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Oraisons funèbres d’un drôle de paroissien pour amuser la galerie !

> 01 novembre 2020

Oraisons funèbres d’un drôle de paroissien pour amuser la galerie !

Louis Aragon, ce type ne serait-il pas un peu fêlé, dérangé, insensé... Souffre-t-il d’hallucinations ? Abuse-t-il de drogues diverses et variées ? Entre ombre et lumière, cet écrivain-poète, très observateur, louvoie, avec délice, partant parfois dans des délires plus ou moins poétiques. Cet homme est tout bonnement un surréaliste qui nous vend du « stupéfiant venu des limites de la conscience », du « génie en bouteille », de la « poésie en barre ». Il se propose de faire neiger les confettis de la mémoire. « Images, descendez comme des confetti ».

Ce paysan de Paris observe à la loupe tous les passants et commerçants susceptibles d’être rencontrés dans le passage de l’Opéra.1 Ce passage qui comporte trois galeries est voué à une mort certaine, puisqu’il va falloir dégager la piste, au profit du prolongement du boulevard Haussmann. Avant qu’ils ne soient définitivement enterrés sous les décombres, Louis Aragon rédige une oraison funèbre en hommage aux commerçants et passants amoureux de ces galeries. Les passantes, les coiffeurs, les cireurs (le cirage de pompes est un « art mineur », mais un art quand même), les vendeuses de mouchoirs, tout y passe...

Oraison funèbre en l’honneur des passantes

Les femmes, qui déambulent dans le passage, « laissent derrière elles » un « sillage de sensualité » toujours différent. « Ce n’est jamais le même regret, le même parfum ». Certaines femmes prêtent parfois à rire pour les esprits les plus moqueurs. Il existe, pour celles-ci, une « disproportion » « entre leur physique médiocre ou burlesque et le goût infini qu’elles ont de plaire. » La plupart semble être des professionnels de l’amour ; leurs clients, à la mine stricte, arborent fièrement barbiche sérieuse au menton et légion d’honneur à la boutonnière.

Oraison funèbre en l’honneur de coiffeurs

Le passage abrite au moins trois coiffeurs chargés de transformer des « bêtes des forêts vierges » en citoyens séduisants, venus ici pour « se préparer au plaisir et à la propagation de l’espèce ». Ces coiffeurs peuvent être considérés comme des artistes avec leurs « ciseaux chanteurs » et leur « vaporisateur magique ».

Le coiffeur pour dames se doit d’avoir les mains douces. Dès sa période d’apprentissage, il « commence à se soigner les mains », afin d’atteindre ce but, une main veloutée et sans aspérités. Tout comme Aragon, ce professionnel voue une sorte de culte aux chevelures féminines, comparables à des serpents fascinateurs. « Il dénouera désormais tout le long du jour l’arc-en-ciel de la pudeur des femmes, les chevelures légères, les cheveux-vapeur, ces rideaux charmants de l’alcôve. »

Rien ne comble plus Aragon qu’une blonde chevelure. S’il avait été coiffeur, il se serait certainement voué à ce type de clientes. « Blond comme les blés », c’est tout de même un peu court pour décrire des cheveux de « fougère, de résine, de topaze, d’hystérie ». « Blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser ». Blond « comme le bruit de la pluie », blond « comme le chant des miroirs ». « Blondeur des toits, blondeur des vents, blondeurs des tables ou des palmes », blondeur de « la mousse »... Il faudrait peut-être penser à porter des lunettes, Monsieur Louis ! Allez, on continue un peu en faisant un petit tour en forêt... blond comme les « girolles, les oronges, les lièvres, le cœur du bois, le sang des plantes, les yeux des biches ». Plus trivialement, le blond va du blanc au jaune, en passant par le rouge ! « La mémoire » de Louis Aragon est « blonde vraiment » !

Tout l’appareillage mis à disposition du coiffeur semble doué de vie aux yeux de Louis Aragon. Le « petit fer » le rend lyrique à souhait. Le séchoir mécanique se transforme en serpent, « le tube à rayons violets » fait les yeux doux et la conversation est agréable avec le « fumigateur à l ‘haleine d’été »...

Les coiffeurs pour hommes - on en compte deux, ont chacun leur style et leur clientèle attitrée. Le plus opulent met en scène sept coiffeurs (Vincent, Pierre, Hamel, Ernest, Adrien, Amédée, Charles) « corrects et peu voluptueux ». Ces coiffeurs « puritains » connaissent leur métier jusqu’au bout des doigts, mais ne s’offrent aucune fantaisie. Rois de la figure imposée, ils laissent avec soin les figures libres au vestiaire. L’application de mousse à raser se fait au blaireau et non au doigt, comme chez les Allemands ; la gestuelle est sûre, mais dénuée de sentiments. Inutile de franchir le seuil de leur échoppe si l’on souhaite un massage du cuir chevelu. Ces « coiffeurs corrects et peu voluptueux » en ignorent les bases. Ils n’ont aucun attrait pour l’atlas du massage. Celui-ci devrait, pourtant, être imposé comme livre de chevet aux futurs coiffeurs. « Ils y apprendront à laisser errer leurs doigts sur les crânes ; ils y apprendront à les attarder au niveau du lambda où le plaisir atteint son comble, et à les écarter tout à coup vers les écailles où des nouveaux royaumes nerveux sous l’influence du massage entrent brusquement en danse, envoyant de curieux élancements vers les oreilles et les régions voisines du cou ».

