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Quand Honoré de Balzac passe devant un jury de thèse !

> 08 décembre 2019

Quand Honoré de Balzac passe devant un jury de thèse !

Si Honoré de Balzac s’était inscrit en 1989 en thèse de sociologie, il serait, en cette toute fin d’année 2019, en capacité de soutenir sa thèse sur le thème suivant : « La femme de trente ans ».1 Son étude, très documentée, lui aurait pris effectivement du temps, puisque c’est le visage d’une femme qui aurait constitué son terrain d’expérimentation. Son doctorat es « beauté féminine » en poche, il ne lui resterait plus qu’à se faire qualifier aux fonctions de maître de conférences, afin de pouvoir s’engager dans la voie de l’enseignement et de la recherche. Dans son bureau, à l’université, il pourrait, à loisir, s’adonner à ses recherches, dans le but de radiographier la société et de réaliser un travail d’ampleur, que l’on pourrait baptiser, par exemple, la Comédie humaine. Il pourrait, également, être embauché dans un cabinet de conseil où il enchaînerait des heures de travail assidu, à son ordinateur. L’entreprise éco-responsable qui le recruterait, ne manquerait pas de lui offrir une tasse à son nom afin de diminuer la consommation de gobelets en plastique tout en favorisant son addiction au café sans impact sur l’environnement.

Les rapporteurs de la thèse du dénommé Honoré de Balzac feraient remarquer que le plan de celle-ci manque de rigueur. Ils parleraient d’un véritable bric-à-brac et indiqueraient qu’ils ont été obligés de prendre de nombreuses notes afin de pouvoir y voir un peu clair dans un texte extrêmement touffu. Ils déploreraient l’intrigue peu crédible de l’impétrant et listeraient sans pitié les invraisemblances.

Le directeur de thèse, pour venir au secours d’Honoré, lui demanderait de faire un rapide résumé du sujet afin de calmer les membres du jury. Le sujet d’étude d’Honoré est axé sur une jeune fille, nommée Julie de Chastillonest qui tombe amoureuse d’un jeune colonel de belle allure. Victor d’Aiglemont à trente ans est « grand, bien fait, svelte ». Sa « figure mâle et brune » a été hâlée par le soleil des campagnes militaires. Les « sourcils épais », les « longs cils », les lèvres « pourpres », ourlées de « l’inévitable moustache noire », chère aux hommes de son époque, constituent les qualités esthétiques du jeune premier. A peine mariée, déjà déçue. Julie supporte difficilement un époux brutal, bête, niais, sot ! Sous la belle enveloppe qui recouvre Victor il n’y a rien de bien consistant... (« un homme nul, mais de formes agréables »). Rien à voir avec Arthur Ormond Lord de Granville, un jeune Anglais, à la peau douce et blanche, au teint « fin », à l’épiderme de jeune fille. Son grand air de « propreté », tant moral que physique, est extrêmement séduisant. Sa santé précaire, qui l’a obligé, durant deux ans, à boire « du lait d’une vache venue de Suisse » et à manger du cresson, a constitué l’élément déclencheur de sa vocation de médecin - un médecin qui s’intéresse de très près à Julie d’Aiglemont. Celle-ci ayant des principes, le bel Arthur devra vivre une passion platonique et finira par mourir de froid sur le balcon de sa belle. Au fil des pages, on découvre une Julie pleine de fraîcheur, puis une Julie qui perd ses jolies couleurs, une Julie qui sourit à Arthur, une Julie qui grimace avec Victor, une Julie jalouse des maîtresses de Victor, une Julie amoureuse de Charles de Vandenesse, une Julie peu maternelle à l’égard de sa fille Hélène (la fille de Victor) et tendre vis-à-vis de Charles (son fils adultérin). Les années passent... Julie n’est plus attachée à ses principes ; elle vit en bonne entente avec son mari avec lequel elle a eu trois autres enfants : Gustave, Abel, Moïna ; elle a, semble-t-il, toujours le même amant. L’histoire se corse lorsqu’un assassin déboule un soir au milieu de la charmante famille ; il est couvert du sang du baron de Mauny et entraîne dans sa fuite Hélène qui se trouve des points communs avec l’ignoble individu. Pour comprendre cela, il faut se rappeler que quelques années auparavant elle a poussé son petit frère Charles dans une rivière où il s’est noyé. Dans la foulée, le marquis d’Aiglemont est ruiné ; il décide alors de s’expatrier pour faire fortune dans les îles. Une fois sa fortune reconstituée, alors qu’il revient sur sa terre natale en bateau, il est attaqué par des corsaires dont le chef de bande ne nous est pas inconnu... il s’agit de l’assassin ayant enlevé Hélène. Encore quelques pages et on assiste à la mort de Julie qui finit sa vie tristement dans l’ombre de Moïna, une fille capricieuse qui ne lui rend pas son amour.

Une fois ce tableau dressé, on pourra s’intéresser aux descriptions qui ponctuent l’ouvrage. Les effets de l’âge et des passions sont analysés avec rigueur, de manière scientifique.

