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Madame Rubinstein, dans les yeux de Patrick O’Higgins

> 02 décembre 2020

Madame Rubinstein, dans les yeux de Patrick O’Higgins

Madame Rubinstein est un personnage à part. Toute petite (elle mesurait à peine 1 m 50), cette grande dame écrase tout sur son passage, comme un véritable bulldozer. Qui serait mieux placé que son secrétaire particulier pour dresser un portrait intime de cette femme à qui il ne fait pas bon dire « Non » ? La biographie rédigée par Patrick O’Higgins,1 dans un style alerte - 348 pages de bonheur qui se dévorent d’une traite - constitue une véritable mine d’informations pour toute personne curieuse de savoir qui se cache derrière « l’impératrice de la beauté ».

Capricorne, têtue comme une mule, surnommée « L’aigle » par ses parents, le « monstre » au « pouvoir magique » par les personnes qui tombent sous sa houlette, une « hydre », une « psychologue avisée », qui sait flatter les Américaines, en leur vendant « la dernière création de Paris » et séduire les Parisiennes avec « la dernière nouveauté venue des Etats-Unis ». Un « Big brother » qui, du haut de ses nombreux portraits, surveille tout et tous, à toute heure du jour ou de la nuit. Propriétaire de la « Maison-Blanche » (faut pas se priver !), « un mas princier », situé à Grasse. Spécialiste des castagnettes grâce à un dentier mal ajusté. La reine du gadin (ses chevilles sont très fragiles). La pompeuse de génie (« Elle savait tirer parti des gens, leur pomper leurs idées, et alors elle montrait l’audace, la ténacité, la patience nécessaires pour changer ces idées en or »). La « pie voleuse », qui raffole de ce qui brille. « La reine de la crème », « La machine infernale », « L’ordinateur »... Madame Rubinstein, Madame (tout court) a autant de surnoms que d’ennemis, c’est vous dire.

Un mot tout d’abord sur Patrick O’Higgins, une proie facile pour Madame

Né à Paris, élevé dans un pensionnat tenu par des Bénédictins, en Angleterre, le petit « Frenchie », aux cheveux roux et à l’accent parigot, est la risée de ses camarades de classe, qui le trouvent forcément différent... Un Irlandais, timide, né à Paris, qui passe ses vacances à St Jean-de-Luz, au milieu de Basques à l’accent ensoleillé... forcément ça donne un résultat assez étonnant du point de vue linguistique. Un petit passage en Suisse, histoire d’acquérir les « bonnes manières », d’apprendre les rudiments des connaissances qui font d’un jeune homme à dégrossir un compagnon idéal pour personne âgée fortunée... Voilà la façon dont se décrit, non sans humour, le secrétaire particulier d’Helena Rubinstein, dans une biographie destinée à retracer les grandes heures de Madame. Engagé volontaire dans la Garde Irlandaise, durant la Seconde Guerre Mondiale, une blessure à Nimègue, et 18 mois passés dans les hôpitaux afin de recoller les morceaux... Le jeune homme patiente en lisant et en tricotant. Cette longue maturation était sans doute nécessaire pour donner à Patrick toutes les armes nécessaires à une vie - côte à côte - avec la terrible impératrice de la beauté. « Secrétaire-compagnon-majordome... et femme de chambre », Patrick sait aussi manier le fer à repasser, afin de défroisser une jupe, ayant souffert dans une valise. Il veille à la fermeture-éclair des robes de Madame et se tient au garde-à-vous pour contenter ses moindres désirs.

Helena Rubinstein, première impression, une femme pressée et puis la vie en rose, toute en rose !

