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Le cas du cannabis, un vrai cas d’école !

> 14 mars 2022

Le cas du cannabis, un vrai cas d’école !

Le chanvre ou cannabis (si l’on parle en nom botanique) est une plante qui fait parler... et pas que lorsqu’on la fume. Selon les époques, selon les parties du globe considérées, le chanvre a permis de confectionner des cordages, de s’habiller, de voyager (le chanvre textile a permis de fabriquer les voiles, le haschisch, quant à lui, a permis à de nombreuses populations de s’extraire de conditions de vie assez pénibles vers des paradis plus artificiels). Selon les époques, le chanvre qui provient d’Inde et qui contient des substances psychotropes a été employé comme principe actif médicamenteux, tout comme le chanvre textile d’ailleurs (cas de drôle de pansement à base de chanvre et de goudron), puis interdit, considéré comme une drogue. Nouvelle jeunesse au XXIe siècle pour cette plante qui s’introduit dans les cosmétiques un peu (et même beaucoup) par effraction et se retrouve propulsée à la première place par un certain nombre de petites sociétés cosmétiques qui n’ont pas l’air de s’intéresser énormément à la réglementation. Il faut dire que le sujet est complexe ; il méritait un nouveau Regard, après celui rédigé en 2018.1

Pour François Dorvault, un principe actif interdit à partir de 1955

Dans la bible du pharmacien, si l’on se met en quête de cannabis, on croisera forcément le chemin du chanvre. Dans la table des matières, « Cannabis sativa » renvoie à la monographie du chanvre. Ce chanvre (cannabis, en latin) existe sous deux variétés : le chanvre commun ou textile, dont les graines, appelées « chènevis », étaient utilisées autrefois pour mettre au point des « émulsions adoucissantes et diurétiques » ; les feuilles de ce chanvre textile sont douées de propriétés « inébriantes » plus faibles que celles obtenues avec le chanvre indien nous précise-t-on.

Que faire de ce chanvre d’un point de vue dermatologique ? Un « Oakum », nous répond François Dorvault qui préconise ce type de préparation pour réaliser des pansements destinés entre autres à traiter les « affections articulaires subaiguës et chroniques ». Mais qu’est-ce qu’un oakum ? La littérature scientifique du XIXe siècle nous renseigne à ce sujet, nous indiquant qu’il s’agit de l’étoupe fabriquée à partir des vieux gréements de navire, trempées dans du goudron. Cette étoupe est obtenue manuellement par les navigateurs, durant leur temps libre ou par les prisonniers. Employée pour calfeutrer les navires, cet oakum est également employé à des fins médicales. En 1870, The Lancet témoigne de son usage en tant que pansement, adapté aux situations pédiatriques, en particulier au Great Ormond Street Hospital Children’s Charity. En 1870, le professeur Joseph Lister vante les qualités antiseptiques de ce type de pansement, en outre bon marché, ce qui déclenche, en Angleterre, un véritable engouement pour ce produit qui permet de traiter aussi bien les brûlures,2 que les ulcères, les abcès ou l’érysipèle. Quelques années plus tard, en 1884, le Dr Robert Esler considère, à ce titre, que le chanvre goudronné constitue le dispositif de base dont doit disposer tout hôpital qui se respecte du fait de sa supériorité par rapport à d’autres pansements pourtant plus sophistiqués.3

Autre chanvre à disposition, le chanvre indien, Cannabis indica (le nom d’espèce faisant référence à son pays d’origine). Ce chanvre, qui pousse en Inde, riche en résines, possède des propriétés bien différentes de celles du chanvre textile. Les sommités fleuries et les différentes parties de la plante (en particulier les feuilles) sont appelées « hachich » (ou « haschisch »), en arabe, ce qui signifie tout simplement « herbe » ! En Algérie, ce hachich est dénommé « herbe aux fakirs » (« hashisch-al-fakor »), du fait, certainement, de son intérêt en matière de résistance à la douleur, lorsque l’on pratique ce type d’activité. D’un point de vue thérapeutique, et ce jusqu’en 1955 par dérogation (le chanvre indien est interdit en France par le décret n°53-241 du 27 mars 1953), les pharmaciens peuvent réaliser des préparations à base de chanvre indien (diverses formes galéniques sont possibles comme les pilules, potions, préparations pour lavement) afin de traiter la « folie, l’hypocondrie » ou les maux d’estomac. Ce chanvre indien est un stupéfiant, aux yeux de François Dorvault.4 Ces usages sont confirmés par le formulaire de Gilbert et Yvon (1905) qui attribue au chanvre indien des propriétés hypnotiques (celles-ci sont assorties d’un prudent point d’interrogation), antispasmodiques et anesthésiques au niveau local qui justifient son emploi  sous forme de solution « avant l’avulsion d’une dent » ou sous forme de potion calmante, mélangé à un « infusé léger de café sucré »5 et par le formulaire Astier (1942) qui, à la rubrique « chanvre indien », présente la plante comme un « narcotique, sédatif, analgésique, sédatif des douleurs gastriques » et préconise l’incorporation de l’extrait alcoolique de chanvre indien dans une pommade (pour un usage externe) ou dans une pilule pour un usage interne.6

