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Le parfum, de la grotte au salon mondain, histoire express de la sensation olfactive

> 10 janvier 2021

Le parfum, de la grotte au salon mondain, histoire express de la sensation olfactive

D’une rustique grotte préhistorique à une belle parfumerie des Champs-Elysées, en passant par un squat londonien, sordide, du quartier pourtant huppé de Hampstead ou par les tiroirs de la morgue, Iltalo Calvino nous agrippe par le nez et nous fait prendre conscience de l’importance des odeurs du quotidien.1 De l’Homme primitif, à l’odorat hyper-pointu, qui vit le nez au vent ou le nez à terre, toujours en quête de la parcelle odorante susceptible de le mettre sur le chemin de la partenaire idéale ou de l’aliment digne d’être consommé, à l’homme du monde du XIXe siècle, en quête de bonne fortune ou au musicien raté, un peu drogué, qui émerge des limbes d’une soirée trop arrosée, trop bruyante, trop mortelle, l’écrivain se plaît à épeler l’alphabet des notes parfumées. L’épithélium olfactif de l’Homme du XXe siècle s’est atrophié, il n’y a pas à dire... bientôt, « l’homme sans nez de l’avenir » ne saura plus distinguer l’odeur de l’herbe mouillée de celle du désinfectant, l’odeur d’un parfum de prix de celle d’un bouquet fané.

De l’Homme préhistorique, qui raisonne avec son nez et entre en interactions avec ses ennemis à coups de canines et d’incisives, Italo Calvino conserve l’image d’un séducteur primitif, qui, silex, à la main, et nez en alerte, marque son territoire et sait bien que la fin de l’histoire se termine dans le sang.

Du mondain - Monsieur de Saint-Caliste - qui entre dans une parfumerie luxueuse des Champs-Elysées, Italo Calvino garde l’image d’un hédoniste, véritable virtuose en matière d’accords parfumés. Cet homme, habitué aux tapis moelleux et aux intérieurs à type de bonbonnière, est comme un poisson dans l’eau, lorsqu’il franchit la porte d’une boutique de luxe. Les sens en éveil, l’amateur de belles femmes et de belles fragrances se laisse guider par des vendeuses, « bien en chair », dans l’apprentissage du b.a.-ba de la parfumerie. A peine entré, déjà happé par un tourbillon de jeunes filles en fleurs ; haut de forme, canne et gants sont saisis par Martine, Charlotte ou Sidonie... Pour s’initier à la science de la parfumerie, un dépouillement est nécessaire. Le gardénia, qui s’affiche gaillardement à la boutonnière, est laissé de côté, le gilet lourd de remugles de tabac froid est rafraichi, à coups de vaporisations d’une eau de rose primesautière, les moustaches, emplies de souvenirs, sont laquées de cosmétique, afin de retrouver une relative virginité, par rapport aux essences qui vont défiler en rangs serrés à proximité. Cette cérémonie immuable est une mise en jambes indispensable pour notre homme du monde en quête de nouveautés parfumées. La directrice de l’établissement, Mme Odile, s’empresse. Monsieur de Saint-Caliste est un bon client. Eau de Cologne, essence de vétiver, pommade à friser les moustaches, lotion qui redonne aux cheveux leur couleur d’ébène d’origine, tout fait feu pour cet homme qui ne boude aucun cosmétique. La demande de M. de Saint-Caliste est pourtant aujourd’hui assez originale. La veille, lors d’un bal masqué, un parfum « différent », émanant d’une femme, aux blanches épaules, a provoqué une véritable commotion, dans son cerveau. Avant d’être entraînée par un violent « domino violet », empestant le « tabac oriental », la belle s’est présentée comme la victime d’un maléfice. Afin de retrouver la femme qui se cache sous ce parfum de tigresse, il faut se hâter, avant que la mémoire n’ait englouti définitivement la symphonie olfactive qui l’a frappé de plein fouet. Cannelle, civette, violettes, amandes amères, héliotrope, palissandre, camphre, ambre, jasmin, santal, fuchsia... parfums animaux, végétaux, fruités se pressent à ses narines, jusqu’à en perdre la raison. « Plus aigu », « plus frais », « plus dense », moins ceci, moins cela, Monsieur de Saint-Caliste se transforme en chef d’orchestre pour retrouver la petite mélodie de la fragrance portée par la belle inconnue. Dans l’échantillothèque de la parfumerie, Mme Odile exulte... Les plus grands noms de la bonne société s’approvisionnent dans son antre. La duchesse de Clignancourt, la marquise de Ménilmontant, la princesse de Baden-Holstein... autant de « peaux » qui sont passées par les mains expertes de celle qui peut être considérée comme la mémoire olfactive d’un Paris brillant de mille feux. Le parfum identifié, l’adresse de la cliente donnée (à Passy, cela va sans dire), Monsieur de Saint-Caliste n’a plus qu’à sauter dans son phaéton, afin de retrouver sa mystérieuse et belle inconnue. Une inconnue qui dort pour toujours dans un cercueil capitonné de satin, au milieu des chrysanthèmes et des couronnes d’asphodèles. Trop tard pour Monsieur de Saint-Caliste !

Du musicien un peu paumé qui transpire sang et eau pour produire une pauvre musique qui s’apparente plus au bruit qu’à autre chose, Italo Calvino garde l’image d’un dégénéré, qui sait encore reconnaître les filles à l’odeur de leur peau, mais n’évolue plus que dans un milieu où l’odeur de vomi voisine avec celle de la sueur. Dans le noir, parmi des corps entassés, pêle-mêle, le musicien, en bon chasseur-primitif, reconnaît l’odeur « blanche » de la peau, trop blanche, d’une femme « pigmentée de taches de rousseur ». Une forte odeur de gaz - le poêle est visiblement mal réglé - et la belle rousse finit sa course à l’hôpital. Puis, dans un tiroir de la morgue.

Chez Italo Calvino, les sens s’émoussent au fil des siècles. Le dandy du XIXe siècle se croit, pourtant, le roi des senteurs. Son appendice nasal lui permet d’évoluer dans un monde délicat et délicieux. Difficile de l’imaginer en homme préhistorique, une massue à la main, ou en musicien déjanté, une guitare au bout des bras. Pourtant, comme ces deux-là, notre mondain en tenue de soirée, gardénia à la boutonnière et sourire aux dents blanches aux lèvres, vit dans un monde où les parfums dictent leur loi et où tout finit toujours par une odeur de fleurs en décomposition.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cet Italo Calvino... odorant !

Bibliographie

1 Calvino I. Le nom, le nez in Sous le soleil jaguar, Folio, 2013, 110 pages

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