1950 - La première rencontre de Patrick avec Helena est placée sous le signe de la vitesse. Madame est pressée. Madame court dans la rue... la tête drôlement coiffée d’un drôle de « chapeau rond noir », qui lui donne une certaine ressemblance avec une authentique Bolivienne. Des « cheveux bleu-noir serrés » au maximum, en un « chignon brillant », un « front lisse », un « nez important recourbé », une bouche dessinée avec « un trait de carmin »... un peu trop violent. Des « pommettes rougies » et des ombres artistiquement dessinées au voisinage des yeux. « Des sourcils soigneusement arqués ». « La Sarah Bernhard de la beauté » n’a pas un regard pour le jeune journaliste de « la rubrique des voyages » du magazine Flair. Une soirée mondaine plus tard, et voilà notre jeune homme assis confortablement « sur un petit sofa », à côté d’une femme scintillante, comme un arbre de Noël. Des rubis (10 rangs, pas moins) reposent sur son « opulente poitrine ». La femme, qui éblouit par la richesse de ses bijoux, n’est autre que la Princesse Gourielli (autrement dit Helena Rubinstein, celle qui se baladait il y a quelques jours avec son petit chapeau enfoncé sur le crâne). La soirée se passe à merveille... Patrick raconte, en 2 mots, sa vie. Son travail de journaliste. Son loyer à 50 dollars et son logement si exigu qu’il n’a que « six pas à faire pour aller » de son lit à sa baignoire. De quoi faire rire celle qui pourrait très bien se déplacer en patins à roulette d’un bout à l’autre de son splendide appartement parisien. Et de fait, Helena rit ! Patrick n’a pas perdu son temps. Quelques jours plus tard, le jeune journaliste apprend de manière délicate, par le biais d’un courrier lapidaire glissé dans « une enveloppe rose », qu’il vient de perdre son emploi. Flair, c’est fini ! Il ne reste plus qu’à se mettre sur le marché du travail ; pas si simple pour cet homme d’aspect « agréable », légèrement « play-boy », sans formation véritable. Heureusement, Carmel Snow, la patronne du Harper’s Bazaar, un journal de mode en vogue, a un job à proposer. En « robe de linon rose » et « bonnet de paille assorti », la patronne engage le jeune homme à faire des piges. Un article mensuel pour 150 dollars ! Le quotidien assuré, mais pas de quoi chanter victoire. Juste un traitement qui permet d’attendre des jours meilleurs. Le jeune homme a demandé un rendez-vous à Madame Rubinstein ; après de longs mois d’attente (on est en 1951) il est enfin convoqué au restaurant The Colony, pour une sorte d’entretien d’embauche informel. Un verre de « Bloody Mary » (rose évidemment) à la main, Madame interroge : « Avez-vous faim ? ». Une faim d’ogre, a certainement envie de répondre Patrick qui ne souhaite pas en rester à l’apéritif. Le repas se passe à merveille... et l’on fait affaire. Patrick a décroché un « travail stable » à « 7000 dollars par an », chez la prêtresse de la beauté. Lui qui regarde avec dégoût tous les cosmétiques (« ces saloperies ») qui s’alignent dans les vitrines des drugstores va devoir changer de regard. Les cosmétiques, il va devoir les apprivoiser, les connaître, les comprendre, les aimer. Mais pour commencer, il va falloir se faire humble et accepter un bureau dans un coin obscur. Le secrétaire de Madame Rubinstein doit commencer par apprendre le métier sur le tas, en suivant sa maîtresse pas à pas. Ne pas hésiter à tester le nouveau démaquillant-miracle (même s’il colle « comme de la vieille moutarde ») ; se tenir sur le pont, « sans interruption » et répondre présent dès que nécessaire. Le secrétaire doit, par exemple, trier le courrier (le courrier pour l’Angleterre est classé dans une chemise rose) et tenir à jour un volumineux agenda ; il doit être toujours prêt à enfiler le « couloir rose » qui mène au bureau de la patronne. En voyage, il doit veiller devant la porte des toilettes (Madame a peur de s’enfermer et de rester coincée en ce lieu), recueillir les confidences échangées durant les voyages en train ou en avion, noter les coordonnées de personnes croisées ici et là et à qui il faudra envoyer une « nuance spéciale de rouge à lèvres, une crème, une eau de toilette »... Le secrétaire prend ensuite du galon et devient « Public relations ». Ce littéraire sait ciseler à merveille des formules qu’il offre à sa vieille patronne. « Helena Rubinstein, la fondatrice de la Science de la Beauté ». Ne cherchez pas, c’est de lui ! Après cette étape, une forme de disgrâce présentée sous forme de promotion. La maison Gourielli, filiale des laboratoires Rubinstein spécialisée dans la vente de parfums, est transformée en institut de beauté pour