Pour l’inventaire européen 2022, du flou, du flou, du flou...

Cet inventaire européen qui compile un grand nombre de monographies concernant des ingrédients cosmétiques ne s’embarrasse pas à différencier les cannabis entre eux. Taper « cannabis » dans le moteur de recherche, il vous sortira 48 références dont 13 interdites.

Premier ingrédient à émarger : « behenyl cannabis seedate », un ester de l’alcool béhénylique et des acides gras contenus dans l’huile fixe de cannabis (agent conditionneur, émollient, favorisant l’étalement).7

Deuxième ingrédient, le cannabidiol (le fameux CBD), molécule présente dans l’extrait, dans la teinture, dans la résine de cannabis), à effet « anti-séborrhéique, antioxydant, conditionneur cutané, protecteur cutané ».8

La troisième monographie est consacrée aux « cannabinoïdes », molécules naturellement présentes dans les plants de Cannabis sativa ou bien obtenues par synthèse,9 interdites dans les cosmétiques, car faisant partie de la liste des stupéfiants qui se définissent comme toute substance énumérée aux tableaux I et II de la convention unique sur les stupéfiants signée à NewYork le 30 mars 1961. En consultant le Règlement (CE) N°1223/2009 et en regardant l’annexe II (annexe des substances interdites), on trouve cette mention au niveau du numéro d’ordre 306.10 Problème d’ordre réglementaire donc à ce niveau puisque le cannabidiol est un cannabinoïde ; en conséquence et pour l’heure, il devrait donc être interdit.

Bizarrerie du même genre, l’extrait de feuille de cannabis (cannabis sativa leaf extract) n’est pas interdite, si l’on se fie à l’inventaire européen ; l’extrait de feuille et de tige (cannabis sativa leaf/stem) tombe en revanche sous le coup de la réglementation des stupéfiants ! De quoi être stupéfait !

On peut préciser que l’huile de graines de cannabis (cannabis sativa seed oil), huile fixe composée de triglycérides à caractère émollient, ne tombe pas sous le coup de la réglementation des stupéfiants.11 Bonne nouvelle pour les savonniers.

Pour le législateur

Le législateur se veut extrêmement rassurant et semble motivé par un élément économique important à ses yeux, le développement de la filière « chanvre » en France !

En ce qui concerne le cannabis « bien-être » (compléments alimentaires, tisanes, cosmétiques, e-liquides, etc.), « aux vertus apaisantes qui n’ont pas vocation à être prescrits dans un cadre thérapeutique, n’induisent aucun effet psychotrope et ne sont pas classés parmi les produits stupéfiants. », le législateur souhaite mettre un cadre précis en matière de teneur en delta-9 térathydrocannabinol (THC) dans les produits finis (dose limite de 0,6 à 1,0 %).12 On pourra noter, à ce niveau, que le cosmétique se retrouve entraîné dans cette notion de produits aux « vertus apaisantes », alors même que la définition du cosmétique ne correspond absolument pas à ce type d’action.

Pour bien s’en convaincre, rappelons que selon l’article 2 du Chapitre I du Règlement (CE) N°1223/2009 du Parlement européen et du Conseil relatif aux produits cosmétiques, on entend par « produit cosmétique », toute substance ou tout mélange destiné à être mis en contact avec les parties superficielles du corps humain (épiderme, systèmes pileux et capillaire, ongles, lèvres et organes génitaux externes) ou avec les dents et les muqueuses buccales en vue, exclusivement ou principalement, de les nettoyer, de les parfumer, d’en modifier l’aspect, de les protéger, de les maintenir en bon état ou de corriger les odeurs corporelles. ».13

Si l’on souhaite pouvoir incorporer des cannabinoïdes dans un cosmétique, afin d’argumenter en matière de « vertus apaisantes », il conviendra donc de modifier la définition du cosmétique au préalable puisque celle-ci, à l’heure actuelle, ne fait pas mention de ce type d’action.

