en hâte au domaine. Là, une surprise l’attend bientôt, puisque la comtesse, celle qu’il imagine comme une vile empoisonneuse, se fait annoncer. Si elle veut rester au château, elle ne devra pas être difficile... pas de femme de chambre, mais deux jeunes garçons, John et Arthur, pas trop dégrossis.
La vile empoisonneuse se révèle être, en réalité, une charmante jeune femme, jugée tout d’abord « insignifiante », « quelconque », puis, assez rapidement, fort séduisante, voire complètement magnétique. Des yeux splendides, des mains superbes, des cheveux de rêve... une trilogie d’atouts pour marquer Philip au fer rouge.
Notre pauvre Philip a l’air d’un benêt, en face de cette femme qui le manipule en beauté !
Nicholas Kendall, le tuteur de Philip, est un homme raisonnable qui vit, près de Lostwithiel, avec sa fille, Louise. Plein de bon sens, Nicholas souhaite mettre la veuve d’Ambroise à l’abri des soucis d’argent, sans pour autant la rendre maîtresse du domaine. Nicholas aura beau faire, Philip n’en fera qu’à sa tête...
Louise est amoureuse de Philip, depuis bien longtemps. Pleine de gentillesse, elle apprête le château, afin de recevoir dignement la comtesse. Soucieuse du bien-être de Rachel, Louise agrémente chaque pièce de bouquets de fleurs, afin de masquer « l’odeur de chenil » qui règne en maître dans l’austère bâtisse. Rapidement, Louise va déchanter. Rachel n’est pas venue pour plaisanter, mais bien plutôt pour conquérir Philip. Et tant pis s’il y a de la casse !
Rachel est une femme de toute beauté. « Ses cheveux bruns, partagés par une raie au milieu et noués en chignon sur la nuque », « ses traits nets et réguliers » ne déplaisent pas à Philip, qui s’était imaginé une gorgone affreuse. En lieu et place une femme disons... « quelconque », mais pourtant diablement séduisante. Un « très beau teint », sans le moindre défaut.
Rachel est la reine du DIY (Do it Yourself), du cosmétique, du remède. Sa connaissance des plantes, des herbes lui permet de concocter aussi bien une préparation contre les maux de gorge (penser à utiliser dans ce cas de « l’huile d’eucalyptus »), qu’un baume « tiré des plantes pour frictionner les poitrines oppressées ou une huile pour les brûlures » ; sa « science des herbes » lui permet de fabriquer des tisanes pour la digestion ou contre l’insomnie (sa recette sédative est à base d’herbes séchées provenant de Florence et non « d’orge épluchée », comme dans la recette anglaise). Véritable apothicaire, Rachel connaît une tisane qui permet d’accoucher sans douleur, dès lors qu’elle est prise 6 mois avant les couches. Cette préparation à base de « feuilles de framboisiers et d’orties » est, semble-t-il, souveraine aux dires des sages-femmes qui en font provision. Dans le livre de recettes de Rachel, un cordial également, et puis plein de « décoctions d’herbes » (des centaines), au caractère plus ou moins inquiétant. Et puis aussi, des recettes cosmétiques, et en particulier, l’une d’elle « salutaire pour les yeux et la peau ».
La femme du pasteur n’a rien de commun avec Rachel. C’est une femme assommante, dont les mains ressemblent à du « jambon cuit » !
Le fermier Bobby Rowe, celui qui porte un toast au beau couple formé par Philip et Rachel s’est fait beau pour l’occasion, un soir de Noël. Sa mèche rebelle a même été artistiquement « pommadée » !
Daphné du Maurier nous parle des bains de Philip avec insistance. Le premier à nous être signalé date du jour de l’arrivée de Rachel au domaine. « Je vais prendre un bain et me changer » déclare Philip à ses domestiques, qui s’empressent de lui monter un baquet d’eau bien chaude.