hommes, le premier du genre. Une idée novatrice (trop novatrice). La boutique qui sommeille sous une épaisse couche de poussière est réveillée par Elinor Mc. Vickar, une personne intelligente et décidée. Patrick, le fidèle Patrick, le dévoué Patrick, jouera les cobayes. « L’homme de Gourielli », c’est désormais lui ! Quittant le giron maternel, Patrick est expédié, dans ce qui est considéré par ses collègues comme une sorte de purgatoire, chez Gourielli. Le petit bureau qui lui est réservé est doté d’une « peinture rose » qui s’écaille. Pas très viril ! Un coup de peinture et voilà un bel institut sobre, tout vêtu de marbre blanc (« On dirait un hôpital » tempête Madame, dont les goûts ne s’accordent pas vraiment avec le genre recherché) qui se réveille un beau matin. La peau de Patrick, les cheveux de Patrick sont désormais un terrain d’études pour l’équipe chargée de mettre au point une nouvelle gamme 100 % hommes. « Sans fin nous essayions les shampooings, les teintures, les lotions, même les crèmes pour le visage tirées des formules Rubinstein ». Il n’est pas question d’y passer des années. « Ce qui réussit à un visage féminin doit être également bénéfique pour un homme. » Malheureusement, le salon n’est pas aussi rentable que cela. Ni le coiffeur « Jerry, l’étoile des coiffeurs », ni les « masques à la boue d’Ischia » n’arriveront à convaincre une majorité d’hommes de venir se faire dorloter entre des mains d’esthéticiennes expertes. Madame avait prédit : « Gourielli, retenez bien ce que je vous dis, ne donnera rien. » Les évènements donneront une fois de plus raison au capitaine du vaisseau Rubinstein. Après le purgatoire... le Paradis ou l’Enfer selon les jours, selon l’humeur. Patrick, après avoir été écarté d’une virée en Europe au profit d’une petite Irlandaise qui finalement ne fera pas l’affaire, est invité pour un déjeuner dominical de réconciliation dans la maison de campagne de Greenwich (Connecticut) ; un cheval de carnaval peint en un rose agressif accueille Patrick dès la porte du salon. Le soleil joue des gammes sur une série de « bouteilles de verre siciliennes remplies d’eau colorée » (une idée simple, peu coûteuse, efficace d’une Helena qui n’hésite pas à jouer les décoratrices d’intérieur). Madame a décidé de fermer l’institut Gourielli et de recycler les crèmes pour hommes en crèmes pour femmes. La crème à raser fera ainsi une excellente base pour une crème de nuit ultra-féminine. « Une bonne cuisinière doit savoir préparer un repas en partant de quelques restes » ! Patrick retrouve sa place de choix, à la droite de sa redoutable patronne. Et puis, c’est reparti pour les voyages. Le Japon. La Chine. Hong Kong et des tuniques idéales pour le travail quotidien. Madame, guidée par « Douce Senteur » et « Lotus d’amour », croise le chemin d’un « minuscule Chinois » aux doigts de fée, couturier de son état. « Madame Rose », c’est ainsi qu’il est appelé dans son métier, travaille comme un forcené et livre à Madame une douzaine de tuniques, faites sur mesure en une seule nuit. De quoi ravir Madame 100 000 volts. Après le bain de roses, une dépression s’abat sur Patrick qui vient de perdre sa mère. Surmenage ! Un petit séjour au soleil de la « Mamounia », au Maroc et ça repart. Tout penaud, Patrick réintègre sa place, auprès d’Helena. Difficile de résister à son emprise. Cet aimant puissant attire tout à lui ; et puis, désormais, Patrick a compris que, depuis le décès du prince et d’Horace, Helena a besoin de lui. Chacun va maintenant veiller sur l’autre. Reste encore du chemin à parcourir avant l’issue fatale. Les roses, un bouquet sont encore au rendez-vous. Le 21 mai 1964, Madame a été « cambriolée, attachée à une chaise et attaquée ». Les voleurs se sont introduits dans l’immeuble, en se faisant passer pour des livreurs de fleurs. « Bon ! Vous les mettrez au frais pour le cas où nous aurions du monde à déjeuner. » Bien qu’ébranlée, Helena garde la tête froide et veille à tout, y compris à la fraîcheur du bouquet de roses qui lui a été offert si galamment par les trois cambrioleurs au visage masqué de bas de soie. Le 1er avril 1965, enfin, Madame se meurt. « Madame est morte ». Patrick veille à ce qu’elle soit parée d’une « lourde tunique brillante brodée d’une multitude de cailloux du Rhin », œuvre d’Yves Saint Laurent, pour son dernier voyage. Un maquillage « exquis », réalisé avec une poudre de teinte violette, laisse à voir une peau brillante, « lisse et sans rides ». Une profusion de fleurs (qui ne doit pas manquer de faire enrager l’économe Madame de là où elle se trouve) a été commandée par Patrick.

