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Le vinaigre de Bully, distillation de tendres souvenirs pour poète en devenir

> 01 novembre 2022

Le vinaigre de Bully, distillation de tendres souvenirs pour poète en devenir

Jacques, lecteur assidu de la Comtesse de Ségur, élevé dans du coton, dans un univers exclusivement féminin, est un jeune orphelin qui a perdu sa mère à l’âge de 6 ans.1 Son père, il ne l’a pas connu puisque celui-ci est parti vivre sa vie d’artiste-peintre à Tahiti, alors qu’il n’avait que quelques mois. Depuis lors, Jacques est couvée par sa grand-mère et par sa tante, en compagnie d’une cousine de son âge, Camille. Une éducation religieuse, une pureté intacte. A 15 ans, Jacques, hyperosmique, nous fait l’inventaire de ses parfums préférés. Ce jeune poète, qui trébuche parfois sur ses pieds (ceux de ses vers !), nous offre, en cadeau, une brassée de fragrances pleines de poésie.

Un anniversaire qui embaume la fleur coupée

Jacques est né un 1er novembre. La Toussaint, drôle de date pour un anniversaire. Tous les ans, il célèbre, donc, le souvenir de sa naissance dans « la fade odeur » « des chrysanthèmes abandonnés sur les pierres tombales. » Bonjour l’ambiance !

Une école qui sent une drôle d’odeur

L’école où se rend Jacques, chaque jour, distille, les jours de pluie, une subtile odeur « de drap mouillé » ! Lorsque le petit garçon franchit la porte de l’étude « chaude », il est assailli par « l’odeur des pensionnaires qui ne se lavent pas » ! Re-bonjour l’ambiance !

Un jardin des plantes qui sent l’aventure

Au jardin des plantes de Bordeaux, Jacques est un fervent admirateur du jardin botanique. Chaque carré est doté de sa petite étiquette où est noté en latin un nom de genre et d’espèce. Face à des « fleurs sanglantes dont le parfum endort et tue », le petit garçon rêve d’exotisme et de destinations lointaines.

Un livre de messe qui embaume le cuir de Russie

Chez grand-mère, les livres de messes dégagent une « odeur délicieuse de cuir de Russie ».

Une mère qui sent la mort

A peine mariée, la jeune épouse se met à tousser et à maigrir. Tuberculose sans nul doute. Son époux, un artiste-peintre incompris de sa famille (on dit de lui qu’il pratique un « bariolage à aveugler les gens ») est rapidement pris par des envies d’ailleurs. Sûrement, le ciel de Tahiti est plus bleu que celui de Bordeaux ! L’état de santé de la jeune mère ne permet, toutefois, pas le voyage. Consternation pour celui qui n’attend qu’une chose, capturer la lumière polynésienne. Afin de permettre à son mari de partir sans elle et sans remords, la jeune femme use alors d’artifices cosmétiques. « Un jour, ma mère farda ses joues, mit à ses lèvres du rouge » et affirma que sa santé était bonne et que le départ était possible. Quelques mois plus tard, elle était morte !

Une grand-mère qui s’inonde de vinaigre de Bully

Adila, la grand-mère, veille, avec soin, à l’éducation de Jacques et de Camille. Cette dernière, un tantinet insolente, lui donne bien du fil à retordre. Une remarque cinglante de sa part et Adila se trouve mal ! Sœur Marie-Henriette (la sœur qui se dévoue au service de la famille) accourt, bien vite, afin de bassiner les tempes de sa maîtresse avec « du vinaigre de Bully ».

Grand-mère (et sa fille, la tante de Jacques) sent une odeur très particulière où l’on note, sur le tard, un « rappel de benzine et d’essence ». Dès qu’il fait chaud, grand-mère se tamponne « le front avec un mouchoir imprégné de vinaigre de Bully ». Ah, la maison Bully !2 Un vinaigrier qui écoule son stock sous la forme de produits de beauté à vertu thérapeutique, que peut-on chercher de mieux ?

Une parente pauvre qui sent… bizarre

Melle Dumoliers, la parente pauvre de la famille, est fréquemment invitée chez Adila. Son chignon et surtout l’odeur « particulière » qu’il dégage interrogent Jacques. D’où peut bien provenir cette curieuse fragrance ?

