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Quand Raymond Pasquier s’adonne au DIY dans son laboratoire privé !

> 02 octobre 2022

Quand Raymond Pasquier s’adonne au DIY dans son laboratoire privé !

Les enfants de la famille Pasquier ont grandi ;1 ce sont maintenant des adultes qui gagnent leur vie. Ferdinand (23 ans) est fonctionnaire ; Joseph (26 ans) est dans les affaires ; Laurent (20 ans) débute des études de médecine. Les enfants travaillent à Paris, le clan Pasquier se réunit à Créteil, la maison familiale tant attendue. Tous les éléments sont réunis pour une vie familiale paisible et enjouée. Oui, ce serait cela, si le père de famille (Ram pour les intimes), n’était pas un coureur invétéré. Une fois de plus, Laurent s’installe à son bureau et nous livre, par petits morceaux, tous les ingrédients qui permettent de reconnaître un Pasquier d’un anonyme pris au hasard dans la rue.

L’odeur de l’année 1900, comme une odeur de poireau, d’océan, de produits chimiques

Pour Laurent, l’odeur de l’année 1900 est celle du poireau, qui règne dans la maison de Créteil. A l’intérieur, les odeurs de cuisine et d’expériences de chimie se mêlent entre elles, produisant un curieux résultat… « l’alchimie » Pasquier. Dans le jardin, autre curiosité, « l’odeur ineffable », « la poignante odeur de l’eau, de l’océan » donne des envies de voyage aux plus téméraires de la fratrie. Laurent rêve au milieu des parterres de fleurs. Il rêve d’une vie bien différente de celle de ses parents, d’une vie où l’argent ne viendrait pas gâcher les moments de bonheur, d’une vie où le « triomphe de l’esprit sur la matière » serait complet et total. Et en parlant d’argent, il est bon de signaler l’attitude de Laurent à l’égard de son premier billet de 1000 francs. Devant un Joseph sidéré, il déchire le billet en 8 morceaux, qu’il jette ensuite dans la rivière. Par parenthèse, on apprendra plus tard, que le fameux billet de 1000 n’était en réalité qu’un billet de 500 !

La maison de Créteil, comme une odeur de médicaments mêlée de parfum

Si les enfants travaillent à La Bastille ou en plein centre de Paris, c’est à Créteil que tous reviennent le soir partager l’intimité familiale. La maison louée à Créteil dès 1899 est une sorte de havre de paix, après des années de tourment ponctuées par des visites d’huissiers. Pour trouver cette perle rare, il a fallu se donner de la peine et aller contre les idées de Lucie (rappelons que Lucie est la mère de famille). La première maison visitée – elle plaisait beaucoup à Lucie – fut jugée par Ram avec sévérité. Le reproche qui lui est fait : cette maison serre les fesses et a l’air terriblement « constipée » !

La demeure enfin trouvée (celle-là est au goût de Ram !), un « réduit », baptisé « laboratoire », est réservé à Ram, qui y pratique toutes sortes d’expériences chimiques (« toute cette petite cuisine »). Au milieu de ses « éprouvettes, flacons, tubes de verre », le docteur Raymond Pasquier (ça y est, Ram a décroché le diplôme tant convoité en 1898) met au point toutes sortes de médicaments et de cosmétiques, aux formes galéniques variées : des « élixirs, baumes, embrocations »… une odeur de chimie se mélange au parfum du père de famille, à la moustache aguichante. Tout le monde connaît désormais le goût de Ram pour les femmes. Un goût toujours aussi puissant, la cinquantaine bien sonnée. Pour Joseph, le fait que Ram soit un séducteur impénitent relève de sa nature-même. « C’est du papa extra-pur, de l’essence de papa. » Ce père de famille distille donc, à double titre, un parfum qui ne laisse aucun des siens indifférents. Chassant sur les terres de ses fils, Ram n’hésite d’ailleurs pas à flirter ouvertement avec la fiancée de Ferdinand, Claire, une jeune fille toute menue, aux « beaux cheveux, aux dents saines » et aux « yeux de chien » !