Helena Rubinstein, une panthère rose qui dévore du poulet et griffe ses concurrents

Helena Rubinstein partage, avec Elizabeth Arden (sa pire ennemie), une passion pour la vie en rose. Lorsqu’elle reçoit, la table peut être dressée selon une « symphonie de rose » ; on mange dans des assiettes roses, on boit dans des verres en opaline rose, on se sert dans des plats roses ; on admire un surtout (c’est-à-dire une décoration de table) rose... de quoi faire une indigestion sans doute ! Au quotidien, la panthère dévore des cuisses de poulet ou attaque un formidable « steack au poivre », plante ses dents dans des pommes et boit de la bière. Elle ronronne souvent, mais peut également sortir les griffes à l’évocation de son rival, Charles Revson, « Le roi des ongles » ou de son ennemie intime, « L’autre » (ou « Miss Graham » c’est-à-dire Elizabeth Arden). La panthère est une dévoreuse. Elle « dévore tout vifs » les membres de sa famille, ses employés, ses amis... Tout y passe. A New-York, la panthère se love dans un lit hollywoodien, qui ressemble à un « traineau de cristal ». La chambre de la star est l’une des 36 pièces du triplex d’exception, acquis à la fin de l’année 1941. La salle de bain, par miracle, n’est pas rose, mais du plus beau « violet ». A Paris, la panthère a fait peindre chaque pièce de son salon de beauté en un « rose subtil ». On y pratique les techniques les plus modernes, tel des traitements électriques, permettant de lutter contre la cellulite. Une vieille marquise, rencontrée aux Puces de Saint-Ouen, y joue les cobayes, testant, en avant-première, les toutes dernières innovations. « Massages suédois, électrolyse, douches écossaises, lavements (C’est très bon pour la peau, ces... histoires de côlons ! », tout est mis en œuvre pour « faire disparaitre la graisse superflue ».

Helena Rubinstein, « un fox-terrier » qui ne lâche rien et s’y connait en matière de communication

