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Pierrot mon ami, un flair infaillible, une poisse inégalée !

> 11 juillet 2020

Pierrot mon ami, un flair infaillible, une poisse inégalée !

Pierrot, l’ami de Raymond Queneau,1 est un gars qui manque cruellement de chance. Il a du nez, pourtant... mais celui-ci ne lui permet pas de flairer les bonnes affaires. Ce nez est un nez de parfumeur, un organe très sensible, qui réagit aux parfums féminins et aux odeurs de fauves, mais qui n’est absolument pas un système de détection des bonnes aubaines. Employé à l’Uni-Park, tout d’abord au Palace de la Rigolade, une attraction où le public se réjouit de découvrir ce qui se passe sous les jupes des filles, puis comme assistant d’un fakir, pas très authentique, Pierrot se fait renvoyer de tous ses jobs. Et le pire c’est qu’il n’y est pas pour grand chose. Ce gars a véritablement une poisse d’enfer. Il a eu la mauvaise idée de courtiser la fille du patron, erreur funeste ! L’amour, il l’a croisé une centaine de fois, le plus souvent sans succès. Sa rencontre avec un curieux personnage, M. Mounnezergues, qui veille sur une chapelle funéraire abritant le corps d’un prince venu s’écraser, un jour, au beau milieu de ses laitues, pourrait être fructueuse. Et bam, encore raté ! Il manque d’hériter du vieux bonhomme... et ça se joue à un cheveu blond près, celui d’Yvonne…

Le parfum d’Yvonne

Yvonne est la fille du patron du parc d’attraction, l’Uni-Park. Elle tient le stand du tir à la carabine et y rencontre un franc succès. Cette blonde élancée est « rondement campée » au bon endroit. Yvonne s’imprègne d’Houbigant et est, globalement, ce que l’on peut appeler une grosse consommatrice de cosmétiques. « Elle se parfumait ; se mettait de la peinture sur les ongles, du rouge sur les lèvres ». Son vernis à ongles noir n’est pas du meilleur genre, c’est comme ça... et en plus, il met des plombes à sécher. Le parfum Houbigant dont elle s’inonde constitue pour Pierrot un souvenir inoubliable. « [...] alors il ressentit les parfums troublants dont elle s’était imbibée, son cœur chavira de nouveau à la mnémonique olfaction de cet appât sexuel et, pendant quelques instants, il s’abîma dans la reviviscence d’odeurs qui donnait tant de luxueux attraits à la sueur féminine. » Tiens, tiens... Yvonne n’est donc pas complètement irréprochable en matière de sudation. Etonnant, quand on sait le soin qu’elle prend de son corps qui est bouchonné, baigné, douché et parfumé, afin de lui « donner la meilleure présentation possible ». Les « compléments », à savoir « ongles, cheveux et sourcils », sont également l’objet de soins attentifs.

Le parfum des auto-tamponneuses

A ce stand, les odeurs sont mêlées. Les « parfums variés » de « caoutchouc, tôle, vernis, poussière et autres » forment un cocktail enivrant. Pierrot en devient poète. L’amour est là, à côté de lui, dans la petite auto qui bringuebale de ci de là. Tout cela est très émouvant. Mon ami Pierrot a la tête dans la lune et les pieds dans un « brouillard luminescent et pailleté ». Eh là, mon garçon, il faut revenir sur terre, semble dire une forte femme, « pompeusement fardée » et corsetée à l’extrême, dans le but légitime de « modérer son épanouissement charnel ». Cette « grande et forte » femme n’est autre que Léonie, dite la veuve Pouillot, belle-mère de la gentille Yvonne. Quand on dit belle-mère, c’est pour faire simple, car Léonie n’est pas mariée avec Pradonet, le patron du parc ! Elle n’en surveille pas moins la jeune Yvonne, telle une marâtre traditionnelle.

Le parfum des animaux du cirque Mamar

Pierrot n’a vraiment pas de bol. Il ne tient dans aucune place, mais vivote grâce à de petites missions confiées çà et là. Un jour, on lui demande de convoyer deux animaux, un singe et un sanglier, chez un dresseur de province. Les deux animaux partagent la table de Pierrot durant le voyage. Idem pour la chambre... Ah non, quand même. La « poignante fragrance de fauve », la « pathétique odeur de colique rentrée » fait fuir Pierrot qui préfère encore dormir à la belle étoile plutôt que de se coltiner cette ambiance insalubre.

Un parfum de propre, une subtile odeur de savon

Le savon est le cosmétique de base du début du XXe siècle. On le retrouve aussi bien dans le savon à barbe que dans le mascara, le fond de teint ou le savon destiné à l’hygiène du visage, des mains ou du corps.

Pour papa Pradonet, un bon savon à barbe c’est l’essentiel. Cet homme de belle stature se rase généralement le soir vers 17 h 30-18 h, pour être « frais » au dîner. Il prend un vrai plaisir à se raser, à se « gratter la couenne », pourrait-on dire. Pour bien « sabrer le poil », il gonfle la joue à bloc, afin de tendre la peau au maximum.

Pierrot, quant à lui, se savonne avec soin par respect humain. « Il se lava soigneusement tous les endroits où ça peut sentir mauvais, se mouilla les cheveux, se brossa de la main [...] ».

Un fond de teint bronzant

Pour être assistant du fakir Crouïa-Bey, il faut avoir le teint bronzé, résultat obtenu avec un cosmétique adapté. Ce Crouïa-Bey se trouve être le frère de l’amant de jeunesse de Léonie, veuve Prouillot. Que le monde est petit ! En apprenant cela, notre brave Léonie en est toute retournée. Une émotion qu’il faut peut-être mettre sur le compte de ses « mensualités » (entendre bien entendu menstruations).

Un prince Poldève aux cheveux gominés

Le prince Luigi a mal choisi son endroit pour mourir. Un coin de potager ! En souvenir, ses compatriotes lui font construire une chapelle... qui deviendra une verrue sur le beau terrain où Pradonet fait construire un parc d’attraction sensass. Le prince Luigi ne laisse derrière lui que le souvenir de ses splendides rouflaquettes et un léger parfum de violettes, provenant de son fixateur pour cheveux, une « gomina argenta » (Gomina argentée, sans doute). L’ionone qui parfume ce cosmétique était considéré au début du XXe siècle comme « un des plus beaux parfums synthétiques ».2,3

Pierrot mon ami, ça lui pendait au bout du nez

Avec Pierrot, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Il faut « en avaler des couleuvres », recevoir et essuyer les molards en pleine face et les « essuyer en disant merci, encore. » Pradonet n’est guère mieux loti. Son parc d’attraction prend feu. Léonie le quitte et retrouve, comme par hasard, son amour de jeunesse, Jojo Mouilleminche. Ces deux-là filent le parfait amour et raflent le terrain de Pradonet, pour y implanter un parc zoologique de première catégorie. Et puis la fille Yvonne ne se débrouille pas mal non plus. Elle a réussi à faire disparaître le codicille qui faisait de Pierrot l’heureux héritier de M. Mounnezergues et le mettait à l’abri pour le restant de ses jours. Que voulez-vous Pierrot n’a de nez que pour les cosmétiques !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son ami... Pierrot !

Bibliographie

1 Queneau R. Pierrot mon ami, Gallimard, 1943, 183 pages

2 Cerbelaud R. Formulaire des principales spécialités de parfumerie et de pharmacie, 1912, 119 pages

3 Cerbelaud R. Formulaire de parfumerie, 1933, 764 pages

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