> 17 janvier 2021
Le fantôme de Canterville est un drôle de fantôme,1 qui est vendu avec le domaine de Canterville Chase. Le domaine est hanté depuis la fin du XVIe siècle. Dans la bibliothèque, une tache rouge, incrustée dans le parquet, rappelle la fin tragique de Lady Eleanore de Canterville, assassinée par son mari, en 1575. Depuis cette date fatidique, aucun détergent n’est venu à bout de cette tache, aucun vivant n’est venu à bout de l’esprit de Sir Simon (l’époux un peu trop sanguin !), un esprit qui prend différentes formes et revient, de temps à autre, se manifester aux occupants du manoir. Lorsque la famille de Mr Otis, un riche américain, vient s’installer dans les lieux, les valeurs s’inversent. Le fantôme de Sir Simon n’est plus source de terreur ; chaque membre de la famille discute avec lui (ça c’est au mieux) ou le prend pour cible (çà c’est au pire !). Il faut dire que les Otis sont extrêmement matérialistes et fort peu portés sur le spiritisme. Ce n’est donc pas un simple fantôme un peu bruyant qui va les empêcher de profiter de leur somptueuse demeure.
Pour laver la tache de sang dans la bibliothèque, le fils aîné de la famille, un certain Washington, propose l’utilisation du « Super-Kinettoy et Extra-Détersif Pinkerton ». Ce détergent miracle, qui se présente sous la forme d’un « petit bâton », qui ressemble à un « cosmétique noir », permet, effectivement, de supprimer la tache, tout au moins, de manière temporaire. Contre toute attente, la tache réapparaît de plus belle chaque matin. Sa couleur prend toutes les teintes de rouge possibles, du « vermillon » au « pourpre généreux », avant de devenir d’un « vert émeraude éclatant » ou « jaune de chrome ». On apprendra très vite que c’est le revenant qui, tous les jours, étale de la peinture sur le sol. Cette peinture, il la vole à la jeune Virginia ; à force de puiser dans ces réserves, il ne reste bientôt plus qu’une seule couleur restante, le bleu. Etonnant d’ailleurs de laisser le bleu de côté, quand on sait que les Canterville ont « du sang bleu », « le plus bleu qui soit en Angleterre ».
Lorsque Mr. Otis est réveillé, à 1 heure du matin, par un terrible bruit de chaînes secouées, ce n’est pas la panique, la frayeur, l’horreur qui l’emportent, mais plutôt l’agacement. Ce fantôme, très bruyant, doit être neutralisé en ce qui concerne son niveau de nuisances sonores. Un « petit flacon de lubrifiant Soleil Levant Tammany » est donc glissé entre les mains du spectre, avec recommandation express de s’en servir. Assez hostile à l’idée d’employer ce type de produit, le spectre est vite conquis au vu des résultats obtenus. Désormais, tout glisse !
S’imaginant que les déplacements nocturnes du fantôme de Canterville sont à mettre sur le compte d’aigreurs d’estomac ou de douleurs abdominales intolérables, le bon Mr Otis, soucieux de la santé de son revenant préféré, lui colle dans les mains un « flacon d’élixir du Docteur Dobell », un remède excellent soit dit en passant pour les problèmes de digestion.
Les petits derniers de la famille Otis, ceux qui viennent après Washington (un grand jeune homme) et Virginia (une jeune fille de 15 ans), sont tout trouvés pour miner les nerfs d’un spectre, qui hante les couloirs, depuis 300 ans, sans jamais trouver le sommeil. Des grands coups d’oreillers, des boulettes envoyées à coup de sarbacane, des seaux d’eau placés en équilibre au-dessus des portes, des plans inclinés enduits de savon glissant (les jumeaux réalisent en effet une « pente savonneuse » en enduisant de cosmétique le chemin qui relie « la chambre aux Tapisseries » à « l’escalier de chêne »), rien n’est épargné à Sir Simon.
Pour faire taire un revenant, rien de plus simple que de s’intéresser à l’histoire personnelle de celui-ci. La tendre Virginia substitue la douceur à la force et aux quolibets. Après une escapade avec le revenant (la disparition de Virginia rend Mrs Otis « folle de douleurs », au point de se faire bassiner le front avec des « compresses d’eau de Cologne »), la paix et le calme reviennent enfin entre les hautes murailles du domaine de Canterville. Sir Simon, après avoir pris la peine de remettre une cassette pleine de bijoux de prix, à sa belle amie, s’efface dans la mort, pour de bon. Un enterrement, en grande pompe dans le cimetière du village, sous un vieil if paisible, vient clore des siècles d’errances métaphysiques !
A Canterville, les nuits sont nettement moins belles que les jours, tant que Sir Simon s’obstine à errer dans les couloirs. Ses taches de peinture se rient du détergent, le cri de ses chaînes du lubrifiant, ses douleurs de boyaux (tiens un spectre à boyaux !) de l’élixir ; le savon fait glisser ses derniers préjugés au sujet de ces hôtes américains. Dans cette famille, à tous les maux, un remède ! Incollable sur tous les produits de consommation, aux allégations les plus alléchantes, cette famille, épuisante pour une âme en quête de repos, a réponse à tout. Même le fantôme le plus obstiné en arriverait à se diluer dans la poussière de la bibliothèque. En deux temps trois mouvements, les Otis ont réussi à faire fuir celui qui terrorise les occupants du château, depuis des siècles. Et tout cela, simplement à l’aide de produits ménagers, de médicaments et de cosmétiques !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce sympathique fantôme !
1 Wilde O. Le fantôme de Canterville et autres contes, Le livre de Poche, 1988, 180 pages
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