Lorsqu’Helena a une idée en tête, lorsqu’elle veut obtenir le meilleur de ses collaborateurs, Patrick la voit se transformer en « fox-terrier », un fox-terrier qui ronge un os et s’agrippe aux mollets de ses employés, jusqu’à ce qu’une idée lumineuse jaillisse de leur cerveau. Un drôle de toutou, qui raffole des morceaux de sucre, des caramels et autres bonbons à la menthe. Un toutou qui fait le beau devant les journalistes, car il a compris le poids à attacher à ce mode de communication. Chaque interview est préparée minutieusement ; chacune de ces dames repartira un bijou au poignet ou autour du cou. « Une bague de tourmaline », un « clip de corail », « un bracelet d’argent », autant de petits souvenirs qui scellent les amitiés durables et les papiers dithyrambiques. Des centaines de ballons qui s’élèvent dans les airs, au-dessus de la 5e Avenue, pour célébrer le parfum « Heaven Sent (Senteur céleste) ». Des nageuses d’un show aquatique (l’Aquacade), grimées avec un mascara waterproof, à « l’épreuve de l’eau ». Du jamais vu ! Précisons que la formule de ce mascara à toute épreuve est à mettre à l’actif d’une comtesse viennoise qui touche 5 % sur les ventes de ces produits. Un pourcentage qui soit dit en passant s’amenuisera au fil du temps.

Helena Rubinstein, un écureuil qui sait faire des réserves

Les noisettes mises de côté pour un hiver futur par cet écureuil plein de panache sont aussi variées que des immeubles ou des villas (investir dans la pierre il n’y a rien de plus sûr), des bijoux (les perles, les émeraudes, les rubis... tout brille de mille feux dans sa valise à bijoux), les tableaux (Madame se fait conseiller et achète les artistes en devenir, la cote montera... c’est certain), des actions... Une pneumonie, miraculeusement guérie grâce à des antibiotiques des laboratoires Abbott, est l’occasion rêvée pour acheter un paquet d’actions. Les sœurs qui ont veillé à son chevet se voient gratifiées, quant à elles, d’un simple tube de rouge à lèvres ! Economie également du côté des formules, avec usage exclusif de parfums bon marché. « De plus nous utilisons très peu de jasmin ! Nos parfums sont bon marché ! C’est le secret de notre succès... parfums, eaux de toilette, eaux de Cologne, tout cela bon marché. »

Helena Rubinstein, un « éléphant » à la mémoire chancelante

Helena n’a pas une bonne mémoire, d’où la nécessité d’avoir un secrétaire très organisé qui sait tout sur tout. Patrick remplit parfaitement bien la fonction. Accompagnant Madame dans ses déplacements, corvéable à merci, toujours souriant, Patrick fait connaissance de peintres de grand renom. Lorsque Madame décide de faire faire son portrait par Picasso, il n’y a plus qu’à réserver dare-dare des billets d’avion pour Cannes. Madame sera logée chez sa sœur, Stella, Patrick dormira « sur deux chaises » ! Non, quand même pas. Patrick se rebelle et obtiendra une chambre d’hôtel pour lui tout seul de haute lutte. Reste maintenant à obtenir une invitation du « diable » ! Pablo Picasso, ainsi rebaptisé par Helena, se fait fuyant, botte en touche, se déclare (il contrefait sa voix au téléphone) absent. Enfin, rendez-vous est fixé. Pablo, dans sa villa « La Californie », accueille ses hôtes, « habillé en cow-boy flamboyant, tirant avec deux pistolets d’enfant ». Pas vraiment de quoi impressionner Madame, qui pense arriver dans un asile de fous. Ajoutez à cela la muflerie du peintre qui demande son âge à son auguste modèle, qui lui trouve de « grandes oreilles », des oreilles qui ressemblent à celles des éléphants (« Nous vivrons éternellement comme les éléphants ») et vous comprendrez bien que ces deux personnages ne sont pas faits pour s’entendre. Après quelques séances de pose, Pablo remballe ses crayons, une quarantaine d’esquisses seront réalisées. Aucun tableau ne verra le jour.

