> 09 octobre 2022
Une communauté hippie avant l’heure, voilà ce que veut tenter Justin Weill, l’ami de Laurent Pasquier.1 Une maison louée dans les environs de Paris, à Bièvres très exactement. Une bande de copains, du matériel d’imprimerie... une vie qui se partage entre travail pour le bien de tous (le problème, c’est qu’aucun des protagonistes de notre histoire n’est aguerri aux techniques de l’imprimerie) et activités personnelles, le programme est alléchant. Oui, mais voilà... Justin, qui a quitté une famille qui l’étouffe, retrouve une famille qui le fait enrager. Les tempéraments ne s’accordent pas, l’argent manque, les travailleurs sont peu motivés. Au moindre rayon de soleil, la belle équipe migre dans le jardin pour pratiquer « le culte du soleil » !
Bref, le beau projet ne dure que quelques mois. Et le pauvre Justin en est au désespoir. Ram - le père de Laurent - fait des siennes… une fois de plus. Pour une fois, sa saine colère sera utile à Laurent qui pourra en profiter pour s’extraire de cette maison de fous de manière discrète… mais définitive.
Laurent claque des dents. Justin emmène de force son ami chez ses parents (ceux-ci ont une fois de plus déménagés soit dit en passant). Le Dr Raymond Pasquier apparait en tenue de nuit. « Il a un fixe-moustaches qui le défigure et que je ne connaissais pas, car il ne s’en sert que la nuit. » Les « longues moustaches de chanvre rouillé » de celui que l’on surnomme Ram font sa fierté depuis des années. On comprend donc que ce séducteur impénitent en prenne grand soin. A plus de 60 ans, Ram est encore et toujours « chevelu, toujours blond, toujours en bataille, toujours vibrant comme un ressort prêt à l’action. » A l’âge de la maturité, Ram se plonge avec délice dans l’écriture des Mémoires dont il se plaît à vanter le style.
Des « tubes, des fioles et des seringues », voilà ce qui attend Laurent ! Et les douces mains maternelles fleurant bon « l’alcool camphré ». Et puis des odeurs très médicales (« iodoforme » et « phénol ») qui ramènent le jeune homme, par la pensée, dans son laboratoire. « Ah ! Ah ! l’odeur de l’éther. C’est une odeur de mon travail, une odeur de laboratoire. »
Délire ou réalité, Laurent se voit abandonné de tous. Son patron Renaud Censier est en Corée (Laurent le voit déjà mort et enterré). Laure Desgroux serait, quant à elle, partie dans les Alpes. Effectivement, Renaud Censier a bien quitté son poste. Il est remplacé par le Pr Jean Hermerel, le spécialiste des pneumocoques, le savant qui rêve de mettre au point un vaccin contre cette catégorie de bactéries. Et justement, soyons claires, la maladie de Laurent n’a rien de naturelle. Elle est le fait d’une expérience avec un vaccin pas encore abouti... une sorte de suicide expérimental si l’on veut. Une attitude qui sera pourtant saluée par ses pairs et qui lui vaudra la croix de la Légion d’honneur, son geste désespéré ayant été pris pour un acte d’une abnégation de la plus belle eau.
Une fois remis sur pied, pas question pour Laurent de reprendre trop vite le chemin du laboratoire.
Quitter Paris, ses friperies qui sentent le « mouton, le coton, le camphre et le caoutchouc »... Quitter les souvenirs tristes... Voilà la décision prise par Justin et Laurent.
Dans le jardin de la maison de Bièvres, il y a d’abord cette curieuse « odeur de fraise mouillée », assez caractéristique. Oui, sauf qu’il « n’y a pas de fraises » aux alentours. Et puis, aux premiers jours du printemps, ce sont de discrètes violettes, « au parfum imperceptible », qui ravissent l’odorat de Laurent.
Dans la maison, une vieille maison vétuste, en triste état, le visiteur est accueilli dans les différentes pièces parcourues par des odeurs variées : « le bouquet mort, le vieux livre, le bois vermoulu, la cendre, la fumée froide, et, parfois, relent plus mystérieux, l’eau de toilette démodée ou les produits pharmaceutiques. »
Trois mois après leur installation, Justin et sa bande se livre à un grand ménage de printemps, très salutaire. Le résultat : une maison propre, mais des locataires « noirs comme des mineurs ». Comme il n’y a pas de salle de bains dans la maison (« Si nous travaillons bien, dit Justin conciliant, nous ferons installer, plus tard, une salle de bains et de douches. »), tout le monde se retrouve dans le bassin du jardin. Dommage que le fond soit aussi boueux ! Et du coup, nettoyage à fond du bassin !