Une chute en revenant de la messe et voilà Melle Dumoliers avec le genou tout meurtri. Un peu d’eau oxygénée ne calme pas la douleur… Sœur Marie-Henriette, pleine de ressource, lui propose alors de tester « l’eau rouge » (bien plus efficace que le « contre-coup » !). Cette eau rouge de « recette mystérieuse » est, entre autres, à base d’armoise, de mélilot, d’hysope, de lierre terrestre… Autant d’évocations botaniques qui parlent aux narines de Jacques et lui rappellent l’odeur d’un ouvrage souvent consulté, une Flore à « odeur douce de vieille armoire ».

Une cousine qui sent l’eau de Cologne

Camille est une petite fille brune qui, le jour de sa communion, tout de blanc vêtue, est comparable à « une mouche noyée dans du lait. »

A 15 ans, alors que ses camarades d’école sont couvertes de lésions d’acné, Camille continue à arborer une peau nette et fraîche. « Presque toutes » ses camarades « bourgeonnaient : ivres de jeunesse, on eût dit qu’elles l’étaient de vin. » Une fermentation épidermique qui épargne la charmante Camille, comme par miracle.

L’été, abritée sous un « grand chapeau de soleil », Camille tente d’éviter de bronzer. Pas facile pour cette petite brunette au teint « brun », mais au cou « blanc » !

Camille se parfume à l’eau de Cologne et laisse derrière elle un sillage plein de fraîcheur. Jacques, séduit par sa cousine, se réfugie parfois dans la chambre de celle-ci, pour respirer son odeur d’eau de Cologne (« Je respirai un instant l’odeur d’eau de Cologne et de vieille cretonne qui parfumait l’ombre. »)

Un oncle qui ne résiste pas aux parfums musqués

L’oncle de Jacques est un coureur invétéré qui dilapide tout l’argent de la famille. Encore jeune, déjà « chauve », cet homme élégant passe son temps dans les grands hôtels, les casinos, les villes d’eaux. Parfaitement chic, il aime à piquer un gardénia à sa boutonnière et est toujours prêt à quitter sa famille, pour rendre visite à une belle inconnue au parfum sensuel. Une lettre qui sent le musc et voilà notre homme prêt à partir en chasse. « L’odeur de musc lutta un instant contre celle de la naphtaline et du poivre que le salon de grand-mère conservait tout l’hiver en souvenir de l’été. » « Mais, ce soir-là, aucun parfum ne résista au musc dont s’imprégnait la lettre, qui, au bout des doigts de mon oncle, tremblait un peu. »

« Mince et blond », l’oncle en question possède un teint qui se couperose lentement. Il entretient une femme de basse extraction qui ne doit guère lui être de grand conseil en matière de soins esthétiques. Un jour, Jacques l’aperçoit, ainsi, dans la maison d’une femme « dépeignée », « […] aux teintes artificielles de ses cheveux et de ses joues, je reconnus qu’elle était de petite vertu […] ».

L’âge venant, l’oncle séduisant, se transforme, peu à peu en vieux beau se laissant aller. A l’enterrement de grand-mère, l’oncle apparait, en effet, le cheveu rare et décoloré. « Ses cheveux, qu’il négligeait de teindre, blanchissaient aux racines. Il les ramenait avec moins de souci qu’autrefois sur son crâne qui luisait entre les mèches écartées. »

Un abbé en odeur de sainteté

L’abbé Maysonnave est un familier de la maison. Un excellent prêtre qui prend soin de ses mains, des « mains soignées et gantées », non par coquetterie, mais par respect pour son Dieu. « Certes, il soignait ses mains afin qu’elles fussent dignes de toucher le corps du Sauveur. »

Une bonne sœur en odeur de sainteté… aussi

Sœur Marie-Henriette est entièrement dévouée à Jacques et à sa famille. Lors de l’examen du baccalauréat de Jacques, elle lui confie, ainsi, avec ferveur, une relique pour lui porter bonheur. (« un fragment de ce voile d’une de nos sœurs qu’on parle de béatifier et dont la cellule a conservé une odeur de jasmin et de rose. ») Tout se passe bien, en effet, pour Jacques qui décroche le précieux sésame. Celui-ci sera, pour toujours, associé à l’odeur de la Faculté des lettres où a eu lieu l’épreuve orale. Une « odeur d’expériences chimiques et de latrines », une odeur infiniment « laïque » !