Cannabis, chanvre, THC, CBD

Déjà, on l’avait compris avec François Dorvault, il n’existe pas « un », mais « des » chanvres. Certains sont riches en substance psychoactives, d’autres beaucoup moins. On classe ainsi les variétés de chanvre (Cannabis) en 5 chémotypes : le chémotype I comprend des plantes avec une prédominance de cannabinoïdes de type Δ9-THC (drogue) ; les chémotypes III et IV sont des plantes de type fibre, contenant des niveaux élevés de cannabinoïdes non psychoactifs et de très faibles quantités de cannabinoïdes psychoactifs ; le chémotype II comprend des plantes ayant des caractéristiques intermédiaires entre les plantes de type drogue et de type fibre ; le chémotype V est composé de plantes de type fibre qui ne contiennent presque pas de cannabinoïdes.14 Bon ben, c’est pas simple de savoir à quel cannabis on a affaire en lisant simplement une liste d’ingrédients cosmétiques qui ne nous parle évidemment pas de chémotype ! Et ce d’autant plus qu’il n’existe pas un seul cannabinoïde, mais des centaines.15

Dans les années 1970, le cannabis riche en THC rime avec danger au volant, du fait de l’allongement, entre autres, du temps de réaction.16 Sa consommation rime aussi avec trouble du type dépersonnalisation/déréalisation, correspondant à la sensation de flotter au-dessus de son corps et de vivre sa vie en tant que spectateur.17

En 2022, le cannabis est étudié pour ses propriétés en matière de soulagement des douleurs et de prise en charge des nausées et vomissements liés à la chimiothérapie.18-21 Les vieux formulaires du début du siècle dernier, les préparations topiques et à usage interne à visée sédative, anesthésique... sont, à nouveau, de sortie.

Et le CBD alors ? Le CBD, en 2022, est un principe actif à usage topique qui pourrait traiter toutes sortes de pathologies cutanées comme l’eczéma,22,23 le psoriasis, les dermatoses inflammatoires et prurigineuses,24,25 l’acné.26,27 Un effet hydratant fait rêver les adeptes du cannabis cosmétique.28 Ne nous précipitons pas, nous disent certains dermatologues qui veulent en savoir plus sur cet ingrédient et qui ne le considère pas comme exempt d’effets indésirables (à type de d’érythème, de brûlures...).29

Le cannabis, en bref

Pour plagier notre cher Jean-Claude Le Joliff, ce cannabis, qui nous est présenté comme un actif tout neuf, coche toutes les cases de ce qu’il appelle avec malice « l’innovation par héritage ». En feuilletant le délicieux formulaire du Dr Monin intitulé Pour le beau sexe, ne tombe-t-on pas sur une recette destinée à traiter les seins douloureux de la jeune mère allaitante. Une préparation analgésique, à base de glycérine, d’eau de roses, de teinture de benjoin, de tannin, d’extrait de cannabis et de chlorhydrate de cocaïne, était ainsi recommandée. Même pas peur, disait alors la jeune mère, qui badigeonnait la cavité buccale de son nourrisson de borate de sodium,30 avec un gros pinceau, avant chaque tétée. Faut-il tout oublier obligatoirement lorsque l’on travaille dans le service marketing d’une société cosmétique ? Non, bien sûr. Il est important de se souvenir des choses du passé ! En attendant, on aimerait que la situation réglementaire du chanvre se clarifie ; c’est le moins que l’on puisse demander !

Pourquoi au fait, ce titre « Le cannabis un cas d’école » ? Et bien tout simplement parce que le cannabis risque bien d’être le premier ingrédient à franchir la barrière qui sépare les ingrédients interdits de ceux qui ne le sont pas, dans un sens inhabituel. On ne connaissait, jusqu’à présent, que le mouvement en sens inverse !

Bibliographie

1 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/du-cannabis-en-pot-et-pas-seulement-sur-le-balcon-472/

2 Snow HL., On Oakum as a Dressing for Burns. Br Med J. 1871 Jun 10;1(545):610-1

3 Esler R/, Oakum as surgical dressing, Br Med J., 1884, 4, 2 (1240), 651 - 652

4 Dorvault F., L’Officine, Vigot, 23e édition, Paris, 1995, 2089 pages

5 Gilbert A. & Yvon P., Formulaire de thérapeutique et de pharmacologie Paris, Doin, 1905, 828 pages

6 Formulaire Astier, 9e édition, Vade-macum de médecine pratique, 1942, Paris, Vigot, 1306 pages

7 https://ec.europa.eu/growth/tools-databases/cosing/index.cfm?fuseaction=search.details_v2&id=98359

