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La cosmétique de la réussite, selon Balzac

> 02 janvier 2019

La cosmétique de la réussite, selon Balzac

Lucien Chardon est un jeune poète plein d’ambition qui porte bien son nom. Sa vie n’est, effectivement, pas vraiment semée de roses, mais bien plutôt hérissée d’épines. C’est sous le nom de sa mère, de Rubempré, que le jeune homme compte bien faire parler de lui. Dans Illusions perdues, Honoré de Balzac va opposer deux beaux-frères, l’un modeste et travailleur - il s’agit de David - l’autre, ambitieux et lâche (il « n’a qu’un courage d’épiderme ») - il s’agit de Lucien. D’un côté le monde du travail manuel où effort rime avec récompense, de l’autre l’univers littéraire où un jeu subtil d’alliances permet de griller les étapes afin de gagner rapidement en notoriété. David Séchard est un homme au génie discret qui réussit à fabriquer un papier de luxe à partir d’une mauvaise herbe. « [...] il mâchait par distraction une tige d’ortie qu’il avait mise dans de l’eau pour arriver à un rouissage quelconque des tiges employées comme matière de sa pâte. » Lucien de Rubempré est un poète raté qui mâche et remâche son infortune, sans jamais donner naissance à une œuvre de valeur.

Il y a, bien sûr, dans ce roman, des banquiers et des escompteurs, tous plus laids les uns que les autres. L’escompteur Samanon est un « petit vieillard sec », au « cuir parfaitement tanné, taché de nombreuses plaques vertes ou jaunes, comme une peinture de Titien ou de Paul Véronèse vue de près. » et au « cou ridé comme celui d’un dindon », qui « portait une petite perruque plate dont le noir poussait au rouge ». « Les poils de sa barbe, durs et pointus, devaient piquer comme autant d’épingles. »

Le père de David fait partie du monde laborieux. C’est une véritable œuvre de chair d’Arcimboldo. « [...] son nez avait pris le développement et la forme d’un A majuscule corps de triple canon, ses deux joues veinées ressemblaient à ces feuilles de vigne pleines de gibbosités violettes, purpurines et souvent panachées [...] »

Lucien, quant à lui, possède un atout pour réussir : il est beau. « Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique : c’était un front et un nez grecs, la blancheur veloutée des femmes [...] ». Ses sourcils sont « comme tracés par un pinceau chinois ». Il tombe rapidement amoureux de Naïs de Nègrepelisse, une noble dame d’Angoulême, épouse de M. de Bargeton. Lucien ne voit que sa « folle chevelure d’un blond rouge », que son teint « éclatant », que sa « poitrine de neige », que sa « gorge intacte et bien placée ». Naïs se parfume à profusion, au point d’en imprégner tout ce qu’elle touche (ses lettres « flairent comme baume »). Elle aime à orner « ses beaux bras blancs » de « plusieurs bracelets étagés ». Ni les rides, ni la couperose de Naïs ne semblent rebuter Lucien qui vole sur un petit nuage dès qu’il s’approche de celle qui va devenir sa protectrice et sa muse. Celle-ci est flattée de l’attention que lui porte le grand homme en devenir ; elle organise, pour lui, des soirées lecture avec glaces, gâteaux et thé... Il s’agit alors d’une « grande innovation dans une ville où le thé se vendait encore chez les apothicaires, comme une drogue employée contre les indigestions. » Tout irait pour le mieux si l’histoire s’arrêtait là... Mais ce n’est évidemment pas le cas.

Lorsque les deux amants décident de fuir à Paris pour y vivre leur passion, leurs yeux se dessillent. La mode d’Angoulême n’est pas celle de Paris. L’un et l’autre ne soutiennent pas la comparaison avec les Parisiens. Lucien se rend compte que la « coiffure qui le séduisait tant à Angoulême » est « d’un goût affreux comparée aux délicates inventions » arborées par les beautés de la capitale. De son côté, Lucien apparait totalement ridicule avec ses « manches trop courtes » et son « gilet étriqué ». Les deux amants se séparent. Tailleur, coiffeur, manucure sont mis à contribution et opèrent des miracles. « Ses abondants cheveux blonds, il les fit friser, parfumer, ruisseler en boucles brillantes ». « Ses mains de femme furent soignées, leurs ongles en amandes devinrent nets et rosés. » Désormais, c’est « frisé comme un saint Jean de procession, bien gileté, bien cravaté » que Lucien entre dans les salons, à la recherche de la femme qui le propulsera sur le devant de la scène. De son côté, Naïs apprend vite à repérer les couleurs qui magnifient son teint.

Une fois la métamorphose physique réalisée, reste à opérer la transformation morale. Notre jeune homme pur et rempli de bonnes intentions va découvrir le milieu du journalisme et ses compromissions. Etienne Lousteau se charge de son éducation et lui apprend toute sorte de petites combines permettant de vivre confortablement. Lucien apprend ainsi que les sociétés cosmétiques payent pour se voir porter aux nues par les journalistes (« L’Eau carminative, la Pâte des Sultanes, l’Huile céphalique, la Mixture brésilienne payent un article goguenard vingt ou trente francs. »). « Les actrices payent aussi les éloges, mais les plus habiles payent les critiques, le silence est ce qu’elle redoute le plus. »

Il ne faut pas croire pourtant que la vie de Lucien est un long fleuve tranquille. Non, les femmes ne se laissent pas séduire aussi aisément que cela. Elles ont un « talent merveilleux pour amoindrir leurs torts en en plaisantant. » Elles « enlèvent leurs torts comme on enlève une tache par un petit savonnage : vous les saviez noires, elles deviennent en un moment blanches et innocentes. » Non, la misère ne se laisse pas quitter aussi facilement que cela. Tels les rossignols, ces « ouvrages qui restent perchés sur les casiers dans les profondes solitudes des magasins », Lucien reste isolé et ignoré de tous. C’est une actrice, Coralie, qui va le tirer de la misère en l’entretenant, en le baignant, en le peignant, en le coiffant, en l’habillant. Un « long visage ovale d’un ton ivoire blond », une « bouche rouge comme une grenade », « des cils recourbés », « des yeux obombrés par un cercle olivâtre », des « sourcils arqués et fournis », des cheveux noirs d’ébène, séparés en deux bandeaux brillants, des doigts « tournés au fuseau », c’est ainsi que nous est présentée la belle Coralie. « Ainsi l’amour et la toilette, ce fard et ce parfum de la femme, rehaussaient les séductions de l’heureuse Coralie. » Tout irait pour le mieux si Coralie ne mourait pas... Mais ce n’est pas le cas. Et Lucien va vivre une descente aux enfers.

Le retour à Angoulême n’est pas glorieux. Lucien revient à pieds. « Le soleil des grands chemins lui avait bruni le teint. ». Lucien est criblé de dettes ; il entraîne dans sa chute sa sœur et son beau-frère.

Chez Balzac, on observera soigneusement les mains des protagonistes et on en déduira leur statut social. « Pourquoi ses mains sont-elles blanches comme celles d’un homme qui ne fait rien ? » Chez Balzac, on apprend qu’il faut soigner son extérieur pour réussir, user de pâtes pour se blanchir les mains et le teint, manier le polissoir et la lime pour faire briller des ongles en amande, savonner ses petits et grands défauts pour faire bonne figure... En bref, on s’initie à la cosmétique du succès !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce premier collage "étonnant" de l'année 2019 ! Et nous avons envie de te dire, en paraphrasant la demande de Cocteau à Diaghilev "Etonne-nous !"

 

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