Nos regards
Nane à sa toilette ou une éponge ubuesque !

> 28 juin 2020

Nane à sa toilette ou une éponge ubuesque !

Paul-Jean Toulet a une amie qui s’appelle Nane.1 Enfin, une amie, façon de dire… Nane est sa maîtresse… enfin façon de dire aussi car elle est la maîtresse de beaucoup de messieurs… Nane est une « courtisane de qualité »… Sa beauté, c’est un « suffisant gagne-pain »… On va dire qu’« elle est en toilette décente », quand « on ne voit plus la couleur de [sa] peau ». Et encore… Chez Nane, « la jupe trahit et souligne […] une croupe de danseuse andalouse » ; cette jupe plaque le ventre au point que l’on a l’impression qu’elle n’en a « plus du tout ». De toute façon, ses visiteurs ne la voient pas souvent habillée… pensez donc, il lui arrive même de dîner « en peau » ! On peut la trouver « accroupie auprès du feu, […] et il semble que la flamme l’ait dorée ; ou plutôt sa chair a la nuance d’un quartier de mandarine. […] ; moins orgueilleuse de la décisive géométrie de son corps que de sa chair voluptueuse, qui vous met l’âme au bout des doigts ». « Elle a des dessous, semble-t-il, tout blancs, au moins ses bas le sont-ils, et la peau de ses pantoufles. Sa chevelure qui a comme ses yeux la patine de ces bronzes que le baiser des pèlerins a jaunis, est retroussée par devant, à la Messaline ». Blancs ou noirs ? « En pleine toilette », Nane est « toute noir-vêtue de dentelles et fort décolletée ». Dans l’intimité, on peut se rendre compte que Nane a une « gorge blanche » et de « blanches jambes ».

Un endroit qu’affectionne particulièrement Nane, c’est son cabinet de toilette. « Les brosses, les houppes, les limes »… tous ces accessoires purement féminins peuvent finalement être considérés comme ses outils de travail ! Un « miroir ourlé d’or » lui renvoie « l’ombre pâle de ses épaules ou de ses bras, et cette face victorieuse qui lui est à elle-même comme un monstre toujours nouveau ». Un peu comme la belle-mère de Blanche neige, mais pas au même âge (Nane n’a que 22 ans -avoués !) son reflet l’inquiète au point de susciter cette question : « Pensez-vous que moi aussi je deviendrai vieille ? » Ce à quoi un philosophe nommé Elibuuru lui répond « Non, pas un jour. C’est la nuit qu’on vieillit, qu’on devient flasque et ridé, qu’on se poche ». Réponse étonnante. La raison est toute simple (!) pourtant : la nuit, « il y a des bêtes, Nane, des bêtes frileuses et presque invisibles, qui vivent de notre sommeil. […] Elles, cependant, de leurs doigts pâles, de leurs lèvres, tâchent de ravir votre jeunesse. » Ce n’est pas vraiment rassurant quand on vit de ses charmes ! Aussi une subite constatation fait pousser un cri à Nane « Ah ! seigneur, j’ai quelque chose au coin des yeux quand je ris, c’est horrible : est-ce que c’est la patte d’oie ? » « Devant le grand feu du cabinet de toilette », un admirateur la compare à « une pêche Bourdaloue ». Il est sans doute plus juste de faire appel au règne animal qu’au règne végétal en matière de comparaison… elle est « pareille au léopard », cette « libertine ».

Nane n’a pas forcément tout le temps très bon caractère : « elle s’est […] brouillée de nouveau avec sa manucure, elle fait ses ongles toute seule ; et il est manifeste qu’elle y est distraite : celui de l’annulaire gauche a été sur les côtés limés trop près de la chair, et elle oublie à plusieurs reprises de mettre du corail sur le chamois. » Rien ne va plus ! Enfin, voilà ce qui se passe quand on se fâche avec les personnes dont on a besoin…

Nane « a peu de prétentions aux sciences »… Enfin, ce n’est pas vraiment ce qu’on lui demande non plus… De l’avis de certains, « elle est mystérieuse comme la sottise »… Enfin, là encore… Quand elle se couche, c’est une « occupation où beaucoup de gens s’accordent […] à la juger irrésistible » !

Quand elle sort, c’est « une chose si belle à voir marcher »… Une chose ! Tout est dit !

On rencontre aussi, en Arles, « une fille, de chair grasse et mate, qui vendait du raisin mûr » et à Moulin « une fille quelconque, assez jolie, qui s’obstina à prendre » un certain Romuald A’Bissen van Thulda « pour un marchand de savon » qu’il n’était pas, bien sûr. Parce qu’« elle en était folle », « elle alla se faire tatouer au blanc de la cuisse […] un cœur transpercé d’un couteau » avec le nom de l’élu.

On croise « un assez beau gars », un « électricien, de ceux que les femmes du peuple jugent « costauds ». Il avait les épaules larges, une moustache qui reluisait de cosmétique, la main grande, douce et velue. »

On voit furtivement un coiffeur avec des « yeux sublimes » et capable de faire de drôles de cadeaux : « une grosse éponge […], grosse comme la gidouille d’Ubu ». Drôle d’idée de comparer la taille d’une éponge avec la circonférence du ventre du roi du cynique potentat sorti tout droit de l’imagination d’Alfred Jarry.

Mais revenons à Nane sur qui s’abat « une maladie cruelle », une de ces maladies pour laquelle il va falloir un peu plus que l’eau de mélisse habituelle pour s’en remettre. On pense la perdre ! « Elle délira toute la nuit, agitée d’épouvantes nouvelles ». Mais Nane est solide : elle va de nouveau paraître au milieu d’Américains, « col nu, ses yeux de pierre dorée, le rebroussis de ses cheveux », plus vivante que jamais !

Plus vivante… et prête à se marier… avec M. Dieudonné Le Marigo, un « Belge riche et industriel » ! Ce qui peut faire dire à l’un de ses amants : « c’est vrai, Nane, que vous êtes jolie comme tout, ces jours-ci. Et quand je songe que c’est M. Le Marigo avec ses quarante-cinq ans, qui va moissonner toutes ces roses, comme lui-même dirait, et tous ces lis. »

Tout est bien qui finit bien et à 30 ans (âge réel), il est vraiment temps de se ranger ! Le mariage de Nane en la parant des « grâces du renouveau » va ouvrir une nouvelle page de la vie de cette splendide cocotte.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration de ce jour !

Bibliographie

1 Toulet P.J. Mon amie Nane, Le livre de poche, 1962

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