Un cousin qui fleure la brillantine

L’été du bachot, voilà Philippe Ducasse, un cousin de Jacques et de Camille qui débarque dans la maison de vacances. Brillant, élégant, parisien… Philippe use, apparemment, de brillantine tant ses cheveux noirs sont « luisants » ! Un baiser volé… et voilà l’ami Philippe mis sur la touche. Celui qu’admirait Camille est passé dans le clan des mufles sans éducation en une fraction de seconde.

Un ami de jeunesse qui embaume le tabac anglais

José Ximénès, L’ami par excellence, sent la cigarette anglaise, un « arôme poivré », qui se marie à merveille avec la subtile haleine des tilleuls du domaine. Ce José est un jeune garçon très beau et très tourmenté ; il ne supporte pas l’idée de vieillir. Une promenade dans le jardin en sa compagnie et bonjour tristesse ! « Encore un peu de temps, et nous serons touchés, me dit-il. Une ride suffit, à peine creusée au coin des lèvres, pour que, sur une jeune face, je découvre le masque de la vieillesse et toute la laideur future. »

Une cocotte moustachue qui sent l’erreur de parcours

A 17 ans, Philippe flirte avec Liette de Monceau, une jeune actrice, une « fille d’opéra ». Une bouche « écarlate » et un duvet au-dessus de la lèvre subjuguent un Jacques admiratif d’une telle moustache. Pas la peine d’essayer de piquer Liette à Philippe. Elle n’en vaut pas la peine !

Et un courrier qui ne sent… plus rien

A 16 ans, le bachot en poche, Jacques reçoit de sa grand-mère une lettre-testament de ce père parti brûler sa vie sous d’autres cieux. Contrairement à son attente, cette lettre est sans odeur. « Mais il n’avait rien gardé de l’odeur de Tahiti » il, c’est le papier, faut-il préciser. Ou plutôt sans odeur tahitienne. En effet, les notes qui s’en échappent sont celles qui caractérisent l’univers parfumé de grand-mère, rien de plus ! (« Je ne reconnus que les relents de vêtements de grand-mère : naphtaline, vinaigre de Bully. ») Un courrier tendre, qui exhorte le jeune homme à la raison. Le bonheur est à Bordeaux, dans la maison de ses ancêtres, au milieu des souvenirs qui remplissent à ras bord les armoires.

Et un souvenir cuisant et musqué

L’enfant pur qu’est Jacques est de temps à autres sollicité d’un point de vue olfactif par des parfums de tentation. Ainsi, le souvenir d’un manège et d’une femme assise sur ses genoux hantera longtemps ses nuits. « Au retour, j’allai embrasser grand-mère. Elle me dit que je sentais le musc. »

Et un souvenir amusé et chypré

Au Louvre, entre deux œuvres majeures, Jacques aperçoit des jeunes gens étonnants. « Deux très jeunes gens imberbes - ou rasés de si près qu’on les eût crus imberbes - gantés de blanc le chapeau melon soutenu par leurs oreilles embaumaient de chypre l’atmosphère. »

La robe prétexte, en bref

Tout est odorant dans ce roman. Lorsque l’on s’approche de la maison de campagne familiale, on est accueilli par une odeur de « figuiers chauds, d’écurie et de foin ». En avançant un peu plus, on passe près de « massifs d’héliotropes bordés d’œillets de Chine, au parfum mêlé de vanille et de poivre ». Un jeune garçon d’une quinzaine d’années se promène, le soir, chastement, au bras de sa cousine. Le ciel est aussi beau qu’un ciel tahitien… Adila est là, qui veille, maternellement, sur les deux jeunes âmes. Sûr, le plus beau reste à venir. Mais pour l’instant, il n’est que temps d’engranger le maximum de souvenirs olfactifs dans la malle aux souvenirs. On ne sait jamais, ça pourra servir un jour !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration de ce jour de Toussaint !

Bibliographie

1 Mauriac F., Les chefs d’œuvre de François Mauriac, Tome 1, Cercle du bibliophile, Bernard Grasset, Paris, 443 pages

2 Les cosmétiques Bully avec un ou deux "L", des cosmétiques dans le vent ! | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)

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