8 https://ec.europa.eu/growth/tools-databases/cosing/index.cfm?fuseaction=search.details_v2&id=96287

9 https://ec.europa.eu/growth/tools-databases/cosing/index.cfm?fuseaction=search.details_v2&id=98211

10 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:02009R1223-20201203&from=EN

11 https://ec.europa.eu/growth/tools-databases/cosing/index.cfm?fuseaction=search.details_v2&id=55065

12 https://www2.assemblee-nationale.fr/static/15/mission-information/miccannabis_chanvre-bien-etre.pdf

13 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/exercices-de-style-a-la-maniere-de-raymond-queneau-autour-de-la-definition-du-cosmetique-672/

14 Pellati F, Borgonetti V, Brighenti V, Biagi M, Benvenuti S, Corsi L. Cannabis sativa L. and Nonpsychoactive Cannabinoids: Their Chemistry and Role against Oxidative Stress, Inflammation, and Cancer. Biomed Res Int. 2018 Dec 4;2018:1691428

15 Grof CPL. Cannabis, from plant to pill. Br J Clin Pharmacol. 2018 Nov;84(11):2463-2467

16 Cannabis and driving skills. Can Med Assoc J. 1972 Aug 19;107(4):269-70

17 Paton WD. Cannabis and its problems. Proc R Soc Med. 1973 Jul;66(7):718-21

18 Jett J, Stone E, Warren G, Cummings KM. Cannabis Use, Lung Cancer, and Related Issues. J Thorac Oncol. 2018 Apr;13(4):480-487

19 Byars T, Theisen E, Bolton DL. Using Cannabis to Treat Cancer-Related Pain. Semin Oncol Nurs. 2019 Jun;35(3):300-309

20 Maharajan MK, Yong YJ, Yip HY, Woon SS, Yeap KM, Yap KY, Yip SC, Yap KX. Medical cannabis for chronic pain: can it make a difference in pain management? J Anesth. 2020 Feb;34(1):95-103

21 Dume R, Lammers E. Demystifying Cannabis: A Review of Its Pharmacology, Use in Pain, and Safety Concerns. Orthop Nurs. 2020 Jul/Aug;39(4):264-267

22 Maghfour J, Rietcheck HR, Rundle CW, Runion TM, Jafri ZA, Dercon S, Lio P, Fernandez J, Fujita M, Dellavalle RP, Yardley H. An Observational Study of the Application of a Topical Cannabinoid Gel on Sensitive Dry Skin. J Drugs Dermatol. 2020 Dec 1;19(12):1204-1208

23 Casares L, García V, Garrido-Rodríguez M, Millán E, Collado JA, García-Martín A, Peñarando J, Calzado MA, de la Vega L, Muñoz E. Cannabidiol induces antioxidant pathways in keratinocytes by targeting BACH1. Redox Biol. 2020 Jan;28:101321

24 Baswan SM, Klosner AE, Glynn K, Rajgopal A, Malik K, Yim S, Stern N. Therapeutic Potential of Cannabidiol (CBD) for Skin Health and Disorders. Clin Cosmet Investig Dermatol. 2020 Dec 8;13:927-942

25 Palmieri B, Laurino C, Vadalà M. A therapeutic effect of cbd-enriched ointment in inflammatory skin diseases and cutaneous scars. Clin Ter. 2019 Mar-Apr;170(2):e93-e99

26 Nickles MA, Lio PA. Cannabinoids in Dermatology: Hope or Hype? Cannabis Cannabinoid Res. 2020 Dec 15;5(4):279-282

27 Oláh A, Tóth BI, Borbíró I, Sugawara K, Szöllõsi AG, Czifra G, Pál B, Ambrus L, Kloepper J, Camera E, Ludovici M, Picardo M, Voets T, Zouboulis CC, Paus R, Bíró T. Cannabidiol exerts sebostatic and antiinflammatory effects on human sebocytes. J Clin Invest. 2014 Sep;124(9):3713-24

28 Ikarashi N, Shiseki M, Yoshida R, Tabata K, Kimura R, Watanabe T, Kon R, Sakai H, Kamei J. Cannabidiol Application Increases Cutaneous Aquaporin-3 and Exerts a Skin Moisturizing Effect. Pharmaceuticals (Basel). 2021 Aug 30;14(9):879

29 Gupta AK, Talukder M. Cannabinoids for skin diseases and hair regrowth. J Cosmet Dermatol. 2021 Sep;20(9):2703-2711

30 L’acide borique, le loup dans la bergerie ! | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)

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