Le second fait écho au premier bain de Rachel pris au domaine. Alors que Rachel réclame de l’eau chaude, Philip fait de même et en profite pour méditer dans « la baignoire fumante », adossée au feu de cheminée. Le « bain très agréable » permet à Philip de se faire beau en l’honneur d’une invitée qui ne lui est pas indifférente. « Assis dans l’eau chaude, les jambes croisées, je m’étrillai en sifflant une chanson sans parole dans la vapeur. » La coupe de fleurs placée au chevet du lit de Philip exhale des fragrances subtiles, gentiment lénifiantes. L’esprit de Philip s’amollit dans l’eau tiède... Les souvenirs remontent à la surface dans l’eau savonneuse. Et le « visage blanc de savon » à barbe, celui de Philip recevant la visite d’Ambroise au petit matin pour discuter de choses et d’autres, s’impose à sa mémoire et le ramène au temps où tout était simple et sain.
Il y aura, encore, par la suite 5 bains d’évoqués. « Je pris mon bain lentement », nous dit Philip, en passant.
Et puis, un bain de minuit, un premier avril (jour de l’anniversaire de Philip, ses 25 ans), le jour de son émancipation. Un bain dans de l’eau glaciale et une promenade nocturne dans des bois où « l’odeur musquée de la renarde » s’accroche à chaque herbe.
Un bain de minuit, qui donne lieu à une méningite et à un « bain de moutarde et à un grog » préparés par le brave et fidèle Seecombe.
Une maladie terrible, qui laisse Philip sans force, aux mains de Rachel et de ses potions amères. A la fois apothicaire, médecin, dame de compagnie, Rachel semble, tour à tour, dévouée ou parfaitement démoniaque. Les sucs d’herbes préparés sont-ils parfaitement sûrs d’emploi ? Au bout de longues semaines de maladie, Philip revient à la vie, une barbe épaisse au visage (celle-ci le comble de joie avec son « toucher agréable »), des ongles « d’une belle longueur » au bout des doigts. Mais très vite, des migraines viennent le tourmenter... les mêmes que celles dont souffrait Ambroise ?
Le serviteur Seecombe, tombé sous le charme de Rachel, est aux petits soins pour celle qu’il considère comme la maîtresse des lieux. Lorsque celle-ci souhaite prendre un bain, le vieux domestique aimerait appeler sa nièce à la rescousse. Pas question, Rachel est habituée à faire sa toilette seule. « Dites aux garçons de me monter l’eau chaude, je vais prendre un bain, Seecombe, m’a-t-elle dit, et je vais aussi me laver les cheveux. » Et puis, après le bain, le shampooing, occasion de changer de coiffure et d’accueillir Philip en déshabillé, dans le boudoir de Tante Phoebé. Les cheveux, propres et secs, sont désormais dressés sur le sommet de la tête et tenues par une armée d’épingles. Le chignon réalisé est époustouflant ! Opération séduction réussie !
Avec Rachel, on ne sait jamais à quoi s’attendre. Mante religieuse prête à dévorer Philip, femme cupide prête à aspirer tout l’argent des Ashley, jeune femme séduisante, pleine de douceur et de malice... Philip hésite, tombe sous le charme, se fait rouler dans la farine, puis retombe amoureux, avant d’être déshérité. Son opinion changeante ressemble à ces bulles de savon qui éclatent au moindre souffle. « Il me semblait que j’avais soufflé une bulle de savon dans l’air, l’avais regardé danser et que la bulle avait à présent éclaté ».
L’eau coule à profusion dans ce roman haletant. Les bains, pleins de vapeur, succèdent aux douches froides, voire glacées (on pense, en particulier, à la « douche glacée », reçue par Philip, lorsqu’il trouve Rainaldi installé comme chez lui au château). Les odeurs de moisissures, dans la villa Sangalletti, dans le grenier du château, mêlées à une odeur de poussière et de camphre, dans la vielle église à « odeur de moisissure ecclésiastique », surabondent !
Et puis, il y a cette enveloppe venue d’Italie pour Rachel, une enveloppe renfermant des « graines de cytise, poison pour le bétail et pour l’homme ».
Dans ce roman odoriférant, Daphné du Maurier mène son lecteur par le bout du nez. Chaque tableau proposé distille sa propre senteur... et Daphné semble nous dire : maintenant que tu as les ingrédients, vas-y, fais ton mélange, fais ta recette, fais ton histoire DIY, fais-toi plaisir ! Et bien, franchement, oui, dans ces conditions, le DIY, ça fonctionne et ça fonctionne même très bien.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration du jour.
1 du Maurier D., Ma cousine Rachel, Le livre de Poche, Albin Michel, 2021, 382 pages
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