Ram, comme une odeur de cosmétiques faits-maison

A 53 ans, Ram est le même qu’à 20 ans. Très bien habillé, Ram se sangle dans une redingote ajustée qui fait ressortir sa ligne impeccable. « Inspirer confiance » : tel est son maître-mot ! Des gants de couleur « citron » qui dégagent une odeur de « benzine » et des « bottines jaunes », d’un « jaune étonnant, nutritif », apportent à sa tenue la petite note acidulée qui le distingue du commun des mortels. Ram n’arrive pas à vieillir. Ses cheveux, ses « moustaches félines », ne se résignent pas à blanchir. « Ses cheveux, d’un blond chaleureux, divisés par une raie latérale, ne se décidaient aucunement à blanchir et semblaient au contraire parcourus par des vagues de patine bronzée »… Peut-être pas très naturelle tout de même cette « patine bronzée » ! N’y aurait-il pas un peu de chimie derrière ses reflets mordorés ?

En matière de routine-cosmétiques, Ram pourrait en apprendre aux blogeurs/blogueuses beauté à la mode (à la mode de 2022 !). Sa foi dans les cosmétiques est totale, ce qui le différencie des acteurs actuels de la beauté. « Dès 7 heures, mon père était à sa toilette ». Laurent observe la chose d’un œil critique, jugeant tout cela fort ridicule. « La doctrine de l’éternelle jeunesse », destinée à lutter contre « l’irréparable outrage » des ans, développée par Ram passe immanquablement par la table de toilette, où sont posés toutes sortes « de pots de crème, de flacons de vinaigre, d’alcoolats, d’onguents » qui ne manquent pas d’étonner Laurent, beaucoup plus expéditif en matière de soins corporels. La voie topique constitue pour Ram un bon moyen de garder un épiderme plein de vitalité. La voie systémique avec « des pilules, des gouttes, des élixirs » (c’est Ram le génial inventeur de toute cette pharmacopée !) est également sollicitée, afin de compléter l’ouvrage des cosmétiques. Ram se plaît dans son laboratoire à marier les ingrédients entre eux, afin de mettre au point des recettes nouvelles, inédites. C’est sur lui-même que Ram teste ses inventions, afin de constituer un « exemple démonstratif ». Après les soins de l’épiderme, il est temps de s’attaquer aux annexes cutanées. Ram se fait « la barbe à l’ancienne mode », ce qui constitue une opération des plus délicates. « Le rasoir au fourreau, mon père s’aspergeait d’eau froide, pour « tonifier l’épiderme », puis il passait des crayons, des cristaux d’alun, des pâtes adoucissantes […] ». Avec une pince à épiler, il ne reste plus alors qu’à éliminer les « poils follets », à traquer les « points noirs », les « boutons », les « dartres »… Sur la chevelure et les moustaches (« ses belles moustaches de soie »), Ram se déchaîne ensuite, avec une multitude de « petites brosses et de pinceaux », qui permettent de déposer sur les poils « des huiles, des eaux, des essences », faites-maison, bien sûr. Préparés dans le plus grand secret dans le laboratoire de la maison, ces produits aux allures variées dégagent des odeurs spéciales, des « odeurs d’officine », qui n’ont rien de très engageant. Heureusement pour lui et malheureusement pour les autres, Ram ne souffre pas de ces odeurs délétères, car il ne dispose que d’un piètre système olfactif. Lucie et Laurent, en revanche, les deux « nez » de la famille, souffrent de concert, en silence. Dernière étape de cette routine hygiène-beauté, un « gargarisme », pour la santé bucco-dentaire et l’haleine infaillible.

Tout cela est bien beau et relève un peu de « l’alchimie » ! Aux yeux de Laurent, ces simagrées nuisent à l’image forte du père. Et puis, il y a parfois des ratés… L’excès de cosmétiques conduit parfois à des catastrophes cutanées. « Parfois les soins surabondants lui gâtaient l’épiderme et lui donnaient des rousseurs. »

Et puis, il y a un passage au jardin où Ram se comporte comme un ouragan dévastateur. Les plantes coupées au plus court en restent baba ! Lucie, maternelle, suit son époux, « un baume à la térébenthine » à la main, prête à frictionner les zones douloureuses. Après la case jardin, rebelote avec la case toilette… « Il retournait à sa toilette, se livrait quelques instants encore à son génie cosmétique et s’habillait pour sortir », un sourire « bleu-pervenche » aux lèvres ! Ce regard d’un « bleu presque tendre », qui irradie jusqu’aux lèvres, restera la signature du grand homme jusqu’à la fin.

