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Quand Georges Duhamel se fait chef d’orchestre d’une symphonie olfactive !

> 01 octobre 2022

Quand Georges Duhamel se fait chef d’orchestre d’une symphonie olfactive !

Après une enfance ballotée de droite et de gauche,1 une enfance au cours de laquelle l’amitié occupe une place prépondérante, une enfance où l’argent manque plus souvent qu’à son tour, Laurent Pasquier, devenu adolescent, découvre les infidélités paternelles. Joseph, le frère aîné, qui est au courant de la situation, ne peut que lui confirmer : « Il ne peut pas regarder une femme sans... »

Sur fond de notes de piano jouées par la petite sœur virtuose, Cécile, Laurent vit la dure expérience de la trahison. Dans la bonne et saine odeur du clan Pasquier, la petite musique de Solange, à base de poivre, de camphre, d’eau de Cologne et de patchouli mêlés, crée un couac mémorable qui secoue le jeune homme et le fait basculer brutalement dans le monde des adultes.

Une odeur studieuse

Il y a le père, Ram, qui travaille jour et nuit. Avide de connaissances, Ram s’intéresse au grec, au latin, à la médecine. Il a décidé, à l’âge de la maturité, de se lancer dans des études médicales... Tout le clan est derrière lui. Sûr, Ram ne peut pas échouer. Journaliste le jour, Raymond se fait étudiant la nuit. En travaux pratiques, réalisation de tisanes avec des herbes « à l’odeur douceâtre », qui donnent à l’appartement un faux-air de dispensaire médical. Et puis, un intérêt vif pour tout ce qui touche aux vaccins, aux sérums... Plein de douceur pour ses enfants, Ram, dont les mains sont des « magiciennes » et dont le « regard est plus suave qu’un baume », a visiblement trouver sa vocation.

Il y a Laurent, un excellent élève, qui a obtenu une bourse afin de pouvoir étudier dans un prestigieux établissement... Henri IV !

Une odeur de complicité

Durant l’été 1895, Laurent, qui a 15 ans, passe les grandes vacances à Paris. Le Jardin des Plantes devient alors son terrain de jeu favori partagé en cela avec son ami Justin Weill, un « petit juif », à « la tignasse flambante » et au « teint transparent ». Dans les allées du jardin, une forte « odeur de végétation », une odeur presque humaine, lorsque les pas de Laurent l’amènent au voisinage des « serres chaudes à l’odeur de bain public ». Et du côté de la rue Guy-de-la-Brosse, les « odeur et les rumeurs » semblent s’épouser ; un « aigre borborygme de cave » et « l’haleine d’un alambic ou d’une bonbonne brisée » grisent les âmes vaillantes des deux jeunes adolescents en goguette.

Une odeur d’amitié

Entre Valdemar Henningsen (le voisin des Pasquier) et Laurent, l’amitié est solide. Le jeune Danois âgé d’environ 20 ans se fait le professeur particulier et bénévole de la petite Cécile, la jeune virtuose de la famille. Avec « sa barbe vaporeuse » et ses « magnifiques cheveux blonds et bouclés », Valdemar ne passe pas inaperçu. Sa cravate « bleue à pois blancs » est sa signature, son drapeau, son signe de reconnaissance !

Une odeur toute fraîche

Cécile, l’avant-dernière de la fratrie, fut longtemps la beauté de la famille, avant d’être détrônée par la petite dernière, Suzanne. D’un côté, la « grâce », « toute embaumée de musique », de l’autre une « extraordinaire beauté », une « dramatique beauté », la « beauté pure », « sans mélange ». Mais pour l’heure, Cécile a 12 ans, des cheveux séparés en deux bandeaux bien lisses formant, de chaque côté du crâne, de « vigoureuses » tresses. Par sa dextérité, par sa maitrise innée du piano, Cécile enchante tous les membres de la famille, mais également les voisins qui se glissent furtivement dans l’appartement pour écouter ses concerts improvisés.

Une odeur d’artiste

Mme Henningsen, la mère de Valdemar, est une artiste qui peint des miniatures. Son appartement témoigne d’une vie de bohême. Odeurs de cigarette (elle fume !), de cosmétiques, de peinture s’entrechoquent, pour créer une drôle de symphonie, qui ne peut pas laisser indifférent le visiteur qui se risque à entrer dans son antre. « C’était une femme assez grande, belle encore, malgré les poudres et les crèmes dont elle faisait un usage intempérant. » Ses cheveux raides forment une frange (on désigne cette coiffure sous le nom de « chiens ») qui embrasse les sourcils. A l’aide d’un crayon bleu, Mme Henningsen se farde les paupières, ce qui est original pour l’époque et pour le milieu bourgeois dont elle est issue.

