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Le parfum de Sylvia, un parfum très rémanent

> 12 juillet 2020

Le parfum de Sylvia, un parfum très rémanent

Lorsqu’à l’âge de 60 ans, Emmanuel Berl se penche sur sa vie,1 il est bien en peine de tracer un tableau fidèle à la réalité. Les images du passé s’embrouillent, se mêlent, au point de former un salmigondis indescriptible. Heureusement, il y a, par-ci par-là, quelques fulgurances du passé.

Chez Berl, la vie, c’est la mort ! Sa vie a, en effet, été peuplée de morts, celles de son frère cadet, de son père, de sa mère ; cet enfant « délicat », qui déclenche de l’urticaire en buvant son chocolat et est voué « aux cataplasmes de moutarde qui couvrent la poitrine de cloques », ne semble pas être constitué du bois qui fait les centenaires ! Contre toute attente, l’écrivain vivra jusqu’à l’âge de 84 ans ce qui n’est pas si mal pour un moribond chronique. Du sentiment d’abandon qui le saisit alors qu’enfant il reste en arrière de ses parents pour contempler avec admiration la « Madone au Chardonneret », aux terreurs ressenties à la lecture de « La petite souris grise » de la comtesse de Ségur, l’écrivain recherche « une molécule de vérité » qui lui permettra de remonter le fil de sa vie. Parmi les flashs perçus, il y a une grand-mère majestueuse dans sa bergère Louis-Philippe (elle n’a jamais abandonné les robes à l’ancienne avec « tournure »), le parfum des toilettes au fond du jardin « qui sent le chèvrefeuille », chez les cousins qui vivent à Nemours, et puis il y a des femmes, des femmes, des femmes !

Les femmes font partie intégrante de la vie d’Emmanuel Berl. Les premiers souvenirs sont ceux des « paupières noircies » des femmes voilées d’Alger ; ils entreront plus tard en résonnance avec les « yeux de charbon » d’une petite étudiante russe qui joue les traductrices pour appréhender au mieux l’œuvre de Dostoïevski. Mais n’oublions pas la papetière au « teint de dragée » ! De l’inconnue à la chanteuse Fréhel, en passant par les comédiennes Monna Delza ou Geneviève Lantelme, tous les visages féminins captivent l’enfant, puis l’adolescent et enfin l’adulte.

Du parfum de terpine qui empeste la chambre de l’enfant au parfum de la chambre de l’adulte qui ne sera jamais imprégnée de l’odeur de Sylvia, Emmanuel Berl nous propose un parcours initiatique où la mort et la vie se mêlent étroitement.

Les médicaments en lieu et place de religion

Né à la fin du XIXe siècle, Berl vit dans une famille où la maladie rôde et frappe. Les médecins sont omniprésents. Leurs ordonnances sont pléthoriques. Comme dans bien d’autres familles, les médecins ont remplacé les prêtres. « L’examen de conscience médical : cachets oubliés, gouttes omises, remplaçait, au début des repas, le bénédicité, ou bien s’y ajoutait. » Le Dr Legendre prescrit du benzoate de soude, de la terpine et des contes de fées pour le jeune garçon. Pour sa maman, c’est repos et Tolstoï... Premiers pas vers la littératurothérapie !

Blush et parfum pour faire mine de...

Le père d’Emmanuel est touché par un cancer du rectum à l’âge de 35 ans. Ce père, beau et séduisant, qui possède une « peau serrée, blanche, presque sans poils » ne laisse pas les femmes indifférentes. Afin de pousser son fils un peu fainéant (se laver c’est fatigant !) à une toilette consciencieuse, il ironise : « On est naturellement propre ou sale ». « Moi, je suis naturellement propre, toi pas ; alors il faut bien te laver. » Face au cancer, il tient bon, trop bon. L’agonie est lente, trop lente, douloureuse, extrêmement douloureuse ; la fin inexorable. C’est en « se fardant » et « en s’inondant de parfum pour masquer l’odeur qui excitait à la fois sa répugnance et sa honte » que le père tente de donner le change.

Poudre trop blanche pour deuil solaire ou pour deuil matrimonial

Parmi ses souvenirs d’enfance, Emmanuel se rappelle du visage de Mme Luthier, mère de la seule et unique victime de la guerre de 1870. « Comme elle se poudrait beaucoup et que son deuil lui interdisait la vue du soleil, son visage était blafard doublement [...] ».

Adulte, Emmanuel retrouvera cette même pâleur extrême sur les joues de celle qui deviendra sa femme (« Sa poudre trop blanche rend sa peau blafarde »)... Françoise a tout de même de « beaux yeux, d’un violet triste » et un beau « grain de peau ». Une vie côte à côte. Rien à ajouter. Mariage, divorce ! Le parcours logique.