Et puis, il y a des idées saugrenues à la pelle. Telle cette idée d’acheter un blaireau (l’animal !) à « l’odeur inquiétante », pour en faire « des blaireaux pour la barbe ». Joseph, pragmatique et stupéfait, ironise : « Ah ! Oui ! Il y a de quoi en faire 10. Et un blaireau, ça dure 10 ans. » Que voulez-vous, Ram s’ennuie vite et ne résiste jamais à la nécessité de créer, d’inventer. Un esprit en ébullition permanente !

Paula Lescure, comme une odeur d’infidélité

Paula Lescure est une lointaine cousine des Pasquier ; très discrète, Paula seconde Lucie dans les soins du ménage. « Une grande natte de cheveux châtains », enroulée sur la nuque en chignon, voilà la description de cette jeune fille timide et solitaire. Paula seconde également Lucie dans ses devoirs conjugaux… ce qui aboutit à une grossesse et à la colère de Joseph. La jeune fille est chassée du domicile, mise dans un train. Elle reviendra à Créteil, peu de temps après, s’installer dans une petite chambre à proximité de son amant.

Léon Schleiter, comme une odeur de mousse à raser

Laurent a trouvé sa voie. Il sera chercheur en biologie et pour cela il suit des cours à la Sorbonne. Agé d’à peine 20 ans, il se met également au service de Léon Schleiter, une pointure dans le domaine. « Maigre, de haute taille, bistre de cuir et noir de poil, avec la moustache et la mouche », Léon est un homme qui a consacré toute sa vie à la recherche médicale, sans jamais se soucier de lui-même. « Fort propre » et très soigneux de sa personne, Léon se fait la barbe, consciencieusement, chaque jour, se lamentant sur la difficulté à se raser de près, lorsque l’on a le cuir qui est le sien. « Vous savez que c’est un supplice, car j’ai le poil très dur. »

Hélène Strohl, comme un parfum d’au revoir

Hélène Strohl est l’amie, la camarade de travail de Laurent. Cette élève de Léon Schleiter est une « belle fille », « blonde », au « teint frais » et aux cheveux « en couronne ». De « longs cils couleur tabac » ombragent un regard pétillant d’intelligence. Elle respire la santé et possède la beauté des femmes de « Chéret », cet affichiste qui place la femme de la Belle Epoque au centre d’un tourbillon vaporeux. Dans la rue, Hélène arbore un imperméable qualifié de « waterproof »… quelle modernité !

Entre Laurent et Hélène… on sent que le courant pourrait bien passer. Et pourtant, c’est plutôt un court-circuit qui se produit. Après une longue discussion, Hélène se penche sur Laurent et lui dépose « dans les cheveux un baiser léger, léger », au « parfum d’adieu ». C’est Joseph, l’aîné de la fratrie, qu’Hélène choisira pour époux.

Justin Weill, comme une odeur d’encens

L’ami d’enfance, Justin Weill, est toujours bien présent, la vingtaine sonnée, aux côtés de Laurent. « Une chevelure admirable, rétive, solaire » et des « yeux d’un noir brumeux » caractérisent l’ami de cœur qui écoute les confidences. Le jeune Juif écoute le jeune catholique parler de sa conversion, « derrière un pilier » de l’église Saint-Etienne-du-Mont où cela « sentait bon » et du désert de la foi qui s’ensuivit.

Cécile Pasquier, comme une absence de parfum

La musicienne, l’artiste, le petit prodige est désormais une jeune fille, au « front de marbre candide ». Lointaine, Cécile ravit l’ouïe de tous les siens. Très proche de Laurent, Cécile incarne la pureté, la noblesse, la beauté. Tout cela taillé dans un marbre de la plus belle eau.