Helena Rubinstein, une mondaine « pie voleuse » qui pille ses connaissances

Dans un salon, Helena croise Marcel Proust, l’auteur d’un livre célèbre qu’elle n’a pas réussi à lire jusqu’au bout (A-t-elle seulement commencé ?). Cet homme « insignifiant », qui sent « la naphtaline », lui pose plein de questions sur le maquillage. « Une duchesse emploie-t-elle du rouge ? Les demi-mondaines se mettent du khôl sur les yeux ? » Helena l’ignore et s’en fiche. Elle n’a pas la réponse et méprise un peu cet homme qui n’a rien à vendre. Avec Malraux, c’est différent. La séductrice est séduite par ce drôle de bonhomme, bourré de tics, qui parle de « l’archéologie du maquillage » avec maestria. Dans l’appartement parisien d’Helena, le clou du spectacle est sur la terrasse. On y admire Paris à 365° ! « Les tics de Malraux disparurent comme par enchantement quand il atteignit l’air libre. » Suffoqué, le bonhomme ! Louise de Vilmorin, quant à elle, travaille gracieusement pour le boss, livrant à celle-ci des idées de noms de crèmes, de poudres, de parfums. Le parfum « Five O’clock », c’est de Loulou. Après un bon déjeuner... l’affaire est pliée.

Helena Rubinstein, un « panda » cosmétiqué et un peu constipé

Un « rinçage noir-bleu, toutes les 6 semaines », pour masquer les cheveux blancs, inévitables à un certain âge, des ongles de mains et d’orteils peints en « rouge sang », sa couleur de vernis favorite. Pas de gaspillage chez Madame ; « Un tube de rouge à lèvres, usagé pour se teinter les joues » ! Un crayon, pour « se dessiner les sourcils » ; et puis, un « nuage de poudre », comme toute femme qui se respecte. Cette poudre peut être maison ou bien peut provenir d’un échantillon, si l’on est en voyage. Un échantillon de la concurrence et même parfois de cette Elizabeth Arden, qui l’énerve tant. La poudre de riz ne scelle pas définitivement la fin de la séance maquillage, il reste à se masser le visage, « avec une goutte ou deux de fond de teint ». Ce fixateur improvisé transforme le visage de Madame en un « masque inca », un masque qui tiendra assurément jusqu’au soir. Et même plus si l’on sait que le démaquillage n’est pas le fort d’Helena qui peut très bien se réveiller des coulées de mascara plein les joues.

Et puis souvent, des laxatifs, parce que c’est bon pour le teint (et parce que Madame souffre de constipation chronique) ! Des laxatifs qui peuvent jouer des tours, comme ce jour où Madame doit prendre la pose pour Graham Sutherland. Le matin de son arrivée, Madame « avait avalé la moitié d’une bouteille d’huile de ricin, quelques pilules de séné, un grand verre de jus de pamplemousse chaud et deux tasses de café très noir ». Effet détonant garanti. Evanouissement, chute sur les pieds du lit (en bronze !) et deux yeux au beurre noir comme un panda de zoo. « Pour les camoufler, Madame avait mis une quantité de rouge sous ses yeux meurtris et de vert pour ombrer le dessus. L’effet était extraordinaire. » Graham Sutherland est subjugué ; il n’a jamais vu une telle mise en beauté. « C’est étonnant ce qu’un maquillage si théâtral des yeux peut faire. »

Helena Rubinstein, la première, en toute simplicité

A Patrick, Helena conte ses débuts, ses premières années. Sa naissance à Cracovie, dans une famille nombreuse, chez des « petites gens avec très peu d’argent ». La fibre commerçante qui se révèle chez l’aînée des filles, Helena. Une peine de cœur et l’expatriation vers l’Australie, afin de se changer les idées dans un ranch tenu par un oncle. Là, Helena ne s’embête pas à compter les moutons ; elle préfère se lancer dans le négoce des cosmétiques. A partir des 12 pots de crème emportés dans ses bagages, Helena crée un petit commerce qui grandit gentiment. Sur une journée de 24 heures, Helena en travaille « cinquante » ; elle fabrique, conditionne, colle les étiquettes, donne des conseils-beauté et vend sa production. Et tout cela à partir d’une formule qui n’est même pas la sienne... Le Dr Lykusky, n’arrivant pas à suivre la cadence, Helena s’est trouvée au pied du mur. Et puis, elle donne des conseils aux Australiennes, pour « s’embellir et protéger leur peau ». En plein centre de Melbourne, Helena crée le premier salon de beauté. Un petit local peint en blanc (tiens pas encore cette passion pour le rose !), accueille des femmes, avides de « nouveauté ». La crème Valaze fait des merveilles... et est déclinée en différentes versions, pouvant convenir aux différents types de peau. Précisons au passage qu’Helena Rubinstein se présente comme la créatrice de la classification des types de peau (« je classais en peaux grasses, sèches, mixtes et normales »). La reine de la calculatrice se lance dans la multiplication, le 4 X 4 : 4 types de peau, 4 sortes de produits (une lotion, une crème, un astringent, un savon). « Les horizons de la beauté semblaient à cette époque illimités ». Un article de presse bien ficelé, une « célèbre cantatrice Nellie Melba », qui chante de joie, lorsqu’on lui applique un « certain masque facial », la saga Rubinstein est lancée. Par la suite, la crème Valaze sera rebaptisée de différents noms, dont « Skin Food » puis « Wake up cream ».