Le coiffeur Gélis-Gaubert (aux n° 19 et 21) est le « Coiffeur des Grands Hommes » ; c’est un salon de coiffure extrêmement célèbre. Il a d’ailleurs fait l’objet de nombreux reportages ; les journalistes y font poser le patron-coiffeur à moustaches formidables, « qui tiennent du sable, du poivre et du coton-poudre ». Les clients sont, bien sûr, aussi célèbres que le coupeur de cheveux en quatre qui règne sur ce domaine. On a pu y croiser des « Grévin, Meilhac, Granval, Morny, Goncourt ». Gens de spectacle, écrivains, hommes politiques et peintres laissent en partant une photographie dédicacée. Gustave Courbet y laissa même un tableau pour prix d’une note laissée longtemps non soldée.

Dans sa vitrine, les objets s’amoncellent : trousses, flacons, peignes, « limes et tout ce qui fait des mains une blanche magie », des fards, des « philtres d’effarement », des savons de toutes les couleurs, des brosses à dents, des dentifrices, des « sels pour la migraine et les vapeurs », des « eaux pour les yeux, des pâtes à miracles ». Les spécialités de la maison se nomment Glykis, la lotion qui fait la peau belle et qui possède une jolie « couleur émeraude » et le velouté naturel, un « dulcifiant après-rasage ». Monsieur Louis trouve ce dulcifiant admirable ; il engendre chez lui une réaction violente et un lyrisme sans borne. Ce produit merveilleux sent « le thym et la lavande, l’odeur même des montagnes, et non pas de ces montagnes arrogantes qui ne portent que des glaces et des plantes vénéneuses, mais de celles qui sont résine et myrtille, où l’on voit les chalets s’orner mélancoliquement de fromages bleus, tout dans le velouté naturel est pareil à un paysage du matin, avant que les arbres aient encore secoué toute la nuit, un paysage pour les joues qui sous cette fresque tactile s’abandonnent au vertige des promenades forestières en automobile, n’oubliez pas de corner : tournant dangereux. »  On y trouve enfin un lot d’éponges, « au grain plus variable que le vent, au grain plus variable que celui de la peau des femmes. »

Oraison funèbre en l’honneur des bains

L’établissement de bains qui siège dans la galerie a un petit côté équivoque, qui n’est pas pour déplaire à Monsieur Louis. Cet établissement est source de « rêveries dangereuses ». « Le coup de foudre dans une baignoire : vous pouvez rire, vous ne savez pas de quoi vous riez. » C’est avec un « Kodak » que Monsieur Louis pénètre dans ce lieu d’hygiène. Drôle d’idée, nous direz-vous. Les photos une fois développées révèlent des cabines luxueuses, équipées de canapé et de table de toilette.Ces cabines peuvent communiquer. Chut, on n’en dira pas plus !

Oraison funèbre en l’honneur du café Certa

Monsieur Louis se plaît depuis toujours à observer les femmes se refaire une beauté dans les toilettes des cafés ou des restaurants. Dans ce lieu exigu, « la beauté se recompose ». Au lavabo des dames, rouge à lèvres et poudre de riz sont tirés du sac, afin de permettre des « transformations adorables » et de restituer toute leur séduction.

Le café Certa offre un excellent porto rouge, pour deux francs cinquante. Ce porto « chaud, ferme, assuré » laisse un excellent souvenir en bouche.

Oraison funèbre en l’honneur d’une drôle de vendeuse de mouchoirs

La boutique de mouchoirs de la galerie de l’Opéra n’est pas vraiment très clean. Il s’agit en réalité d’un hôtel de passes. La tenancière est une femme qui ne se farde pas, mais qui porte « juste assez de poudre de riz pour faire penser à une dame de compagnie ou à une gouvernante. » Ses cheveux sont « teints discrètement », comme le ferait une personne de qualité. Cette gentille dame pourrait être votre « mère » ou votre « femme de ménage », c’est vous dire ! Un dernier mot quand même : sa jupe, de couleur « groseille agonisante » ou « tournesol teintant un peu l’urine », devrait nous mettre la puce à l’oreille quant à la moralité de cette personne qui ressemble par ailleurs à Mme Tout-le-monde !

Eloge, d’un Paris qui fuit...

Louis Aragon, Kodak sur le ventre, parcourt le passage de l’Opéra de long en large et multiplie les instantanés. Le résultat : un kaléidoscope d’images parfois un peu biscornues. Certaines photographies sont parfaitement nettes, d’autres sont floues ou complètement voilées. On y voit des coiffeurs et des garçons de café en pleine action, des masseuses très spéciales (on glissera vite fait sur les qualités très particulières des masseuses de Mme Jehane), des passantes attendrissantes ou provocantes. Bref, tout un petit monde destiné à mourir sous les pelletées des démolisseurs. Drôle de prose, émanant d’un jeune homme de 27 ans qui a déjà les regrets d’une personne d’âge mûr et qui choisit pour chanter son désespoir un lieu où l’écho retentit.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Aragon L. Le paysan de Paris, Le livre de poche, 1966, 251 pages

 

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