Mme Henningsen et son fils Valdemar, comme un parfum de folie

Les Henningsen sont toujours aussi des proches des Pasquier. Mme Henningsen fait tout en excès… Elle fume trop, se « farde avec rage » et se drape dans des accoutrements extraordinaires. Avec son « face-à-main », elle observe les autres avec attention, à la façon de la « miniaturiste » qu’elle est. Son fils, Valdemar est un musicien raté (à son actif une seule œuvre intitulée « L’interlude »). Ses mains « pesantes » constituent un obstacle à la pratique du piano. C’est d’ailleurs parce qu’il échoue à faire sortir de l’instrument les sons espérés, qu’il se branche sur la jeune Cécile, se jurant d’en faire un petit prodige. Dès cette heure, Valdemar et Cécile sont promis l’un à l’autre (Cécile ressent une sorte de dette à son égard et est prête à sacrifier sa vie pour celui qui a révélé son talent). Et pourtant, Valdemar est loin d’être stable. Autrefois soigneux de son allure, il se laisse désormais aller. Le dandy d’autrefois se met à porter des vêtements tachés, froissés. « Il exhalait une odeur sucrée de tabac d’orient et de pharmacie. » Il se dit « neurasthénique », pour expliquer ses sautes d’humeur. Plutôt drogué à la morphine, piquée dans le laboratoire de Ram ! (« Il tenait un flacon dont il transvasait le contenu dans une petite bonbonnière ») avec de temps en temps un flacon « d’élixir parégorique » chipé dans la pharmacie maternelle. Le mariage de Cécile et de Valdemar n’aura pas lieu, que l’on se rassure.

Claire, comme un parfum d’ennui profond

La fiancée de Ferdinand est une jeune fille assez insignifiante, qui n’aime pas le savon. Fonctionnaire comme Ferdinand, elle a le cerveau rétréci à l’extrême. Sa conversation, comme celle de son cher et tendre, est d’une platitude à toute épreuve. Et Ferdinand d’aimer à évoquer le quotidien de sa belle. « Claire n’emploie jamais de savon pour se laver la figure… » « Non, jamais de savon sur la figure. C’est un principe. » Quand on vous dit que la conversation est au ras des pâquerettes avec ces deux-là !

Et un cheval qui saigne des genoux

Le Dr Pasquier possède une voiture à moteur et un attelage. Le cheval en sa possession n’est pas un cheval de course… Il en faut des « emplâtres de goudron » pour traiter ses genoux sensibles (des genoux qui saignent pour un oui ou pour un non) !

Et une visite dans un hospice qui redonne goût à la vie

Lorsque Laurent apprend le projet de mariage entre Hélène et Joseph… c’est la consternation. Errant dans les rues, assommé, Laurent arrive à Bicêtre, où il retrouve un camarade de promotion. L’odeur « de tanière, de fauves perclus » qui règne en maître dans les lieux remet Laurent sur les rails de la vie. Il a 20 ans, que diantre, et toute la vie devant lui ! Au milieu des fumées qui s’entrecroisent dans le quartier (les fumées vertes dégagent une odeur de « gaz d’éclairage » et les fumées orangées une odeur de « bonbon anglais »), le jeune homme tourne le dos à la mort et décide d’ouvrir un nouveau chapitre.

Vue de la terre promise, en bref

Comme dans les opus précédents, les parfums jouent un rôle important dans ce roman qui voit la famille s’installer dans une relative sécurité financière. Pendant que Lucie travaille de l’aiguille, Raymond s’adonne à la préparation de cosmétiques avec une belle énergie. Georges Duhamel ne nous révèle aucune des recettes cosmétiques chères à Raymond. Dommage, on se serait bien vu tenter une reconstitution et pourquoi pas lancer le blog : la beauté de Ram ou comment résister aux assauts du temps en toute sérénité !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Duhamel G., Vue de la terre promise, in Le clan des Pasquier - romans 1888 - 1900, Flammarion, 2012, 595 pages

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