Dans cette maison, sont réunis des hommes et des femmes aux caractères variés, aux aspirations tout aussi variées. Le cocktail est parfois détonant.
Au fil des ans, Justin a juste pris un peu de poids. Ses « mains » sont désormais « trop potelées ». Ses cheveux, en revanche, restent « couleur de flamme ». Son amour pour Cécile (l’une des sœurs de Laurent), enfin, est toujours aussi vif. Quelle consternation pour lui de constater, au fil des mois, l’impossibilité de vivre ensemble. Son beau rêve s’écroule peu à peu, ne laissant plus derrière lui qu’un petit tas de cendre. Justin se voyait chef de bande, meneur d’hommes, gourou d’une secte composée d’hommes et de femmes de bonne volonté... le voilà réduit à sa toute petite dimension. Celle d’un petit homme qui ne réussit pas à s’intégrer dans le monde des vivants. « Non, non, je suis un lâche, comme tous les copains d’ici. Je n’ai d’énergie que pour me brosser les dents. Dame ! pour me brosser les dents, je ne manque pas de courage. Pour le reste, je suis un mollusque. Je ne vois autour de moi que des mollusques, des limaces, des moules et encore des moules. »
Testevel, « un jeune géant au poil clair, à la carnation translucide », fait l’objet de moqueries sur son nom. Tout y passe ! Testevel... l’amoureux transi de Suzanne !
Bernard est venu s’installer à Bièvres avec sa femme Alice (du moins tout le monde pense que Bernard et Alice sont mariés en raison des alliances qu’ils portent à leurs doigts ; pourtant c’est faux comme on le constatera plus tard). Sans emploi, Bernard se laisse gentiment entretenir par Alice, une belle femme qui porte « de grandes nattes d’écolière », roulées « en gros macarons sur les oreilles [...] ». Vêtue à la mode du XVIIIe siècle, Alice détonne dans le décor. « Alice, disait Sénac, est toujours en grande toilette pour aller à la guillotine. » En attendant, Alice est une épouse attentionnée, qui frictionne son mari et lui administre des tisanes pour le maintenir en bonne santé. Lorsque Bernard se pique de jouer les bucherons, c’est encore Alice qui l’attend avec « un flacon d’eau de Cologne et des serviettes chaudes », pour un bouchonnage en règle. Trois frictions par jour, s’il vous plaît, tout de même !
Bernard possède, tout comme Laurent, un odorat très développé. On comprendra, dans ces conditions, que travailler, aux côtés de Larseneur et de ses pieds qui puent, constitue une souffrance toute particulière. « Il faudrait te laver les pieds, surtout maintenant que tu portes des espadrilles. » Stupeur de Larseneur qui considère qu’un bain par semaine est grandement suffisant ! Les odeurs de pied, l’argent qui commence à manquer, le confort absent... trop c’est trop, pense Bernard, qui sera le premier à craquer. Alice sera abandonnée pour une baronne fortunée qui assure à son cher et tendre une vie de douce oisiveté.
Armand est le musicien de la bande. Son piano constitue l’objet de ses soins les plus attentifs.
Brénugat est peintre. Il est accompagné de sa femme Florence, une « blonde aux paupières lourdes et cernées, à la carnation fragile. » Cette Florence affole littéralement Sénac, qui a beaucoup de peine à conserver une totale abstinence. « [...] elle sent la femme, rien de plus, mais à la vingtième puissance. » Elle a, en outre, la curieuse habitude de mettre des bas très fins, qui laissent voir « de longs poils bouclés » !
Jean-Paul travaille chez un politicien. Hypocondriaque, Sénac use et abuse de remèdes de toutes sortes. Lorsqu’il s’installe à Bièvres, c’est une malle entière de « bocaux, de flacons, de boîtes » qui est montée à sa chambre. Obsédé par son état de santé, ce bon à rien avale des « sels de soude, des poudres de rhubarbe », afin de réguler un transit capricieux. Capable de discourir durant des heures sur son sujet préféré : la constipation, il se déplace dans une « abominable odeur de pharmacie », lorsque ses intestins le tracassent.
Sénac est sale (il colle ses crottes de nez sous une chaise et sue « la crasse »), mais très pointilleux quant aux habitudes de ses camarades. Parlant de Picquenart : « Il se met vraiment trop de pommade. Et puis, vous n’avez pas vu ? Quand il veut graisser une vis, il se la colle dans l’oreille ; moi, je trouve ça répugnant. » Le comble !
