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Mrs Dalloway, comme un poisson hors de l’eau !

> 01 avril 2021

Mrs Dalloway, comme un poisson hors de l’eau !

Arrivée à un tournant de sa vie et alors que Clarissa Dalloway a tout pour être heureuse - un époux aimant, une fille ravissante, une position dans la société, un germe de doute commence à faire craquer les jolies jardinières qui ornent sa belle demeure et à créer la zizanie.1 Il lui a suffi de croiser un amour de jeunesse pour faire vaciller un équilibre que l’on croyait stable. C’est dommage, la matinée de juin, son air vif, tout empli des sonorités des cloches de Big Ben, une qualité atmosphérique remarquable, autant d’éléments qui annonçaient une belle journée, une journée qui devait se terminer en apothéose par une de ces soirées mondaines dont Clarissa a le secret. Un grain de sable... et voilà Clarissa qui en vient à vouloir « refaire sa vie », à rembobiner le film... Clarissa, plus habituée à s’assoir à sa coiffeuse qu’à réfléchir sérieusement, Clarissa, la frivole, Clarissa se met à penser... et à s’imaginer dans une prison dans laquelle elle tenterait de laisser des traces de son passage « avec ses ongles sur un mur ».

Pour bien comprendre Clarissa il faut se rappeler de sa jeunesse dorée à Bourton ; deux amoureux qui se pressent autour d’elle et qui ont chacun des qualités bien spécifiques. Richard est un brave garçon, tout en rondeur, pas égoïste pour un sou, chasseur invétéré devant l’Eternel, un hobereau simple, sans prise de tête, avec lequel il fera bon vieillir en douceur. Un homme qui aime « ses chiens » et sent l’écurie. Et puis, il y a Peter, un fils de mineur, supérieurement intelligent, grand lecteur devant l’Eternel, un homme avec lequel on se sent intelligent à défaut de l’être vraiment. Un homme, avec prise de tête, avec lequel il sera certainement difficile de vieillir moelleusement.

Tout à coup, Clarissa prend conscience que tout le monde avance masqué ! Des « masques grimaçants » ou au contraire charmants. Des masques qui voilent la réalité. « Une moustache cirée » impeccable, mais une belle canaille pourtant ! Au début de la fête, Clarissa, « comme un piquet planté en haut de l’escalier », se demande bien, une fois de plus, quelle mouche l’a piquée d’envoyer ainsi toutes ces invitations.

Clarissa Dalloway, une blonde qui se voudrait brune

A 52 ans, Clarissa se met à dresser le bilan de sa vie. Un bouquet de pois de senteur dans les bras (il convient de fleurir la maison avant l’arrivée des invités), elle s’interroge. Cette ex-blonde, au teint « rose, délicat », à l’allure encore « juvénile », se rêve brune, avec une « peau tannée et des yeux magnifiques ». Une beauté opulente, moelleuse, des formes généreuses, une allure « lente et majestueuse ». Tout le contraire de ce qu’elle est actuellement ! Clarissa, pour de vrai, a la structure d’un échalas ; « effilée, comme une flèche » ; « un petit visage ridicule, avec un bec d’oiseau ». Ah, tout de même, de « jolies mains et de jolis pieds ». Et puis l’art d’accommoder des restes encore très convenables. Avec peu de moyens, Clarissa arrive à se débrouiller et à donner l’impression qu’elle sort de chez un grand couturier. Une femme qui a de la classe, pourrait-on dire. Une belle femme, mais une femme froide comme un glaçon... qui vous enrhumerait en moins de deux. Il lui manque « quelque chose de central qui irradie ». Clarissa en a conscience de manière fugace. De temps en temps, une note de musique ou une bouffée parfumée la plonge dans la peau d’un homme. Et sous cet angle de vue, Clarissa y voit plus clair. Mrs Dalloway manque fichtrement d’un je ne sais quoi d’indispensable !

Clarissa, depuis son mariage avec Richard, s’est effacée, comme suite à un trait de gomme. Mrs Richard Dalloway... et non Mrs Clarissa Dalloway. Pas de métier, pas de croyances particulières, juste les soins du ménage (et encore il y a des bonnes efficaces pour cela) et les soins de sa personne. Rien de bien folichon, évidemment. Une vie passée derrière une « table de toilette », remplie de toutes sortes de flacons de cosmétiques. Un « corps délicat », qui nécessite des soins cosmétiques nombreux et quotidiens ! Pas de quoi avoir le sentiment d’avoir réussi sa vie.

