> 05 mars 2022
Lorsque nos pas nous mènent du côté de chez Jean... d’Ormesson,1 lorsque celui-ci nous fait la grâce de ralentir le pas pour nous attendre, lorsque le maître se met à parler esprit de système, argent, femmes ou soleil, il est de bon ton de tourner un visage extasié vers celui qui connaît sa valeur et nous la fait sentir. Pédant, superficiel, amoureux des femmes, amoureux du Soleil, fanatique du bain... Jean D’O nous saoule un peu. Le tout est de n’en rien laisser paraitre, tant l’écrivain est ombrageux. Pour ne pas se fâcher, le mieux est encore d’opter pour un long regard langoureux, vide de sens, mais empli d’admiration. Une cocotte-minute en pleine ébullition, voilà comment Jean se dépeint dans un ouvrage sans concession ; les idées foisonnent dans sa tête. Le trop-plein déborde, crée des inondations. Dégâts des O à prévoir !
Lorsque votre cerveau est en perpétuelle ébullition, du soir au matin, il est des actes qui semblent bien dérisoires. Pour donner le change, pour avoir l’air normal, Jean persévère à se laver les dents... il sait, pourtant, déjà, que la vraie vie n’est pas dans les actes mais dans les pensées.
Jean d’Ormesson est un homme libre, qui s’oppose à toute notion de système. Pour rester amis, il vaut mieux éviter de lui dire ce qui est bien et ce qui est mal. Il n’y verra aucun sens. « Personne ne pourra jamais prouver qu’il faut se raser, faire son salut, baiser la main des dames et poursuivre la vérité ». Alors autant, en faire à sa guise donc ! Et puis, en toute honnêteté, Jean avoue une belle idolâtrie pour l’argent... ou tout du moins pour ce que l’on peut en faire. « Pauvre, vous êtes bête, inculte, mal rasé, mal nourri [...] ». Avec un peu d’argent, et même si possible beaucoup, tout s’arrange... comme par enchantement.
Jean tient beaucoup à son bain. Il le prend « indifféremment le matin ou le soir ». « La pensée me vint que cette indifférence n’était pas le propre d’un esprit bien réglé. Il est indigne d’un homme qui cherche la vérité de laisser une place au hasard. Il est trop clair que tout, dans un système se commande et se tient. Il me fallut comparer les mérites respectifs des bains matinal et vespéral. Cette enquête me frappa par sa ressemblance avec la quête plus vaste et plus noble que j’avais entreprise. » Chercher Dieu, chercher à rationnaliser la pratique du bain... même combat ! Et voilà, notre bon Jean qui se met à discourir sur l’importance du choix de l’heure du bain, sur sa température (eau chaude ou froide), sur les marques de savon (là, on pourrait l’aider !), sur le mode de séchage (avec une serviette ou en s’enroulant dans un peignoir), sur le temps de latence qui doit séparer le repas de la plongée dans la baignoire... Et encore des élucubrations sur la durée du bain, la position optimale du corps dans la baignoire... On croyait en avoir fini et voilà que la question : douche ou bain ? est posée ! Liberté totale... A midi ou à minuit, quelle importance. Jean ne se voit pas traiter d’imbécile la personne qui a choisi de se baigner à midi. Bon, on avance ! Visiblement, Jean est anti-système, anti-routine hygiénique. L’heure du bain ne sera pas gravée dans le marbre de la salle de bain. Ouf, on respire ! Pas de carcan en ce qui concerne l’heure du savonnage, pas de routine intellectuelle non plus. Une vie, ni trop organisée, ni complètement désorganisée. Le « hasard inexpugnable » a sa place dans la salle de bain, comme dans les autres pièces de la maison. « Un degré de plus ou de moins », « un savon plus ou moins gros »... autant de variables douces à l’existence.
Après nous avoir torturé l’esprit quant à l’heure optimale du meilleur bain du monde... Jean avoue enfin sa préférence. Le meilleur bain est celui qui précède la nuit. « Le temps de me jeter dans un bain et de me laver les dents dans une impatience qui se fond en plaisir et mes yeux se ferment avec délices sur un monde qui disparaît. » Le sommeil... un vrai délice pour Jean qui se laisse, en cette occasion et en toute modestie, visiter par le « génie » ! Même la nuit, les idées continuent à se bousculer dans ce cerveau qui ne connait pas le repos.
Jean est paresseux, fainéant même, amoureux du soleil, comme Cocteau.2 Les vacances, il n’y a que cela de vrai. « Entre un café au soleil et tous les trésors de Cézanne dans la salle obscure d’un musée, je me rue au café m’avachir sur une chaise, les jambes étendues, la tête penchée en arrière pour mieux recevoir mon dieu. » Le « goût pour le soleil » s’accompagne d’un goût pour les voyages. La mer, la montagne, la campagne... partout où le soleil est au rendez-vous. Sur la route du midi, Jean, cheveux savamment huilés à l’aide d’un cosmétique à la mode, se laisse griser par les « réclames pour brillantine ou joints de culasse où l’on voit des cheveux au vent dans un cabriolet décapotable ».
C’est le parfum de l’ennui qui irrite le plus les narines de Jean. Les femmes qui lui parlent... ennui ! Les hommes qui veulent échanger des idées avec lui... ennui ! Les lieux où se concentre la culture... ennui ! « Les gens ne sont pas les seuls à distiller l’ennui et à l’infuser comme un venin. »
« N’écoutez pas Mesdames » pourrait être le sous-titre de cet ouvrage. Les femmes « ne m’intéressent guère que pour coucher avec elles [...] » ! Ah, oui, quand même. Jean d’Ormesson y va tout de même un peu fort sur ce chapitre. N’en prenons pas ombrage, capable de dire et d’écrire tout et son contraire, Jean est excusable. Quelle griserie, pour lui, de s’écouter parler, de s’écouter écrire. Laissons donc les mots couler comme l’eau du bain et retenons une chose, une seule. L’heure du bain, c’est quand on veut !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !
1 D’Ormesson J., Du côté de chez Jean, Gallimard, 1978, 214 pages
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