Parmi cette bande de charlots qui passent plus de temps à rêvasser qu’à travailler, Jules Picquenart est le sérieux, le bosseur de l’étape. Son métier d’imprimeur, il le connaît sur le bout des doigts. Dévoué, il ne rechigne jamais à la tâche. Signe caractéristique : des cheveux « toujours luisants de pommade ».
C’est l’homme de la situation, le richissime mécène, qui permet au groupe de démarrer l’aventure. Un drôle de personnage que l’on dit poète et qui est « fardé comme une maquerelle ». « Il avait les cheveux teints, la moustache teinte, les yeux faits au crayon bleu, les joues blanches et roses de fard. » Les quolibets vont bon train concernant cet excès de cosmétiques, jusqu’à ce que quelqu’un fasse remarquer : « Vigny se maquillait bien. » ! Fin du débat ! Ce Fonfreyde dispose d’une grande fortune et manifeste un goût prononcé pour les collections loufoques. ll est, ainsi, très fier du peigne et du miroir de Cléopâtre, de la « petite veste en soie de Marie-Antoinette », du « bain de marbre rose de Mme de Pompadour »... Tout ceci n’est peut-être pas très authentique, mais l’effet visuel est tout de même joli.
La cadette de la fratrie est une très jolie demoiselle, qui fait parfaitement honneur aux siens. Suzanne s’imagine dans la peau d’une grande actrice et prend des cours de théâtre pour y parvenir. « Elle avait les cheveux - ces cheveux blonds Pasquier d’une chaleur et d’une lumière incomparables - elle avait, dis-je, les cheveux roulés tout autour de la tête en un bourrelet vaporeux dans lequel courait une torsade de mousseline fauve. » Comme on peut facilement l’imaginer, Suzanne fera tourner plus d’une tête parmi les pensionnaires de la maison de Bièvres. Un vrai bourreau des cœurs, cette chipie qui flirte insolemment avec l’un, puis avec l’autre.
Raymond n’a pas changé... Profitant de la présence de Laurent à Bièvres, Ram installe Lucie (sa femme), Suzanne (sa fille) et... Paula Lescure (sa maîtresse), dans deux maisons toutes proches (on peut être séducteur et aimer ses aises). Tous les dimanches, Ram se présente dans la maison de Bièvres (ses locataires l’appellent le Désert) en grand appareil. « Il était rasé, poudré, parfumé. Sa chevelure fauve avouait un léger vernis de brillantine. » Son célèbre « regard d’azur hivernal » fixe, avec ironie, Laurent et sa bande d’illuminés !
C’est Joseph, le frère aîné de Laurent qui débarque un jour au Désert. « Sa moustache rognée à l’américaine » est aussi triste que la nouvelle qu’il apporte. « Va t’habiller. Et prends ta brosse à dents. On ne sait jamais. » Ram est au poste pour avoir frappé un agent de police. Laurent et sa légion d’honneur sont requis pour aller libérer le paternel. Oui, mais une fois libéré, c’est la fièvre qui se jette sur Ram et le terrasse. On croit même que sa dernière heure est arrivée. « Serviettes chaudes, alcool camphré », « pilules, infusions et liniments », tout y passe. Lucie convoque un camarade de promotion de Laurent, qui pose un diagnostic sans réserve : « congestion ». Comme traitement : « un bain chaud » ! Et Laurent et Lucie de courir après une baignoire et des porteurs d’eau. « L’appartement du quai d’Austerlitz n’avait point de salle de bains. La salle de bains était un luxe, en cette année 1907. Nous fîmes venir une baignoire. Deux hommes en maillot rayé montaient, avec de grands sceaux de cuivre rouge, l’eau chaude qu’ils avaient apportée dans un réservoir de tôle. » Et Ram revient à la vie. Et Laurent aussi. Joseph l’a sauvé de l’enfer du Désert. La page est désormais tournée.
Une belle utopie. Justin aurait dû se méfier. Le paradis rêvé s’est transformé en enfer vécu. Une petite expérience qui ne durera que le temps de la convalescence de Laurent. Ram, cette fois encore, a piqué une belle et grosse colère qui s’avère salvatrice. Laurent peut quitter Bièvres la tête haute et retrouver son cher laboratoire avec bonheur. Comme d’habitude, les cosmétiques et les médicaments sont au rendez-vous ! La pommade capillaire, la brillantine, les fards de couleur blanche ou rosée, la teinture capillaire... ponctuent cet épisode et donnent aux personnages les couleurs de la réalité.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !
1 Duhamel G., Le désert de Bièvres in Le clan des Pasquier, 1900 - 1913, romans, Flammarion, 2013, 616 pages
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