A 20 ans, Julie est un bouton de rose. Alors qu’elle n’est encore qu’une jeune fille, Julie possède de magnifiques « rouleaux de cheveux bruns ». Son teint est pâle ; « blancheur » et « incarnat » sont mêlés en proportions idéales. Les « yeux fendus en amande » sont pétillants d’intelligence. Ils sont « bordés de longs cils » qui ajoutent au charme de la jeune personne.

A peine mariée, la jeune fille perd tout son éclat. A peine éclos, le bouton fane... Le rose a disparu de son teint. Des cernes traduisent pensées sombres et nuits d’insomnie. Le mariage visiblement rend « laide, souffrante et vieille ». Alors qu’elle pense obtenir les conseils précieux de la comtesse de Listomère-Landon, une vieille femme, « toujours exhalant la poudre à la maréchale », Julie se voit abandonnée par la vieille douairière qui quitte la scène subitement. Julie dépérit et on lui prescrit du repos. « Elle s’étiolait au milieu des fleurs qui l’entouraient, en se fanant comme elles. » Pour sortir de sa torpeur, il lui faudra l’aiguillon de la jalousie. Lorsque Victor prend pour maîtresse Madame de Sérizy, Julie repart au combat. La jeune marquise d’Aiglemont se met « du rouge » aux pommettes et sort à nouveau dans le monde.

Amoureuse d’Arthur, celle que Victor qualifie de « bijou délicat bon à mettre sous verre », retrouve « la fraîcheur de la jeunesse et toute sa beauté ». Ceci ne durera guère de temps ; la mort d’Arthur porte un coup terrible à la jeune femme sensible. Les secours de la religion, qui versent dans son « cœur un parfum balsamique », seront de courte durée.

A trente ans, Julie rencontre Charles de Vandenesse. Julie a retrouvé sa fraîcheur et sa beauté. Toute sa personne est d’une « excessive délicatesse ». Ses « très longs cheveux » nattés sont relevés et coiffés en couronne sur sa tête. Sa peau « d’une finesse prodigieuse » est parfaitement blanche. Son cou « un peu long », mais « gracieux », semble onduler, tel le corps d’un serpent. Sa taille élégante, sa main et son pied menus témoignent de la coquetterie de Julie.

A trente-six ans, Julie a reconquis toute sa beauté. On ne peut que louer la « perfection des lignes de son visage ». Julie cohabite, en bonne entente, avec son époux Victor, tout en étant adulée d’un amant. Les traits de son époux accusent le temps. Il est « fortement basané », ridé ; ses cheveux sont grisonnants, ses « joues flétries ».

A cinquante ans, Julie paraît « encore plus vieille » que « son âge véritable ». Ses cheveux blancs sont séparés en deux bandeaux élégants. Son visage est émacié, ses paupières meurtries, ses cils appauvris. Ses rides suivent le trajet des larmes versées. Si l’on devait qualifier le type de beauté de cette vieille dame, l’on n‘hésiterait pas un instant. Ce type de beauté est « morbide ».

A partir de ce cas clinique précis, Honoré pourrait extrapoler la situation et tirer les conclusions suivantes. Au moment où la jeune femme est en fleur, ses sentiments sont mystérieux tant ils sont profondément cachés dans les replis de son âme. « Le riche coloris de son visage frais » ne laisse filtrer aucun indice sur l’état d’esprit de la belle. Le peintre qui doit faire son portrait doit user de rose et de blanc pour arriver à reconstituer sa carnation. Il est possible de comparer le visage d’une jeune fille à la « surface d’un lac » paisible qui ne se laisse troubler par aucun élément naturel. C’est à partir de 30 ans que le visage de la belle va commencer à s’animer et à livrer ses secrets. Trente ans, c’est le début de la vieillesse ! « Les passions se sont incrustées sur son visage », les joies, les peines, les douleurs, toutes les petites piqûres de la vie ont « grimé, torturé ses traits ». Les « mille rides » qui sillonnent ce paysage vivant racontent une histoire dont il est possible de saisir les moindres détails. Ces rides qui s’affichent au coin des yeux ou au bord des lèvres ont « un langage » qu’il est utile d’apprendre. Le lac paisible des jeunes années s’est asséché au fil de temps. On voit dans son lit « les traces de tous les torrents qui l’ont produit ».

Pour agrémenter sa thèse, Honoré n’aurait pas manqué de décrire la somptueuse beauté d’Hélène (sa « chevelure était si abondante que, rebelle aux dents du peigne, elle se frisait énergiquement à la naissance du cou »), une beauté qui se joue du soleil avec délice (« Le soleil des tropiques avait embelli sa blanche figure d’une teinte brune, d’un coloris merveilleux qui lui donnaient une expression de poésie [...] »).

Au moment de conclure, Honoré déclarerait avec solennité que ses travaux lui ont permis de constater que le « bel âge de trente ans » est la « sommité poétique de la vie des femmes ». Il évoquerait également la nécessité d’hydrater régulièrement sa peau, si l’on ne veut pas ressembler à un lac desséché.

Honoré se verrait certainement décerner le titre de docteur es beauté féminine et recevrait, sans nul doute, les félicitations du jury !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce souvenir en image de la soutenance de thèse d'Honoré de Balzac !

Bibliographie

1 Balzac H. La femme de trente ans, Folio classique, Gallimard, 2017, 356 pages

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