Richard Dalloway, l’éternel amoureux

Richard est un homme simple, heureux qui ne se pose pas mille questions. Un blond aux yeux bleus comme tous les Dalloway. Le bonheur pour lui se résume à « aller dire à sa femme qu’il l’aime » au son du bourdon de Big Ben. Tenir la main de Clarissa, la contempler, lui offrir des fleurs... Richard n’a jamais le bourdon, ni le spleen, ni d’états d’âme. Ce représentant de la Chambre des Communes est l’équilibre-même.

Elizabeth Dalloway, la fille brune aux parents blonds

Elizabeth est brune, avec des « yeux chinois dans un visage pâle ». Un « air de mystère oriental » qui lui vient d’on ne sait où ! 17 ans et beaucoup de charme. En la voyant, les gens la comparent à un « peuplier, à l’aurore qui se lève, à une jacinthe, à un faon, à l’eau vive, à un lis blanc. » Des comparaisons qui fatiguent la jeune fille. Quelques cosmétiques sans doute, pour obtenir un teint qui évoque « la pâleur du bois peint en blanc ». Un air d’innocence ; une jeune fille à l’aube de sa vie, des projets pleins la tête (des rêves de carrière comme médecin, député ou... fermière).

Mrs Doris Kilman, une préceptrice ficelée dans un affreux mackintosh

Mrs Kilman est la préceptrice d’Elizabeth ; une femme de plus de 40 ans, ficelée dans un affreux « mackintosh » (le baromètre est toujours à la pluie !), laide, gauche... Un physique ingrat, qui est loin d’être au diapason d’une intelligence dans la très bonne moyenne. De « gros yeux couleur de groseille à maquereau » et pas beaucoup de classe. Alors qu’un rien habille Clarissa, rien ne va à Doris qui, au fil du temps, ne cherche même plus à plaire. Instruite, intelligente, Doris déteste Clarissa, qui représente tout ce qu’elle n’est pas. Doris a pourtant essayé de se rendre agréable à l’œil... sans succès. « Elle avait beau se coiffer du mieux qu’elle pouvait son front ressemblait toujours à un œuf, blanc, dégarni. » Du coup, autant se venger sur la nourriture et trouver à table les plaisirs qui se refusent dans les autres pièces de la maison. Doris est croyante, par intermittence. Sa foi, au clignotant, n’éclaire pas bien loin. Une « roue dégonflée », c’est comme cela que Doris se considère généralement. Un « diplôme universitaire » ne lui permet pas de trouver un sens à sa vie. La distorsion entre l’intérieur et l’extérieur est trop grande pour pouvoir vivre sereinement.

Peter Walsh, l’éternel amoureux à cheveux gris

Peter Walsh, un gentleman de 52 ans et 6 mois, est un drôle d’oiseau, à « cou de poulet » et « mains rouges ». Il possède un drôle de tic ; il se balade la plupart du temps un couteau de poche à la main... comme s’il était prêt à tout détruire sur son passage. Après avoir été éconduit par Clarissa, dans sa jeunesse, il a disparu ; il réapparaît, enfin, après avoir passé 5 années en Inde ; juste le temps nécessaire pour tomber amoureux d’une jeune femme mariée, et mère de deux enfants, une certaine Daisy. Un petit tour à Londres et les envies de mariage s’évaporent à grande vitesse. Cet amoureux perpétuel n’a plus vraiment le désir de se lier pour toujours. Il lui suffit de croiser dans la rue une jeune femme en « gants blancs », les lèvres teintées d’un « œillet rouge » pour renoncer à poursuivre ses projets d’union légitime. En 5 ans, les Anglaises ont changé. Entre 1918 et 1923, elles ont gagné en minceur et en élégance. Les « robes droites, moulantes, avec l’ourlet très au-dessus de la cheville » sculptent des corps de femmes qui découvrent, avec gourmandise, les premiers cosmétiques amincissants.2 Elles ont désormais pris « cette habitude exquise et apparemment universelle de se maquiller. » Toutes les femmes que Peter rencontrent utilisent du blush pour rosir leurs joues, du rouge à lèvres (« lèvres taillées au couteau ») et de la teinture noire de jais. « Ce n’était partout que décoration, artifice ». Les femmes se remaquillent en public avec une totale impudeur. Ceci équivaut pour Peter à parler « ouvertement des water-closets », en tous lieux et tout temps. « Et puis cette façon de sortir son rouge à lèvres, ou son poudrier, et de se refaire une beauté en public. » Et cette façon d’embrasser son fiancé devant tout le monde ! et de « se repoudrer le nez devant tout le monde » ! Bref, les temps changent. Et Peter lui reste le même. Très intelligent, très cultivé, mais un peu raté, avec des goûts vulgaires en matière de conquêtes féminines, mais des aspirations beaucoup plus élevées ! A 52 ans, il va lui falloir aller quémander à droite, à gauche un poste dans un ministère, ou bien dans un bureau ou bien une place de précepteur...

