Nos regards
Le cosmétique secret de Virginia Woolf qui vous rajeunit de 300 ans !

> 27 octobre 2019

Le cosmétique secret de Virginia Woolf qui vous rajeunit de 300 ans !

Virginia Woolf est une femme comblée. En rédigeant les mémoires d’Orlando,1 un jeune homme de belle lignée, au front de marbre, aux joues rosées, adoucies d’un « duvet de pêche », aux « dents d’une exquise blancheur d’amande », aux yeux « comme des violettes trempées », aux « jambes élégantes », à « la taille bien prise » et aux « épaules fermes », elle se congratule de la bonne idée qui lui est venue (« Heureuse la mère qui porte un tel être ! Plus heureuse encore le biographe qui raconte sa vie ! ») Orlando est un personnage hors norme qui traverse les siècles sans prendre une seule ride. Durant toute sa longue vie, il - puis elle - va tenter de rédiger une œuvre intitulée Le chêne. Orlando ne place, en effet, rien au-dessus du poète qu’il imagine avec « un nimbe pour chevelure », « de l’encens pour haleine » et des roses sur les lèvres.

On le découvre de sexe masculin à la fin du XVIe siècle - aux environs de 1586 - à peine âgé de 17 ans, on l’abandonne à son sort au XXe siècle, le 11 octobre 1928, dans la peau d’une trentenaire.

Une odeur de roses nous saisit dès le début de cette histoire. C’est, en effet, un genou à terre, prosterné devant la Reine Elisabeth, que l’on découvre le héros de ce roman fantastique. Orlando présente à Elisabeth un « bol d’eau de roses », afin qu’elle y trempe une main remarquable à plus d’un titre. Elle est « étroite avec de longs doigts toujours recourbés ». Cette main est la main d’une femme de pouvoir qui ressemble plus aux serres d’un aigle qu’à une douce menotte. Cette main dirige, commande, ordonne... C’est une main « nerveuse, acariâtre, maladive » qui sait se faire respecter et peut, d’un simple signe, provoquer l’exécution d’un ennemi ou d’un importun. Cette main est raccordée à un corps de vieille femme qui « avait l’odeur d’un placard où l’on conserve les fourrures dans du camphre ».

Pour accueillir la souveraine, Orlando a réalisé une toilette de chat qui n’a certainement pas offusqué une reine capable de rester un mois sans changer de vêtements. « Il plongea sa tête dans l’eau. Il nettoya ses mains. Il se tailla les ongles. » Il n’en est pas moins d’une beauté subjuguante, une beauté qui invite aux faveurs. La Reine Elisabeth lui fait d’ailleurs « donation de la grande maison monastique qui avait appartenue à l’Archevêque puis au Roi. »

Deux ans plus tard, le jeune homme est convoqué à Whitehall, afin d’être nommé « Trésorier » et « Grand Intendant ». Le jeune homme timide voit ses joues prendre la « couleur seyante des roses de Damas ». Ces roses vont cependant rapidement faner ; Orlando, que l’on imaginait tout à fait comme le bâton de vieillesse d’une reine pleine de mansuétude, trahit l’amour de sa souveraine et commence une vie amoureuse tumultueuse. Bien que fiancé avec Lady Margaret O’Brien O’Dare O’Reilly Tyrconnel, Orlando succombe aux charmes de Maroussia Stanilovska Dagmar Natacha Iléana Romanovitch, une jeune slave, « mince comme un roseau », surnommée, pour plus de commodité, Sacha. Cette belle princesse, issue d’un peuple de sauvages qui s’enduisent de « suif pour se garder du froid », séduit Orlando par son exotisme. L’idylle est de courte durée. Lorsqu’Orlando surprend Sacha dans les bras d’un vulgaire marin, tout s’écroule. Il va alors être plongé dans un état de léthargie prolongé, pas moins de sept jours, résistant à tous les traitements, y compris les « emplâtres de moutarde aux pieds ». Lorsqu’il se réveille le 25 juin, à son heure habituelle, soit 7h45, la vie reprend son cours, teintée toutefois de couleurs mélancoliques. Ni la « bave de lézard caillée le matin », ni le « grand trait de fiel de paon » au coucher ne lui permettent de s’extraire de son état dépressif. Sa mémoire semble s’être évaporée durant ce « somme » étrange. (« La mémoire est la grande couturière [...]. La mémoire pique son aiguille à droite, à gauche, en haut, en bas, d’ici, de là. Nous ignorons ce qui vient, ce qui suit [...] »)

Afin de secouer le spleen qui l’emplit, Orlando décide alors de partir pour Londres à la recherche d’écrivains confirmés. Il en rencontre, effectivement. Ceux-ci n’ont rien d’apaisant. Il s’agit d’êtres à la sensibilité exacerbée, aux nerfs à vif dès qu’une minuscule « souris » crie « dans les lambris ».

