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La perspective Nevski, un vrai podium de mode !

> 04 avril 2020

La perspective Nevski, un vrai podium de mode !

Pour Gogol, la perspective Nevski est la « reine de beauté » de Saint-Pétersbourg. Axe de communication, avenue attirante, foisonnante ou tous se retrouvent comme par magie à un moment ou à un autre de la journée. A chaque heure, son public attitré... De très bon matin, à l’heure où les boutiquiers « savonnent leurs joues généreuses et boivent leur café », les mendiants se pressent sur cet axe de communication afin de regagner les parvis des églises. Puis, on voit arriver les moujiks, porteurs « de barbes russes » qui « sentent encore un peu le chou » ou tout un peuple laborieux qui use d’un vocabulaire peu châtié. A midi, c’est l’heure pédagogique. Les élèves prennent l’air avec leur précepteur anglais (John, évidemment) ou français (de drôles de « cocos »), leur gouvernante anglaise ou slave. Toutes les occasions sont bonnes pour parfaire son vocabulaire !

A deux heures, on ne rencontre plus guère, sur la célèbre avenue, que de riches inactifs (« ceux qui ont mené à bien d’assez graves occupations domestiques, comme par exemple de causer avec leur docteur du temps qu’il fait et d’un petit bouton qui a jailli sur leur nez »), qui se donnent rendez-vous en ce lieu afin de pouvoir faire étalage de leurs beaux vêtements. Un vrai podium de mode sur lequel défilent des mannequins des deux sexes.

Les hommes portent de « mirifiques favoris », des « moustaches qui provoquent la stupeur », des « moustaches merveilleuses », « auxquelles est consacrée la meilleure moitié de la vie, objet de longues veilles de jour et de nuit, des moustaches sur lesquelles ont été épandus les parfums et aromates les plus enivrants et qu’ont ointes les pommades les plus précieuses et les plus rares, des moustaches qui s’enveloppent pour la nuit d’un délicat vélin [...] ».

Les femmes, parées de chapeaux et de robes colorées, ressemblent à s’y méprendre à une volée de papillons. Sanglées dans des corsets, les belles oisives semblent jouer au jeu de celle qui aura la taille la plus fine. « Ici vous rencontrerez des tailles telles que vous n’en avez jamais rêvé : minces, étroites, des tailles pas plus grosses que le col d’une bouteille », des tailles si extraordinairement fragiles que le passant qui les croise en vient à prendre mille précautions de peur de les heurter. Qualifié par Gogol d’« adorable produit de la nature et de l’art » cette taille minimaliste est, bien souvent, associée au port de manches extra-larges qui donnent à la femme un faux-air de montgolfière... Attention, à ce qu’elle ne s’envole pas !

Le soir, la perspective Nevski se peuple d’ombres. Des femmes aux « lèvres charnues » et « aux joues diversement fardées » se promènent à pas lents.

Nikolaï Gogol ne se contente pas de décrire ce qu’il considère être la plus belle avenue du monde. Il y fait se croiser des destins, celui du lieutenant Pirogov et du peintre Piskariov. L’un se lance à la poursuite d’une blonde qui s’avérera sotte comme un panier et fidèle à son mari, le maître-ferronnier Schiller. L’autre suivra une brune exquise à la « blancheur » virginale « éblouissante », dont il apprendra, trop vite, le triste métier... de fille de joie ! L’un sera fouetté par un mari jaloux (c’est bien évidemment Pirogov), l’autre, Piskariov, se suicidera, en prenant conscience que son amour reste incompris.

Nikolaï Gogol a bien les pieds sur terre lorsqu’il rédige sa courte nouvelle. La beauté des femmes... attention danger ! « La beauté réalise d’authentiques miracles. Tous les défauts de l’âme d’une belle femme, loin d’engendrer la répulsion, lui ajoutent on ne sait quel attrait inaccoutumé ; le vice même donne à la beauté un parfum de gentillesse ; mais qu’elle disparaisse, et la femme devra être vingt fois plus intelligente que l’homme pour inspirer sinon l’amour, tout au moins l’estime. »

La perspective Nevski1 scelle « l’éternel divorce entre le rêve et la réalité ».

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien... on aurait envie, nous aussi, en ce moment, de s'envoler en ballon...

Bibliographie

1 Gogol N. La perspective Nevski in Nouvelles de Pétersbourg, Folio classique, Gallimard, 2011, 305 pages

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