> 04 septembre 2021
Après s’être prise pour Dieu (et Dieu que cela était bon !),1 après s’être glissée dans la peau du fils de Dieu et en avoir exploré toutes les facettes (et Dieu que cela était douloureux !),2 Amélie Nothomb, fille de Patrick Nothomb, se prête à un exercice de mémoire, en rendant hommage à son père de chair. Le dos au mur, devant un peloton d’exécution, après 4 mois de palabres avec des rebelles congolais, celui qui s’évanouit, depuis tout enfant, à la vue du sang revoit, en un éclair, les images les plus marquantes de sa jeune vie.3
Aux bartavelles de Joseph racontées avé l’accent par le petit Marcel,4 tout ébloui de la grandeur de son cher instituteur, sont substituées les joutes verbales de Patrick. Pas un mot plus haut que l’autre pour Amélie qui a choisi le ton du chuchotement pour rendre gloire à son cher diplomate.
Orphelin de père à l’âge de 8 mois, Patrick est confié à ses grands-parents maternels par une jeune femme, qui se veut épouse éternelle, en lieu et place de mère affectueuse. A 25 ans, Claude a revêtu son « masque » de veuve ; il ne la quittera désormais jamais plus. Le poupon est choyé par une grand-mère-gâteau, qui comble son petit-fils de soins et d’attentions. Toutefois, quand il atteint ses 6 ans, une grande décision est prise... Patrick est « trop tendre »... Pour l’endurcir, la meilleure solution est de le confier, tout un été durant, aux mains des Nothomb, les grands-parents paternels, vivant au château de Pont d’Oye.
La famille maternelle, cosmétiquée à plaisir, s’oppose à une famille paternelle qui ignore tout des produits de beauté. D’un côté la bonne bourgeoisie, dotée de moyens confortables, de l’autre une noblesse désargentée, qui peine à joindre les deux bouts. D’un côté, des personnes âgées en admiration devant l’enfant de la Providence, de l’autre, toute une bande d’oncles et tantes, à peine plus âgés que le neveu, nouvellement débarqué. D’un côté parfums de prix, soins émollients pour la peau, bains chauds et cosmétiques d’hygiène associés, de l’autre, vie sauvage, peaux griffées par les ronces et couches épaisses de poussière, en guise de masques cutanés.
Claude est une jeune femme à la beauté sculpturale ; un corps qui fait rêver les couturiers (pas une seule retouche à prévoir !), un corps moelleux et doux, dont la peau fait vraisemblablement l’objet de soins cosmétiques attentifs. Une « élégance stupéfiante », qui fait tourner les têtes ! Une tête d’oiseau, pourtant, dont la seule préoccupation quotidienne se résume en une unique interrogation : « Que vais-je porter ce soir ? ». Et puis, certainement aussi un sillage parfumé qui fait chavirer les cœurs et soupirer les âmes.
Une vieille dame de la bonne bourgeoisie, qui laisse pousser les cheveux de Patrick et sait à merveille les enrouler sur un fer à friser, pour obtenir de « longues anglaises » de toute beauté. A couper... avant de se rendre dans le clan Nothomb. Une grand-mère prévoyante, pleine de tendresse, qui bourre les valises du jeune garçon de « petits-beurre, de cacao, de barres de Côte d’Or » et n’oublie pas le réconfortant « pyjama en pilou bleu ciel », avant de prendre le train pour Pont d’Oye. Après 2 mois de vacances d’été, le jeune garçon lui reviendra crotté comme pas possible. Branle-bas de combat cosmétique pour la Bonne-Maman consternée. « D’abord, je vais te récurer. » « J’entrai dans la baignoire remplie à ras bord, dont l’eau devint aussitôt brunâtre ». « Bonne-Maman me savonna d’importance, me frictionna et m’habilla de frais. » Après 15 jours de vacances de Noël, le jeune garçon lui reviendra frigorifié et toujours aussi peu aseptisé. « [...] je fus accueilli par un apitoiement bruyant et par un bain brûlant. »
Le baron Pierre Nothomb vit dans un château du XVIIe siècle, couleur « coq-de-roche ». Un château de la Belle au bois, pas vraiment dormant, durant l’été - des cris de sauvages vont accueillir le jeune pensionnaire dès son arrivée - et qui se transforme l’hiver en château de la Reine des neiges, tant les températures atteintes sont basses. Pierre, veuf et remarié à une femme beaucoup plus jeune que lui, règne sur une bande d’enfants livrés, le plus souvent, à eux-mêmes. Pas de bain, ni de douche dans cette antique et noble demeure.
A 15 ans, Patrick fait la connaissance d’Édith, une jeune fille, à la « longue chevelure d’une couleur oscillant entre celle des caramels mous et la blondeur de la bière » et à « odeur de savon ». Un premier amour, basé sur un malentendu, qui ne durera guère plus de temps qu’une bulle de savon.
Patrick, étudiant à Namur, se voit dans l’obligation de jouer les Cyrano, par amitié pour Henri. Et voilà Patrick, devant son bureau, occupé à écrire des lettres enflammées à destination de Françoise, une jeune fille, froide comme la glace en tête à tête, totalement incandescente au niveau épistolaire. Une jeune fille qui porte des bigoudis la nuit, c’est dire ! Une jeune fille sophistiquée, qui « ne supporte pas qu’on la voie au naturel ». Une jeune fille pour tout vous dire qui compte sur Danièle, sa petite sœur, pour enflammer le cœur d’Henri. Finalement, sans le savoir, Patrick écrit à Danièle. Danièle répond à Patrick.... La fin est prévisible. Patrick et Danièle apprendront ainsi à se connaître et se marieront le 13 juin 1960. Durant sa captivité, le souvenir du « parfum des cheveux de Danièle » permettra à Patrick de tenir bon.
Les romans d’Amélie Nothomb sont des romans parfumés. Premier sang ne fait pas exception à la règle. De « l’odeur forte des fientes d’oiseaux » (à l’heure de mourir, toute odeur est bonne à sentir même la moins affriolante) à « l’odeur atroce du matelas », « aspergé d’un produit anti-vermine », au remugle énergique qui monte du sol dans une sorte de cachot, du parfum des cheveux de Danièle, à l’odeur de propre de la salle de bains de l’enfance, les parfums se mêlent, s’entrecroisent... « L’air distille des odeurs affolantes de végétation », au moment crucial.
Encore une minute, M. le bourreau... Encore un mois, encore une année, encore une vie ! Encore un peu de temps avec Danièle, André (le fils premier né) et Juliette (la petite fille née tout juste après André)... Encore un peu de temps, le temps nécessaire pour tenir dans ses bras et choyer un troisième enfant... Un troisième enfant qui, bien des années plus tard, voudra rendre hommage à un père adoré, parti trop vite, sans même un dernier baiser. Pour la gloire de son père, par petites touches discrètes, Amélie dresse, avec pudeur, dans ce trentième roman publié, dans ce centième roman rédigé, le portrait d’un enfant solitaire et savamment savonné, découvrant, avec émerveillement, les bonheurs de la vie sauvage, au sein d’une fratrie qui ignore tout du confort cutané et des délices liés à l’usage des cosmétiques.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !
2 Nothomb A., Soif. Albin Michel Ed., 2019, 162 p.
3 Nothomb A., Premier sang, Albin Michel Ed., 170 p.
4 Pagnol M., La gloire de mon père, Editions Le Fallois, 2004
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