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Le vernis à ongles chez une femme laide, un véritable crime selon Epiphane !

> 15 août 2021

Le vernis à ongles chez une femme laide, un véritable crime selon Epiphane !

Il y a quelques années, un célèbre philosophe du nom de Lagaf’ chantait sur tous les tons : « Ho qu'il est beau le lavabo, qu'il est laid le bidet », montrant ainsi la relativité de la notion de beauté. A ce tarif-là, Epiphane et Ethel, les héros du roman Attentat d’Amélie Nothomb,1 pourraient être assimilés respectivement à un bidet (Epiphane possède, si l’on a bien compris, une vraie tête de chiotte) et à un lavabo (avec Ethel, bizarrement, on se sent toujours propre, récuré à fond). L’un est diablement laid, l’autre angéliquement belle. Une rencontre sur un plateau de cinéma... et c’est le coup de foudre pour l’un et les prémices d’une belle amitié pour l’autre.

Epiphane, une laideur spectaculaire

Epiphane Otos se caractérise par une « hideur » remarquable. Difficile de trouver les mots adéquats au dictionnaire, tant son physique est atypique. Un visage qui « ressemble à une oreille » ; un visage plein de coins et de recoins, des « pupilles grisâtres », une tignasse toujours emmêlée, toujours sale, une maigreur pathologique, un crâne truffé d’eczéma, un haut de dos constellé de lésions d’acné depuis l’âge de 16 ans. Une acné hors norme que l’on ne peut absolument pas qualifier de vulgaire. Une acné fulminante, spectaculaire ; pas l’acné de tout le monde, en somme. Une acné d’exception, dont on peut tirer orgueil. Et puis, une peau tellement excoriée, qu’elle dégouline de tous côtés.

L’équivalent de Cyrano de Bergerac, version auriculaire. Genre, le confident idéal pour jolie fille en mal d’amour. Une oreille qui entend, écoute, interroge, attentive et pas dure pour un sou. Une oreille souple, qui digère les confidences d’Ethel (Xavier, l’artiste-peintre qui fait battre son cœur, possède toutes les caractéristiques du mufle), les traduit et les édulcore, afin de réconforter celle qui s’est laissée séduire par un loup aux belles « dents saines ».

Attention, toutefois, à ne pas se méprendre, Epiphane est un homme comme les autres ; un homme laid, qui rêve d’être aimé par une belle femme (un homme en quête de « beauté sublime »), tout en faisant de longs palabres sur la beauté intérieure supérieure à la beauté extérieure. Un jeune homme qui a vécu paisiblement sur un fond d’héritage et qui, arrivé au bout de ses économies, se voit dans l’obligation de trouver un travail... Pas question de se soumettre au scalpel des chirurgiens esthétiques, il faudrait tout changer et par là-même se perdre un peu. Alors pourquoi pas le mannequinat ? Un mannequinat « repoussoir » ou « faire-valoir », afin de réveiller des défilés de mode un peu trop lisses, un peu trop ennuyeux.

Ethel, une beauté spectaculaire

Ethel se caractérise par un physique attrayant. Une joliesse remarquable. Une actrice... quoi ! Une beauté à la « peau blanche d’altesse porphyrogénète ». Des lèvres exquises, sans aucun besoin d’injection de silicone !

Marguerite, une maquilleuse qui met en beauté de manière spectaculaire

Marguerite est une maquilleuse qui prend soin de ses acteurs/actrices. « Celle-ci se penchait sur elle, solennelle, consciente de l’importance du cadeau. » Le cadeau : les soins pratiqués, des « soins jaloux », caressants, pleins de délicatesse. Une sorte de séance d’hypnose, qui s’achève avec un « Ferme les yeux », dit d’une voix chargée de persuasion. Le fard à paupières peut ainsi être appliqué en toute sérénité. Marguerite y trace des « signes abstraits », mêle les pigments, officie, tel un grand prêtre dans un temple sacré. Le dernier geste est celui consacré à la pose du rouge à lèvres... Amélie Nothomb ne nous parle pas de l’étape indispensable qui consiste à réaliser la morsure d’un kleenex... Il est certain que Marguerite n’a pas oublié de conseiller à Ethel de mordre son mouchoir, avant d’appliquer la deuxième couche de rouge à lèvres, longue tenue oblige. « Mon maquillage, c’est de l’art protesta la jeune femme ». Pourquoi « protester » ? Tout simplement parce que Pierre, un réalisateur qui se prend pour un tsunami, mais n’est pourtant pas au dixième de la hauteur de ceux que l’on a l’habitude de qualifier de « nouvelle vague », s’emporte devant le maquillage trop réussi, trop soigné de sa star. Ethel doit représenter un taureau avide de sang. Marguerite s’est trompée de registre ; elle vient de nous fabriquer une Delphine Wespiser, toute « Blanche », alors qu’on lui a demandé une princesse « Rouge » comme l’enfer. Pierre attrape les fards, les propulse sur l’épiderme d’Ethel... Voilà le maquillage réussi pour un taureau prêt à rentrer dans l’arène ! Après la séance de prises de vues - quelle corvée - Ethel revient s’assoir dans le fauteuil de la zone « make-up ». Epiphane, venu quémander du travail, est là, admiratif : « Votre visage est un merveilleux palimpseste : recouvert d’abord des fards de Marguerite puis du barbouillage du réalisateur. Et le démaquillage ressemble à un travail d’archéologue ».

Et puis, évidemment du champagne

Ou plutôt le champagne du migraineux... Pour Epiphane, l’aspirine, c’est « exquis : je connais peu de saveurs qui arrivent à la cheville de l’acide acétylsalicylique ». Un acide acétylsalicylique à fonction hypnotique...

Et puis, du vernis à ongles même pour les laides

Quel mépris de la part d’un laid pour une laide ! Epiphane est surprenant à plus d’un titre. Un physique qui fait se retourner, un mental qui fait s’interroger. Pour Epiphane, les cosmétiques devraient être réservés aux beautés. Pour les moches, rien à faire. Quel étonnement pour lui de voir une femme laide qui « portait du vernis à ongles. Il était de couleur lie-de-vin et avait été posé avec art. » Cette « absurde coquetterie » plonge notre mannequin « Prosélyte » dans un abîme de stupéfaction.

Attentat, en bref

C’est l’histoire d’un mec... très très laid, qui s’éprend d’une fille très très belle. Un mec bourré d’acné, d’eczéma, de complexes, qui, sur le plancher des vaches ne croit pas en la possibilité de son amour et qui, grimpé dans un avion - il y a du Jacques Dutronc dans l’air - se prend pour Blaise Cendrars dans le Transsibérien. Un mec du genre à transformer, en pensée, une « putain syphilitique » en vierge héroïque ! Un mec souffrant « d’éthélisme » chronique, qui risque bien de finir sa vie en pleine crise de delirium tremens, pas mince du tout, et même plutôt franchement carabinée. Entre Notre Dame de Paris de Victor Hugo, La pitié dangereuse de Stefan Zweig, Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand et La femme du boulanger de Marcel Pagnol (dans le milieu du mannequinat si le boulanger se met en grève, franchement, c’est pas un souci, tant le pain fait grossir !) Amélie Nothomb, coiffée d’un drôle de serre-tête, revisite la vieille histoire des sentiments amoureux. Frissons garantis.

Bibliographie

1 Nothomb A., Attentat, Albin Michel, 152 pages

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