La page londonienne tournée, Orlando, qui a maintenant 30 ans, se lance avec passion dans la décoration de son château composé de 365 chambres ! Il va y entasser mobilier et objets, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien y mettre. Son travail achevé, il n’y a même plus la place « dans la coupe pour une autre poignée de « pot-pourri » », ce « pot-pourri » dont la recette a été donnée, il y a de cela plusieurs siècles, par le Conquérant, en personne. Fin de l’activité home staging !

Si son domicile est bien rempli, la vie d’Orlando n’en est pas moins creuse... L’ancien favori, architecte-décorateur d’intérieur, va tâter d’une autre vie. Qu’est-ce que cela peut bien faire d’être « Ambassadeur Extraordinaire à Constantinople » ? Cela vous plonge, tout simplement, dans un univers de luxe, un univers où la matinée est rythmée par des soins cosmétiques. Après le bain, parfumage puis frisage et onction de cosmétiques, « selon l’usage ». Orlando se prête parfaitement à tous ces honneurs et se voit ainsi offrir, comme distinction, le « Collier du Très Noble Ordre du Bain ».

Les honneurs, c’est bien joli, mais cela n’empêche pas les épisodes de léthargie. Et c’est reparti pour sept jours de sommeil profond dont aucun médicament ne peut venir à bout. Lorsqu’Orlando se réveille, enfin, c’est dans la peau... d’une femme. Celle-ci est âgée de 30 ans. Laissant tout derrière elle, Orlando quitte honneurs et palais pour vivre avec des bohémiens.

Orlando va alors faire l’apprentissage de la féminité et se rendre compte que ce n’est pas si simple que cela. Afin d’être séduisante, elle va devoir s’astreindre à une « fastidieuse discipline ». « Il faut, songea-t-elle, se coiffer et cette opération, à elle seule, me prendra une heure chaque matin ; il faut se mirer dans la glace, une autre heure ; il faut se corseter et se lacer ; se laver et se poudrer [...] » Pour plaire aux hommes, il va falloir être « obéissante, chaste, parfumée » et superbement habillée. Orlando découvre les plaisirs de la mode et s’interroge sur le choix le plus judicieux à faire, « une robe en taffetas gris tourterelle », « une autre fleur-de-pêcher », ou bien un « brocart bordeaux » ? Lorsque la mode de la crinoline voit le jour, Orlando l’adopte « avec soumission ». Les jupons puis les cerceaux qui transforment le bas du corps en montgolfière entravent les mouvements (C’est « le plus lourd, le plus morne des vêtements qu’elle eût jamais portés. »). Le poudrage du visage est bien évidemment nécessaire (« Peut-être fallait-il un nuage de poudre ? ») ; l’art de passer les mains dans les cheveux ne doit pas non plus être ignoré (« et si l’on faisait bouffer ses cheveux - ainsi - autour du front, les choses, peut-être n’en iraient que mieux »). Mis bout à bout, tous ces efforts vont s’avérer payants, puisque la belle jeune femme va déclencher des passions. Les hommages dont elle est l’objet « se combinent pour donner la plus enivrante des saveurs, le plus séduisant des parfums. » Orlando sent alors une « titillation » se manifester au niveau de son annulaire gauche et se « soumet à l’esprit du siècle » en se mettant en quête d’un mari. Ce sera Marmaduke Bonthrop Shelmerdine. Elle en aura un fils, né un jeudi 20 mars, à 3 heures du matin.

Orlando est, en réalité, un curieux mélange d’homme et de femme. Elle s’habille en 10 minutes (comme un homme), choisit très rapidement ses vêtements (comme un homme), déteste le ménage (comme un homme), boit sec (comme un homme), a des gestes abruptes (comme un homme), est dénuée d’ambition (comme une femme), est bavarde (comme une femme), ne supporte pas que l’on fasse souffrir un animal (comme une femme)...

En 1928, Orlando découvre les grands magasins, les voitures, les omnibus, tout ce qui peut être signes de « modernisme ». Orlando se poudre le bout du nez, mais pas les joues. Elle raffole des bains parfumés et utilise pour cela des sels de bain. Elle se fait couper les cheveux, comme tout le monde, mais continue à utiliser « les brosses d’argent du Roi Jacques » pour se les brosser. Orlando a retrouvé le château de son enfance et « les petits sachets de lavande contre les mites » dispersés de-ci de-là.

Le 11 octobre 1928, elle est rejointe, aux douze coups de minuit, par Shelmerdine, qui atterrit à ses pieds, comme par magie.

Virginia Woolf nous fait assister, dans ce curieux ouvrage à une succession de mues (« Elle n’avait pas cessé de muer [...] »). Son personnage, il ou elle, tour à tour, change de vie comme de chemises, parce que « le rôle des habits [...] ne se borne pas à nous tenir chaud. Ils changent le monde à nos yeux et nous changent aux yeux du monde. » Son cosmétique anti-âge est parfaitement performant puisqu’il lui permet de passer les siècles en toute sérénité. Mais quel est donc le secret de beauté d’Orlando ?

Merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui se demande aussi qui est vraiment Orlando.

Bibliographie

1 Woolf V. Orlando, Eds Stock, Paris, 1974, 351 pages

Retour aux regards