Quand Simenon jette la femme du magicien avec l’eau du bain !
C’est l’alcool qui est le compagnon de ce couple formé par Antoine et Julie.1 De l’alcool bu fraternellement avec d’autres buveurs invétérés dans des bars de quartier. De l’alcool bu avant chaque séance de magie (Antoine est prestidigitateur) pour mater le trac ! De l’alcool bu en compagnie pour créer un « contact » !
Dans ce roman, Georges Simenon nous invite à découvrir les ravages de l’alcool dans un couple apparemment paisible.
Il en profite pour décrire scrupuleusement les habitudes d’hygiène des protagonistes. Pas moyen de se cacher dans sa salle de bain chez cet écrivain !
Antoine Morin, l’hyperosmique
Antoine a 55 ans. D’origine modeste, il est prestidigitateur et connaît tous ses tours sur le bout des doigts. Avant d’entrer en scène, il « se passe un maquillage léger » sur le visage, puis enfile un loup noir. Très sensible aux odeurs, Antoine possède une mémoire olfactive considérable qui le fait se souvenir de « l’odeur des chambres » d’un petit hôtel douteux, encore 25 ans après y avoir couché.
Julie Travot, l’hyper-catholique
Julie est une femme blonde, aux cheveux très pâles, âgée de 48 ans, qui souffre d’angor. Cette fille de pharmacien (la pharmacie paternelle est celle située au coin du boulevard de Courcelles et de la rue des Batignolles) est une petite bourgeoise paisible, qui se rend, le dimanche, à la messe dans sa paroisse de St-Philippe-du-Roule. Entourant Antoine d’une douce tendresse, Julie ne se rend pas compte à quel point sa sollicitude pèse à son époux.
Alice, l’hyper-transparente
Antoine a vécu un temps avec Alice, une acrobate du cirque Médrano, qui a couché une nuit avec lui, puis est restée, fidèlement, à ses côtés, les nuits suivantes, comme un bon toutou. Une fille « incolore » qui est devenue sa partenaire, à la scène comme dans la ville. Morte écrasée dans le bas de son immeuble (un tout bête accident de la circulation), Alice sort de la vie d’Antoine sans faire de bruits. Antoine ne se souciera même pas de souscrire pour elle une tombe à perpétuité.
Et une haleine chargée
Lorsqu’Antoine revient de sa tournée des bars après sa séance de magie, il tente de ne pas éveiller Julie et se glisse dans le lit, sans se laver les dents, ce qui n’est sûrement pas une bonne idée, vue son haleine chargée. « Par crainte de la réveiller, il a gardé sa chemise de jour et il ne s’est pas lavé les dents. »
Lorsque Julie tombe malade et nécessite d’être veillée par une garde-malade, Antoine se fait traiter comme un enfant. Son haleine alcoolisée renseigne tout de suite Mme Arnaud sur le programme de la soirée. « Vous n’avez qu’à vous laver dans la cuisine. » « Lavez-vous les dents et rincez-vous la bouche. Vous puez l’alcool à plein nez. » Antoine pleurniche comme un enfant : « Je n’ai pas ma brosse à dents. » Mme Arnaud a tout prévu et a placé toutes les affaires de toilette dans la cuisine. Brosse à dents, rasoir, blaireau, peigne, savon, serviette sont à sa disposition. En attendant, Mme Arnaud prend soin de Julie la coiffant et lui passant « le visage à l’eau de Cologne ».
Et un paternel éthéré
On dirait que Julie les attire… Après un père éthéromane, la voilà avec un mari alcoolique. Concernant le vice de son père, il est bon de rappeler que son métier de pharmacien lui a permis d’avoir toujours à portée de main l’objet de sa convoitise, le précieux éther. Surveillé par sa femme et son commis, le pharmacien avait développé toute une stratégie pour cacher l’éther. En plaçant « l’éther dans des flacons portant des étiquettes les plus diverses », bafouant les bonnes pratiques de laboratoire, il pouvait se droguer en toute discrétion, mais risquait de mettre en danger la vie de ses patients.
Et des propos chargés
Lorsqu’il a bu… c’est la fête à Julie, qui est traitée de tous les noms et accusée de tous les torts.
Et une bonne odeur de café
Le lendemain d’une gueule de bois carabinée dont il a le secret, Antoine est réveillé par une bonne odeur de café, signe de « bien-être », de « paix » !
Et des odeurs de gare
Dans la salle d’attente de la gare, règne une odeur peu agréable de « tabac », mêlée à la « fumée de train » et à « l’urine ».
Et des odeurs de parfums bon marché
Lors de ses séances de magie, il n’est pas rare pour Antoine de sentir des odeurs « d’eau de Cologne » ou de parfums divers, des dames s’étant « parfumées pour l’occasion ».
Et des odeurs parfois incommodantes
A la messe de Noël, Antoine accompagne Julie. L’église est bondée. Antoine suffoque sous l’effet conjugué des parfums qu’exhalent sa voisine et de l’encens (« une odeur d’encens lui parvint et l’écœura »). « Sa voisine de droite se mouchait, et le mouchoir qu’elle avait tiré de son sac à main était si parfumé qu’il en fut incommodé. ». Après la messe, Antoine emmènera Julie au restaurant… il la plantera, au milieu du repas, en allant chercher son cadeau de Noël resté dans la poche de son pardessus (une bonbonnière à médicaments), pour courir les bars, en quête de réconfort. Il terminera la nuit dans un hôtel borgne !