Une odeur savonneuse

Dans un réduit qui jouxte la chambre des garçons, Ram et Lucie ont aménagé un cabinet de toilette. Ram vient y prodiguer ses soins bonne santé tous les matins : « De l’eau froide, beaucoup d’eau froide, pour durcir l’épiderme. Sans cela, vous aurez des poches sous les yeux et vous serez vieux à 20 ans. » Cela semble lui réussir car les ans n’ont pas de prise sur cet éternel jeune homme à la moustache séduisante, aux « cheveux bouclés, d’un blond chaleureux » et au teint « clair dont il prenait grand soin ». Certains jours, ce n’est plus le père qui parle à Laurent, mais plutôt le futur médecin. L’hygiène intime ne doit pas être négligée. « L’hygiène, mon cher, l’hygiène pure et simple. Un garçon de ton âge doit savoir se laver correctement. Comment te laves-tu ? Eh bien ! non ! Ce n’est pas cela du tout. Du courage, mon cher. Tu trembles comme si tu avais peur. C’est absurde. L’eau n’a jamais fait de mal à personne. De l’eau ! De l’eau ! Et du savon. Comme les mains, mon cher. Comme les mains. »

Une odeur étrangère

Chaque déménagement rime avec grand lessivage pour la mère de famille. Comme le ménage ne dispose pas des moyens suffisants pour tout repeindre à neuf, les murs sont lavés à l’eau et au savon, par une Lucie méticuleuse et pleine de courage. C’est une véritable souffrance pour Lucie et Laurent (les deux « nez » les plus sensibles de la famille) de devoir s’installer dans l’odeur des autres (« ça sent l’habitant » ; « ça sent les autres »). Il s’agit donc de faire disparaître au plus vite toute trace olfactive des précédents locataires. Lucie s’y abime les mains (« Ce grand labeur, joint aux besognes journalières, lui avait corrodé les mains [...] »). Pourtant, malgré le travail acharné effectué, les fragrances hostiles ne sont jamais totalement éradiquées et il n’est pas rare d’en voir jaillir une de quelque recoin oublié, tel un fond de tiroir ou de placard. (« [...] l’odeur de nos prédécesseurs était restée, pendant longtemps, embusquée dans les planchers et les murailles ») Finalement, heureusement, l’odeur des Pasquier sera victorieuse !

Une odeur de trahison

Tout commence par une lettre adressée à Raymond... une lettre qui tombe entre les mains de Laurent. Force est de se rendre à l’évidence : Ram a une liaison avec une certaine Solange Meesemacker, qui réside rue de Fleurus. Pour en savoir plus, un petit tour s’impose dans ce quartier. Franchissant le pas, Laurent cède même à la tentation et sonne chez la personne en question. La jeune Solange est une grande jeune femme « blonde, au teint frais », corsetée comme il se doit. Son appartement sent une odeur assez semblable à celle qui règne chez Mme Henningsen. « Une odeur de café, de cuisine, de cigarette et d’eau de Cologne ». Laurent, poussé dans un « réduit qui sentait le poivre, le camphre et le patchouli » lorsque le livreur du Bon Marché vient déposer sa commande, en sort tout étourdi et fort gêné. Pas facile d’entamer la conversation avec la maîtresse de son père. Laurent fait une scène. La douce Solange se met à pleurer... « Vous me regardez, vous pensez qu’une blonde qui pleure, ça n’a rien de beau. ça serait plus grave si je mettais de la poudre. Je ne mets jamais de poudre, votre papa n’aime pas ça. » Cris, atermoiements, serments... Solange accepte de rompre ! Il ne reste plus à Laurent qu’à revenir à la maison. Mais avant cela, il convient de passer se laver le visage et les mains dans une fontaine Wallace, afin de s’extraire de l’ambiance parfumée qui enveloppe tout ce que touche Solange. « Le parfum de la rue de Fleurus imprégnait, me semblait-il, chaque fil de mes vêtements. » Lucie étant très « sensible aux odeurs », il s’agit de faire attention à ne pas heurter ses sens. Difficile pourtant de masquer cette forte fragrance. Lucie sur le qui-vive détecte, effectivement, une « odeur suspecte » !

La visite de Laurent s’avère, toutefois, payante, moralement parlant. Une lettre qui lui est adressée par les bons soins de Joseph le prévient, en effet, de la fin de cette relation. La lettre, qui sent « l’aventure » et « les fêtes galantes », n’est pas sans étonner le facteur en question.

Une odeur de soins attentionnés

Lucie connaît le goût de Ram pour les conquêtes féminines. Mais, elle sait aussi que son mari ne peut se passer d’elle et revient toujours au bercail. Lucie est nécessaire à Ram qui ne peut se passer d’elle. (« Mais si je venais à disparaître, si je n’étais pas derrière lui, avec une serviette, une flanelle, pour le frotter, mais peut-être bien qu’il mourrait tout de suite avec toutes ses bronchites. »)

Le jardin des bêtes sauvages, en bref

Comme un jeune chien fou, Laurent s’est mis sur la piste de Ram et de son « sourire bleu-éclair », ce sourire qui fait chavirer les cœurs et tomber les femmes en pâmoison. Entre les bonnes odeurs du Jardin des Plantes, l’odeur des autres, l’odeur de Mme Henningsen, l’odeur de Solange, l’odeur des tisanes apaisantes faites maison... les narines de Laurent ne cessent de frémir. Il y a les solides amitiés qui rendent fort, il y a les querelles entre frères (pour faire bisquer Joseph - celui-ci est pingre au plus haut point - Laurent a juré de déchirer ou de brûler le premier billet de mille francs qu’il aurait en sa possession) qui forgent la personnalité, il y a plein d’amour maternel et une jolie complicité avec une petite sœur très admirée... Chez les Pasquier, on apprend à apprivoiser les bêtes sauvages qui sommeillent au fond des vieux placards.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Duhamel G., Le jardin des bêtes sauvages in Le clan Pasquier 1888 - 1900 romans, Flammarion, Paris, 2012, 595 pages

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