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Métaphysique des tubes... de rouges à lèvres ?

> 13 juin 2021

Métaphysique des tubes... de rouges à lèvres ?

De la géométrie théologique, voilà ce que nous propose Amélie Nothomb, dans sa stupéfiante Métaphysique des tubes.1 Point de triangle trinitaire pour cet écrivain, né dans l’empire du Soleil où tout n’est que sphère harmonieuse... « Dieu est un cercle, dont le centre est partout et la circonférence nulle-part. »2... Non, pas vraiment, selon les calculs d’Amélie. Plutôt un tube, un « cylindre », d’une parfaite sérénité, un cylindre où tout coule, glisse, sans faire de vague. Et comme tout Homme naît à l’image de Dieu, Amélie est passée par l’étape « tube », avant d’acquérir un contour plus orthodoxe. Un tube, appelé sèchement « légume », par les médecins et affectueusement « plante » par les parents ... un tube d’une extrême passivité (c’est un peu normal pour un tube !) et plutôt facile à vivre, tant son désintérêt pour les choses humaines semble extrême. Un an... deux ans... deux ans et demi, puis c’est enfin (!) le premier cri ! Joie dans la maison... « La plante n’est plus une plante ». La plante s’est mise à chanter le nô, imitant en cela un père qui se lève tôt, chaque matin, non pour sonner les matines, mais pour s’initier au chant ancestral japonais (ce père est d’ailleurs connu au Japon sous le nom de « chanteur de nô aux yeux bleus »).

Après la divine plante, l’enfant-dieu !

Après être restée trop silencieuse, la plante se venge. Trop bruyante, tyrannique, demandant des soins continuels et incessants. Par manque de moyens de communication, sûrement. Comment arriver à se faire comprendre sans l’aide d’un minimum de vocabulaire ? A son service, deux gouvernantes japonaises, Nishio-san (la gentille, la douce, l’aimée) et Kashima-san (la méprisante, la sèche, l’ignorée).

Nourriture divine pour enfant divin

Dans cette cacophonie de bruits, de mouvements, d’incompréhension, le tube voit, tout à coup, une main se tendre. La main de vieille dame, tendant un bâton de chocolat blanc. Du chocolat belge, évidemment. Chocolat, Theobroma cacao, selon un certain Linné, botaniste à l’origine d’une classification des plantes. La plante, qui n’est plus vraiment une plante, mais qui reste toujours un tube, s’empare du bâton. Ce bâton « sent meilleur que le savon », qui permet la réalisation des bains rituels et « sent meilleur que la pommade », qui est utilisée après le bain, pour calmer les fesses irritées du tube, plus irritant qu’irrité. Bref... ce bâton, qui sent bon, qui est beau, est également savoureux. « Sucré », « onctueux », ce chocolat, qui n’est pas baptisé pour rien nourriture des dieux, a réussi à calmer le tube. Pour apprivoiser celui-ci, pas question de faire offrande d’un bouquet de roses, des barres de chocolat suffiront amplement. Avec le chocolat, s’ouvrent les vannes des sensations pour un tube dont les sens s’affinent subitement. « L’odeur du jardin », « le vert du lac » où le tube apprend à nager... nez au vent, regard aiguisé, papilles en alerte, la petite fille de 2 ans et demi est désormais consciente d’exister en dehors du tube. Après le chocolat, Amélie découvrira les petits-beurre (ces gâteaux bien nantais), des confiseries à base de gélatine (« E428 »)... et de s’initier, du même coup, à toute une série d’additifs alimentaires aux noms énigmatiques !

Tenue divine pour enfant divin

Afin d’amadouer Kashima-san, Amélie tente différents traitements pour la guérir de « la maladie de se retenir », dont elle semble bien souffrir. Lèvres closes, attitude compassée, les plaisirs glissent sur Kashima, comme l’eau sur une toile cirée. Imperméable à tout, Kashima se retient de rire, de sourire d’admirer et ce d’autant plus que l’objet en est Amélie, la petite fille de la pluie. Peut-être que si Amélie se pare du vêtement traditionnel Kashima laissera sa joie éclater ? « Kimono de soie rose, orné de nénuphars », ombrelle sur lequel se sont posées des « grues blanches », « rouges à lèvres » maternel « barbouillé » sur les lèvres, Amélie est « magnifique ». Rien n’y fait ! Kashima reste de glace.

Et le tube se servit des mots

« Maman », « Papa », « Aspirateur », « Juliette » (la grande sœur), « Nishio-san », « mort », « mer », « tasukete » (c’est-à-dire « au secours » ; vocable logique à utiliser lorsque l’on est en train de se noyer à la mer)... sont les premiers mots qui sortiront des petites lèvres. Mort, deuil... Amélie a compris ce que ces termes signifient. Retour à l’envoyeur... Seul varie le temps nécessaire pour faire le service.

et comme jeu préféré

Une « toupie » qui tourne du tonnerre ! Encore un cercle... encore une sphère... un truc qui tourne en rond, en parfaite plénitude. De quoi calmer le regard pendant des heures, pendant une éternité.

et comme poisson abominé

Les carpes, ces « castafiores obèses et vêtues de fourreaux chatoyants » lui seront offertes pour ses 3 ans, une carpe pour chaque année, trois carpes en tout ! Des carpes qu’Amélie devra nourrir, malgré son dégoût pour ces drôles de poissons gloutons. Des carpes qui l’attireront un jour au fond du bassin et lui tendront les bras. Viens petite Amélie, ne crains rien, le bonheur n’est pas dans le pré, il est là, en milieu aquatique, dans cette eau trouble où l’âme semble retrouver la paix.

Métaphysique des tubes, en bref

La petite autobiographie d’Amélie Nothomb ne couvre que ses trois premières années de vie. On y rencontre une Amélie végétale, vivant en parfaite harmonie avec le monde d’où elle vient, mais pas encore avec le monde où elle vient de prendre pied, une Amélie qui apprend à connaître Jésus et développe une belle connivence avec lui, une Amélie insomniaque, qui se repose la nuit du sommeil de sa sœur Juliette. Un tube qui pense que son père s’occupe des canalisations (il est consul ce qui pour Amélie est totalement abscons), un tube qui aime la saison des pluies, comme si elle-même était une canalisation, qui vénère l’eau et porte un prénom qui rend hommage à la pluie qui tombe. Dès la petite enfance, Amélie a compris que mourir n’était pas grave, que tôt ou tard, il faudrait revenir à la plénitude. Retrouver la sphéritude d’antan !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour le tube des illustrations !

Bibliographie

1 Nothomb A., Albin Michel, 2000, 157 pages

2 https://www.modele-lettre-gratuit.com/auteurs/blaise-pascal/citations/sphere-infinie-centre-partout-circonference-nulle-6606.html

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