Et des odeurs médicamenteuses
Julie est malade du cœur. Elle fait des crises d’angine de poitrine, de plus en plus fréquentes, ce qui l’oblige à vivre au milieu des médicaments. Dans sa chambre, règne « une drôle d’odeur », une « odeur écœurante », celle des médicaments prescrits par le Dr Bourgeois.
Et un bon bain
Le lendemain d’une gueule de bois, Antoine prend un bain, pour se purifier des miasmes de la nuit. Une opération difficile, tant le cœur d’Antoine est encore nauséeux. « Dans son bain, les spasmes qui lui seraient le cœur devinrent si angoissants qu’il faillit appeler. »
Petit à petit, Antoine arrivera à mieux doser sa consommation d’alcool, ce qui lui permet d’atteindre l’ivresse tout en en minimisant les effets indésirables.
Et encore un bon bain
Le dimanche, Julie présente un visage différent de celui de tous les jours. Elle semble plus « rose », « le sang aux joues ». On pourra en déduire qu’elle fait usage d’un peu de blush, pour farder son visage. Ce n’est pas ce à quoi pense Antoine, qui s’interroge sur l’origine de cette teinte inhabituelle. « Prenait-elle un bain plus chaud ou plus prolongé ? ». Par association d’idées, Antoine se met à penser à son enfance, au jour où sa mère « le lavait dans la bassine à lessive installée dans la cuisine ». Puis, il va prendre son bain !
Et un bon bain pris trop tard
Le soir de Noël, Antoine découche et passe la nuit avec une prostituée. Lorsqu’il revient chez lui, tout penaud, il n’a pas le courage de prendre aussitôt un bain. Il rapporte donc des puces à Julie. Joli cadeau ! Puis se glisse dans l’eau du bain… et se lave avec application. « […] avec plus de soin que d’habitude. Il se sentait sale d’une saleté honteuse, regrettait de n’avoir pas pris un bain en arrivant […] ».
Et une grosse blonde
Elle est « mal maquillée » et elle n’est plus au comptoir du bar fréquenté par Antoine il y a 25 ans de cela. A sa place, on trouve désormais une femme maigre et brune. Une femme qui scrute Antoine et devine rapidement son métier en remarquant « des traces de maquillage sur son visage ».
Et une vendeuse cosmétiquée
Chez M. Sugond, le vendeur de trucs pour magiciens, Antoine regrette le bon vieux temps où le patron en blouse grise venait s’occuper des clients. C’est désormais une jeune femme peinturlurée qui est au comptoir. La magie n’opère plus ! « Celle-ci avait du rouge à lèvres, comme dans n’importe quel magasin, un corsage qui moulait ses formes. »
Et une histoire de préparation magistrale et de crime magistral
Julie n’a plus de trinitrine. Elle demande donc à Antoine de passer à la pharmacie après sa séance de magie, pour s’en procurer. Sauf qu’Antoine traîne dans les bars et arrive après la fermeture de l’officine. Il passe tout de même dans une pharmacie de garde, mais le pharmacien ne peut lui donner satisfaction, car il ne connaît pas la composition des pilules demandées, leur formule figurant sur l’ordonnancier de la pharmacie où Julie s’approvisionne habituellement.
Antoine est de « sang-froid », lorsqu’il traîne dans les bars alors que Julie n’a plus de trinitrine. « Il ne cherchait aucune excuse, n’en acceptait pas. »
Antoine pense à tout et se crée un alibi en béton, en discutant avec le pharmacien de garde et en faisant tout un foin pour tenter d’obtenir la préparation magistrale demandée. » « Il tenait simplement à ce que cette conversation-là eût lieu ».
Boire pour comprendre, pour ne plus sentir…
Georges Simenon justifie l’alcoolisme de son personnage, en indiquant que celui-ci a besoin de boire pour y voir plus clair, pour comprendre les choses de la vie, pour entrer en contact avec les autres. Ses souvenirs sont modifiés (« ils sont sans matière, sans odeur ») et plus plaisants à contempler qu’à jeun. Et si parfois il a tendance à dire que « tous ses souvenirs d’avant Julie n’avaient pas d’odeur », il se reprend en humant l’air qui lui rappelle celui des cafés de province (« il respira comme une bouffée des cafés de province, qui n’ont pas la même odeur que ceux de Paris »), celui de son enfance. Même chose, lorsqu’il est amené à faire une séance dans un pensionnat. « L’odeur d’école lui rappelait de vieux souvenirs ».
Boire pour ressembler à un autre
Il existe une sorte de fraternité entre buveurs. Ceux-ci se ressemblent. Ainsi un bourgeois chic rencontré dans un petit bar louche se met-il à ressembler à un « Antoine en habit, légèrement maquillé ».
Cesser de boire et ressembler à un autre
Après la mort de Julie (les querelles incessantes, la suspicion de l’épouse… ayant brisé son couple), Antoine se paye une conduite. « L’homme qu’il vit dans le miroir était un homme calme et froid, au teint pâle, aux yeux luisants d’un feu intérieur, qui ne boirait jamais plus et qui ne se poserait plus de questions. »
Antoine et Julie, en bref
Julie a trouvé, dans la religion, un sens à sa vie. Pour elle, tout est simple. Antoine, quant à lui, est sur un chemin beaucoup plus ardu. De manière magistrale, Georges Simenon nous plonge dans une ambiance alcoolisée, un monde où sensations et odeurs semblent exacerbées. Et les cosmétiques sont bien présents pour récurer les corps, pour assainir la peau et l’haleine, pour donner des couleurs aux joues…
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l’illustration du jour.
Bibliographie
1 Simenon G., Antoine et Julie, Le Monde, 2025, 205 pages

