> 23 juillet 2022
Lorsqu’un père meurt subitement, en jetant un regard plein d’horreur en direction de sa fille, il y a de quoi se poser quelques questions. C’est bien évidemment la consternation à Whitegates, la propriété des Money, à Great Marsen. Shelagh, la fille en question, décide de mener sa petite enquête afin de répondre à l’interrogation muette de son père. Un voyage en Irlande, en pleine guerre civile (ça explose de tous les côtés), une rencontre qui restera gravée dans sa mémoire... Shelagh pourra vivre 110 ans ; elle se souviendra toujours de l’année de ses 19 ans !1
Alors que son mari est au plus mal, Mrs Money confie celui-ci aux bons soins de sa fille Shelagh. Le temps pour elle de filer se refaire une beauté chez le coiffeur le plus proche. Toute ragaillardie par son passage entre les mains d’un professionnel, elle revient à la maison « les cheveux bien coiffés en hauteur », tout brillants de « l’éclat que leur avait conféré le séchoir » ! Dans le hall, devant son miroir, elle réalise une retouche maquillage, avant de reprendre son rôle de garde-malade. « Puis sortant de son sac un tube de rouge, elle farda ses lèvres. » A « l’aide d’un mouchoir en papier », elle tamponne « l’excès de rouge à lèvres », jusqu’à ce que le rendu lui semble parfait. Après l’annonce fatale, Mrs Money garde la même « coiffure élaborée » ; son visage, en revanche, est « vieilli et hagard » ! Ce visage, objet de tant de « soins », se fripe « soudain comme un masque plastique ». Et puis, il y a les remords qui déboulent : « [...] je m’étais dit que ça me serait une détente de faire un saut jusque chez le coiffeur... Et il semblait aller tellement mieux ». Et ensuite, la vie qui reprend le dessus, au point d’envisager tranquillement d’aller passer quelques vacances chez tante Bella, au Cap-d’Ail. « Je n’aspire plus qu’à fermer les yeux et m’étendre sur la terrasse ensoleillée de Bella, en essayant d’oublier toutes les misères de ces dernières semaines. » Shelagh, ulcérée, s’étonne d’une telle vitalité ! Voyant sa mère toute guillerette à l’idée de bronzer au soleil, Shelagh ironise : « Cela faisait penser à une publicité pour quelque savon de luxe. Détendez-vous ! Une femme nue dans un bain de mousse. »
Autrefois, au moment de son mariage, Mrs Money était une élégante jeune femme outrageusement fardée et terriblement snob. « Des lèvres beaucoup trop fardées, comme c’était la mode à l’époque. » Une jeune femme, peu habituée à boire, qui chavire sur un canapé, avec le meilleur ami de son mari, un soir où les cocktails ont eu raison de sa vertu.
Pendant que Mrs Money est chez le coiffeur, la nurse qui veille M. Money prend l’air dans le jardin. Elle en revient « tout échevelée », fait assez étonnant pour une infirmière toujours « soigneusement coiffée ».
Une jeune fille de 19 ans, voilà Shelagh au moment où nous la découvrons. Avant de mourir, son père lui a glissé un regret à l’oreille. Le vieux Nick (alias Commandant Nicolas Barry), témoin de mariage, s’est laissé couler après un accident de moto. Un œil en moins, un ami en moins, Nick est parti se terrer en Irlande, patrie de ses ancêtres. M. Money regrette visiblement quelque chose. Départ pour Dublin et un « bon bain chaud » à l’arrivée, pour se remettre de la fatigue du voyage. Enfin, un bain pris dans un hôtel de troisième zone, car il n’y a pas trop de choix dans le petit village du vieux Nick. Le robinet qui goutte en permanence a laissé « une traînée brunâtre » au fond de la baignoire. Une petite promenade après le dîner et voilà Shelagh enlevée par deux autochtones... Cap sur l’île du vieux Nick. « Pas de peigne, pas de rouge à lèvres ». Aucun moyen de faire une retouche « à son maquillage » ! « Les cheveux mouillés », le teint terne, Shelagh a « l’air d’une folle ». Pourquoi le vieux Nick l’a t-il fait capturer, pourquoi cette fouille au corps à l’arrivée ? Shelagh, toute émue, se présente à Nick sous son nom de scène (elle est toute jeune comédienne), à savoir Jinnie Blair. Elle retrouve également, dans sa cabine (quel luxe !), sa valise et tous ses produits cosmétiques (« ses produits de beauté y avaient été soigneusement rangés »). Réconfortée par la proximité de ses cosmétiques, Shelagh se farde les yeux, avec beaucoup de soin (« beaucoup plus de soin que la veille ») et tente de découvrir quelle est la personnalité de Nick, sans pour autant dévoiler la sienne. Au bout de quelques heures, retour à la cabine et pause shampooing. Il faut dire que pour Shelagh, le shampooing est « l’ultime recours pour se détendre ».
Et puis, retour en Angleterre, retour au théâtre où « l’exaspérante Olga Brett » ne cesse de chiper le « rouge à lèvres » fétiche de Shelagh ! Pouah !
Cheveux clairsemés, « bandeau noir sur l’œil gauche », Nick a l’air d’un vieux loup de mer un peu corsaire sur les bords dans son habitation aux allures de navire. Parfumé à l’eau de Cologne (la même que celle du père de Shelagh), il est à la fois rassurant et séduisant. « ça ne sentait pas du tout comme ces lotions d’après rasage dont s’inondent maintenant les hommes. » Sur le bateau, les porte-savons contiennent le savon « Camée », un peu « trop exotiquement rose pour avoir été élu par un homme normal ». Taquin, le vieux Nick chambre Shelagh, dès qu’il le peut. La voyant débarquer dans la cambuse, une serviette autour des cheveux, il s’amuse de cette « séance de haute coiffure » (en français dans le texte, s’il vous plaît »). Nick et Shelagh s’attirent et se repoussent... Que de champs magnétiques !
Un jeu du chat et de la souris, entre un vieil homme et une jeune fille. Deux peaux qui s’attirent, se reconnaissent (« C’est une question de peau, pensa-t-telle. On a des peaux qui s’accordent ou non. Elles s’unissent, se fondent en une seule, se dissolvent puis sont ensuite régénérées... ou bien il ne se produit rien, comme lorsque le contact ne s’établit pas, que les plombs sautent. ») et pour cause... l’un est le père biologique de l’autre. Une histoire de cocktails et de viol survenu autrefois ! Rien de bien glorieux pour le vieux Nick. Ah au fait, le regard horrifié de Jack Money avant de mourir... une vision glacée en un éclair. Les traits de Nick, sur le beau visage de Shelagh !
Une nouvelle pleine de suspense, de surprises, de cosmétiques. Les femmes se fardent, les hommes se parfument à l’eau de Cologne. Daphné du Maurier se régale lorsqu’elle farfouille dans les produis de beauté de son héroïne. Quelle gourmandise à l’égard des produits de soin et de maquilllage !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son héroïne au shampooing !
1 du Maurier D., « Tel père telle fille » in « Pas après minuit », Albin Michel, 372 pages, Paris, 2015
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