Le premier salon dans le faubourg Saint-Honoré, c’est elle ! Les premiers « tubes à rouge à lèvres ». Le premier mascara automatique (Mascaramatic) muni d’un bâtonnet (« une baguette magique dépose le mascara »), plus hygiénique, pour la simple et bonne raison qu’il n’oblige plus l’utilisatrice à cracher sur un cake (une sorte de petit savon dur) pour se maquiller les yeux, c’est elle. Le premier mascara automatique yeux de biche super-allongeant (le « Long lash » contient des particules de nylon, à effet allongeant). La première « ondulation permanente à faire chez soi ». Les premiers « fards en poudre teintée », fabriqués spécialement pour les défilés de haute couture. Les premiers traitements scientifiques anti-cellulitique (dès 1912), les premiers massages (avec offre gratuite à des personnalités aussi charismatiques que Colette !).

La « première à introduire les régimes alimentaires aux Etats-Unis ». La première à présenter, dans un même conditionnement, « deux tubes de rouge à lèvres, un pour le jour, l’autre pour la nuit » (Nite’n day), une idée prise chez Cartier, est-il bon de préciser…

La première cliente du restaurant « La Méditerranée », la première cliente de Dior ou de Balanciaga, la première cliente du bijoutier, Jean Schlumberger...

La liste est longue, fastidieuse... Helena aime être sur la première marche du podium, à n’en pas douter.

Helena Rubinstein, un drôle d’animal

Dans les yeux de Patrick, Helena se réfléchit, à la manière d’une chimère plutôt originale. Pas de tête de lion, ni de queue de dragon. Un joyeux mélange entre panthère, fox-terrier, écureuil, éléphant, pie voleuse et panda. Un curieux animal, à la vitalité extraordinaire, capable de travailler des journées entières, sans s’arrêter. Un animal qui puise sa force dans les autres, la démultiplie et la restitue à foison. Une sorte de centrale atomique, mise au service des cosmétiques. Les idées arrivent en amont, en vrac, brutes de décoffrage et ressortent en aval, ciselées, magnifiées, marquées par l’imprimatur de la prêtresse de la beauté. Gare à qui ne se range pas à temps. Madame Rubinstein n’hésite pas à écraser quelques orteils... La bienveillance (terme utilisé aujourd’hui de manière quasi automatique par toute une fraction de l’industrie cosmétique, celle qui se veut vertueuse) n’est pas une qualité à mettre à son profit. Elle ne va, quand même pas, faire couler sa boîte et tous les emplois qui en dépendent par bienveillance ! Le chef, c’est elle, qu’on ne l’oublie pas.

Un animal fascinant superbement mis en scène par un homme qui a vécu dans son ombre durant une quinzaine d’années. Un portrait sans concession par celui qui a tout appris de celle qui, à peine décédée, lui manquait déjà.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce portrait... en rose d'Helena Rubinstein !

Bibiographie

1 O’Higgins P. Madame - dans l’enfer doré d’Helena Rubinstein, Robert Laffon, Paris, 1972, 348 pages.

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