Parfum sur renard blanc pour amour platonique

C’est en juillet 1913 qu’Emmanuel croise le chemin de Sylvia, à l’hôtel l’Ermitage d’Evian. Ses cheveux « acajou » sont « roulés en tresse » ; la ressemblance avec l’image maternelle est frappante (« Qu’elle défît la tresse qui devait la gêner, et j’eusse retrouvé les nattes qui descendaient du front de ma mère à ses chevilles, et que je prenais dans mes mains sur son drap. »). Son sourire est magique, sa peau « uniforme à la lumière de la lune ». Le souvenir de cette rencontre restera profondément gravé dans sa mémoire. « Cet instant je peux le diluer dans une masse de souvenirs : une tasse de verveine, une machine à écrire qui cliquette [...] ». Tiens, on se croirait chez l’ami Proust... Enfin, l’ami, il faut le dire vite. Amitié éclair qui se termine à coup de charentaises dans la figure ! Dommage, c’était plutôt sympa ces fins de soirée interminables au chevet de celui qui ressemblait étrangement à un champignon de Paris ! (« rasées de frais, ses joues avaient l’air prises dans la pulpe d’un légume mûri en cave) ! Le parfum de Sylvia, celui qu’elle « avait jeté sur son renard blanc et qui emplissait ses narines », ne va jamais quitter la mémoire olfactive d’Emmanuel. L’amour avec Sylvia est impossible... Les fâcheries sont continuelles. Sylvia s’enfuit dans une maison de santé ; son parfum, si prenant, y est annihilé, temporairement, par les « effluves douceâtres des appareils d’hydrothérapie », utilisés afin de calmer les nerfs trop tendus. De place en place, le parfum renaît de ses cendres ; c’est le seul trait d’union entre ces deux êtres qui fréquentent les mêmes lieux, sans se voir. Trente ans après la première rencontre, Sylvia retrouvée est définitivement perdue. Elle n’a plus la même peau ! Sa cornée est ternie, ses cils moins fournis, ses cheveux coupés courts forment des « petites boucles », « aux reflets gris et blancs ». Cette coiffure « Désastreuse » est en harmonie avec la lassitude générale qui se dégage du corps de l’aimée d’autrefois. C’est une ptose généralisée qui s’applique aussi bien aux sentiments qu’aux chairs de celle qui aurait pu devenir Mme Berl.

Maquillage à la diable pour amour partagé

Les séjours dans les palaces sont l’occasion de fructueuses rencontres. Une « danseuse russo-polonaise », à « tête de guenon kalmuke », bien que maquillée à la diable et costumée comme pour le carnaval, finit sa trajectoire entre les draps d’Emmanuel. « Pour faire ressortir ce visage consternant, elle le bariolait de couleurs disparates, enduisait ses paupières des bistres qui juraient le plus avec son horrible rouge à lèvres. »

Griffonnage au rouge à lèvres pour amour... raté

Il y a aussi les rencontres sans suite. Une minute de grâce, à Paris, sous les vrombissements des avions... Une jeune fille qui tremble, qui s’appuie à son bras et écrit son nom et son adresse « sur un petit bout de papier, avec son bâton de rouge ». Sans suite...

La femme de 1920, pouah

La femme de 1920 porte les cheveux courts, des robes Chanel ; elle aime les « peaux bronzées » et ne parle que des « plaisirs de l’argent et du contact des épidermes ». Rien de bien séduisant !

Et puis, il faut aussi parler de la Grande Guerre

Cette guerre qui ne devait pas durer, qui allait voir revenir ses soldats victorieux en moins de deux… La réalité, c’est l’horreur. Emmanuel s’engage, puis est dégagé pour cause de tuberculose. On ne lui donne que 2 à 3 mois à vivre. Dommage dans ces conditions de ne pas être tombé au « Champ d’Honneur » ! A Nice, Emmanuel attend patiemment la mort annoncée, programmée. Un léger sentiment de honte le tarabuste. Il a tout l’air d’un « embusqué », avec ses cheveux rejetés en arrière (« Embusqué signifiait : loin du front, à telles enseignes que ce mot s’appliquait aux coiffures nouvelles qui rejetaient en arrière les cheveux »). Il faut s’y faire, la mort n’est pas encore au rendez-vous...

et encore de la guerre de 39

Avec une vie cachée... quand on est Juif, c’est plus prudent. En janvier 1946, la France n’est pas encore guérie de la terrible maladie qui l’a gangrénée pendant toutes ces années. « Par la fenêtre d’un café d’ailleurs sale, je voyais les gens défiler, soudain je remarquai sur les visages des traînées presque imperceptibles mais identiques, des boutons rougeâtres comme si une procession de chenilles eût laissé cette trace sur les épidermes des êtres qu’elle liait les uns aux autres à leur insu. » Encore un peu de temps, quelques aliments nourrissants, des vitamines, du savon et la peau retrouvera sa belle allure !

D’acte manqué en acte manqué, de mort ratée (elle est pourtant annoncée et inscrite - là - très clairement sur une radiographie des poumons) en instants réussis, la vie d’Emmanuel Berl se consume petit à petit, livrant progressivement ses notes de tête, de cœur et de fond. Le tout monte vers Dieu tel un encens, car « ce qui est manqué, ce qui est perdu faute de Dieu, loue Dieu ».

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette évocation, en image, de Berl et les femmes...

Bibliographie

1 Berl E. Sylvia, Gallimard, 1952, 256 pages

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