Septimus Warren Smith, un trentenaire à chaussures jaunes qui se voudrait plus serein

Alors que Clarissa est toute à l’organisation de sa soirée, Septimus, un trentenaire dépressif, au « visage pâle » et au « nez en bec d’aigle », arpente, avec ses « chaussures jaunes » (jaune serin a-t-on envie d’ajouter !), le pavé londonien en quête de sens, de sérénité. La journée est ensoleillée à ravir... il y a des envolées d’ombrelles noires, vertes, rouges à chaque coin de rue. Pourtant, le ciel de Septimus n’est jamais bleu. Une vie de misère. Une enfance loupée, avec une mère qui se plaint, pour la « cinquantième fois », que son gars est descendu manger « sans se laver les mains ». Bien que marié à Rezia, Septimus reste désespérément seul. « Il était seul avec la desserte et les bananes [...] ». Une solitude et un désespoir qui le mèneront au suicide... la fenêtre est ouverte, il n’y a qu’un pas à faire…

et puis des jeunes gens qui vont mettre une gerbe sur la tombe d’un soldat inconnu

Des jeunes gens, beaux comme tout, sanglés dans leurs uniformes. Des jeunes gens qui perdront leur superbe, demain, lorsqu’on les retrouvera en train de vendre « du riz ou des savonnettes dans une épicerie ».

et des invités bien propres, bien maquillés

Parmi les invités de Mrs Dalloway, il y a lord Gayton « astiqué, récuré », comme un ustensile de cuisine ; il y a aussi Nancy Blow, avec un « teint d’abricot, obtenu par le fard et la poudre ». Peut-être utilisait-elle un ancêtre de l’Embelliseur abricot, le produit-culte de la gamme Agnès b. du Club des Créateur de beauté, un site de vente en ligne de produits cosmétiques aujourd’hui disparu. Nancy est le charme incarné ; tous ces vêtements semblent sortir tout droit d’un atelier de créateurs parisiens.

Mrs Dalloway, en bref

Dans ce roman, les héros s’interrogent sur leur vie, ont des aspirations d’immortalité, s’imaginent flottant dans certains lieux ou autour de certains êtres, une fois la mort arrivée. L’âme est « un poisson », qui habite des fonds profonds et remonte parfois en surface, pour prendre une bonne goulée d’air. On s’invite à la soirée de Clarissa et on dépose son manteau au vestiaire, auprès de Mrs Ellen Barnet, la vieille nourrice de la maîtresse de maison. Ellen, pleine de gentillesse, nous aide à remettre d’aplomb notre « cache-corset » et nous redonne un petit coup de peigne, avant notre entrée en scène. Ellen, une larme au coin de l’œil, se souvient du temps béni de Bourton, un temps où « les jeunes personnes ne se maquillaient pas. »  Tout se passe pour le mieux, jusqu’au moment où un maladroit se met à parler du suicide de Septimus. Un froid glacial s’installe alors !

Le problème de Clarissa, c’est un problème de paire de lunettes. L’image que lui renvoie Richard, le tendre et fidèle mari, l’image que lui renvoie Peter, l’amoureux d’antan, qui fait vibrer à nouveau la corde de l’amour, n’est pas l’image que souhaite voir Clarissa. Le « sentiment d’être autre chose qu’elle-même » vient titiller la femme, à la « beauté imposante » et aux cheveux, désormais, gris. C’est à 52 ans seulement, que Mrs Dalloway vient de prendre conscience de l’étroitesse du bocal dans lequel elle s’est laissée enfermer depuis bien trop longtemps.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration qui n'a rien... d'un poisson d'avril !

Bibliographie

1 Woolf V. Mrs Dalloway, Folio classique, Gallimard, 2020, 358 pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/-a-bas-le-corset-vive-la-creme-amincissante-281/

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