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L’enfance de Nathalie Sarraute, entre peau de singe et peau de soie

> 17 novembre 2018

L’enfance de Nathalie Sarraute, entre peau de singe et peau de soie

Nathalie Sarraute (1900-1999) s’attache à nous livrer des souvenirs d’enfance les plus justes possibles dans son ouvrage intitulé, sans équivoque, « Enfance ».1 Comme des bijoux conservés dans de la ouate, les souvenirs de Nathalie sont restés intacts au fond de sa mémoire, malgré les années qui se sont écoulées. En 1983, elle décide de les dépoussiérer et de les offrir à ses lecteurs. Ceux-ci vont assister aux dialogues entre deux Nathalie, l’une poussant l’autre, l’une retenant l’autre... Après la pluie, le beau le temps... Nathalie qui pleure, Nathalie qui rit. Nathalie Tcherniak se livre toute entière dans une biographie originale.

Il y a les mauvais souvenirs. Ceux, d’une bonne, nommée Gacha, qui « donne la nausée », à cause de « ses cheveux imbibés de vinaigre ». C’est le seul moyen qu’a trouvé la bonne de ne pas souffrir de migraines au moment de la sortie journalière. Il y a aussi ce petit diable qui souffle à Nathalie des idées grotesques, des idées qui fâchent ! Le diablotin est bien au chaud au fond de son cœur ; il sait très bien qu’il n’y restera pas. Dans quelques minutes, il va jaillir de sa boîte. « Maman a la peau d’un singe. » Un décolleté bronzé, « des bras nus dorés », il n’en fallait pas plus pour tirer la queue du vilain diablotin. Les poux, constituent également un souvenir piteux. L’on se fâche contre la bonne - il s’agit d’Adèle, cette fois-ci - qui se retourne vers Nathalie, bougonnant que c’est ce qui arrive quand on veut faire sa toilette toute seule. Adèle part à la pharmacie et en revient en rapportant « un onguent dont elle enduit » la tête de la petite fille « en écartant les cheveux raie par raie, elle les imbibe entièrement, les relève, et les enserre étroitement dans une serviette. »

Il y a les bons souvenirs. Ce sont les souvenirs liés à une visite chez l’oncle Gricha Chatounovski. Le cocher a vraiment un drôle de parfum... « Je hume la délicieuse odeur qui s’exhale du cuir de son gilet, de son ample veste, de ses cheveux pommadés, de la sueur qui perle en fines gouttelettes sur sa peau tannée et burinée. » Ce parfum restera associé à la vie paisible menée par la famille de l’oncle Gricha, dans la ville de Kamenetz-Podolsk. La tante Aniouta, quant à elle, est « une vraie beauté », si l’on en croit la mère de Nathalie. Des cheveux argentés, un teint rose, des yeux bleus qui tendent vers le violet... Cette beauté est peut-être à mettre en relation avec un usage immodéré des cosmétiques. « Dans la chambre très claire, bleue et blanche, de ma tante, il y a sur la coiffeuse toutes sortes de flacons. Ils contiennent des parfums, de l’eau de Cologne. » Nathalie profite de l’occasion pour commencer une collection de flacons, collection fugace dont elle perd le goût dès qu’elle est de retour chez sa mère. Les flacons sont soigneusement lavés, les étiquettes minutieusement décollées ; lorsqu’ils sont jugés présentables, ils sont alignés sur le bandeau de la cheminée. On aimerait se rapprocher de cette coiffeuse afin de pouvoir lire le nom des produits sur les étiquettes. Trop tard... Nathalie est déjà partie. Elle est retournée auprès de Gacha et l’interroge : Est-ce que tout le monde se lave ? Tout le monde, vraiment ? Même le tsar ? Oui, même le tsar. Mais pour l’instant, c’est au tour de Nathalie qui est plongée dans « un grand baquet de bois » et qui est tournée et retournée en tous sens afin d’être savonnée et rincée le plus scientifiquement possible. Elle s’envole, ensuite, auprès de sa mère, dont elle admire la beauté. Cette maman est la plus belle. Elle se poudre, s’observe à peine dans la glace tant elle est certaine d’être parfaite. Sa peau est « dorée, rosée, douce et soyeuse au toucher, plus soyeuse que la soie [...] » Maman est divorcée de Papa ; elle a refait sa vie avec Kolia, un écrivain. Lorsqu’elle partira rejoindre son père à Paris, Nathalie emportera, de Kolia, « son odeur de tabac et d’eau de toilette » et le souvenir très exact de la forme de ses ongles. A Paris, Nathalie découvrira Véra, la seconde femme de son père ; elle apprendra à faire du vélo avec celle-ci dans une forêt odorante (« On sent l’odeur délicieuse, vivifiante de la mousse. ») Il y a d’autres odeurs qui viennent chatouiller nos narines... celles de l’école communale... des odeurs de « désinfectant ». Malgré tout, l’école rime avec bons souvenirs. Nathalie est une bonne élève qui excelle en rédaction. Elle se souvient, en particulier, de sa première rédaction « Mon premier chagrin ». Le thème est imposé. Nathalie va confectionner, sur-mesure, à l’intention de sa maîtresse, un premier chagrin, inventé de toute pièce - la mort d’un petit chien, mais cela ne rappelle-t-il pas le sommet de la tristesse de l’héroïne Agnès de Molière qui laisse tomber cette phrase définitive : « Le petit chat est mort ». La petite fille possède déjà la fibre de l’écrivain. Le bonheur est là... sur le papier, dans le porte-plume. Nathalie choisit chaque mot avec soin, « des mots délicieux, porteurs d’effluves du passé, d’une odeur de moisissure », « montée au visage », lors de l’ouverture d’un coffre au trésor, renfermant « des jouets abandonnés ».

Il y a les souvenirs d’une enfant ballottée entre la France où vit son père et la Russie où vit sa mère. Il y a les souvenirs d’une petite fille scrupuleuse qui veut toujours dire ce qu’elle a sur le cœur, même lorsque c’est un vilain diablotin qui lui souffle à l’oreille. Il y a des rapports difficiles mère-fille, mère-belle-mère... et des rapports délicieux avec une babouchka d’emprunt - la maman de Véra. Il y a des moments de tension où l’on veut tout détruire (« Maman a la peau d’un singe ») et des moments de grâce où l’on retrouve une mère vieillie qui a grossi, mais qui conserve, pourtant, toujours, « une peau plus soyeuse et plus douce que tout ce qui est soyeux et doux au monde », une peau d’où exhale un « léger, délicieux parfum » !

Merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration pleine de douceur et de cosmétiques !

Bibliographie

1 Sarraute N. Enfance, Gallimard Ed., 1985, 277 pages

 

 

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