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L’éducation sentimentale, une immersion dans la salle de bains de la prostituée, de la bourgeoise et de la femme du monde sous Louis-Philippe

> 01 décembre 2018

L’éducation sentimentale, une immersion dans la salle de bains de la prostituée, de la bourgeoise et de la femme du monde sous Louis-Philippe

Dans son roman L’éducation sentimentale, Gustave Flaubert nous raconte les histoires d’amour ratées et l’histoire d’amitié réussie de Frédéric Moreau, un provincial monté à Paris afin d’y faire fortune.1 Il nous permet par un moyen simple - il suffit de dévorer son ouvrage - de nous glisser dans la salle de bains de la prostituée, dans celle de la bourgeoise et de la femme du monde, sous le règne de Louis-Philippe. On y observera alors les habitudes cosmétiques des unes et des autres. On y recueillera également maintes allusions cosmétiques grâce à des personnages secondaires succulents. On se mêlera à la foule des badauds qui circulent dans les rues au milieu des marchands de coco (« des marchands de coco agitaient leur crécelle »)2 et on ne perdra pas une miette de la vie parisienne de la moitié de ce XIXe siècle si attachant. On tremblera au moment de la Révolution de 1848 et, en particulier, lors du saccage du Palais des Tuileries. On se rassurera en observant une femme découvrir le plaisir d’utiliser des cosmétiques : « Dans la chambre de la reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade. »... Les cosmétiques adoucissent les mœurs, c’est bien connu !

Frédéric est soucieux de son aspect extérieur. Pour conquérir Paris, certains efforts sont nécessaires. Il « possédait dans sa commode toutes sortes de provisions, des choses recherchées, un nécessaire de toilette. » et soignait tout particulièrement ses ongles qu’il prenait soin de brosser avant chaque visite importante. A Nogent, on trouve dans la chambre de Frédéric des parfums et de la pommade pour fixer les moustaches. Cette dernière est détournée de son usage par Louise, une petite voisine, qui aime à fouiller dans les tiroirs. Elle « ouvrit tous les flacons d’odeur et se pommada les cheveux abondamment [...] ».

Le grand amour de Frédéric se nomme Madame Arnoux. Selon la lumière qui l’éclaire, son teint est blanc ou hâlé. « Jamais, il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. » « [...] il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine [...] » Elle « avait à droite, contre la tempe, un petit grain de beauté. » Madame Arnoux utilise de la brillantine pour faire briller et pour fixer ses cheveux : « Ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords. » Elle dégage une senteur enivrante qui ne manque pas de mettre Frédéric dans tous ses états (Il « humait en cachette la senteur de son mouchoir. » « La contemplation de cette femme l’énervait comme l’usage d’un parfum trop fort. » Son jardin est rempli de « bouffées d’odeurs amollissantes »). Lorsque le jeune homme décide de louer une garçonnière pour y abriter ses amours, il n’hésite pas à mettre la main au portefeuille pour la transformer en un cocon parfumé (« Puis il alla dans trois magasins acheter la parfumerie la plus rare [...] »). Inutile de dire que Madame Arnoux ne franchira jamais le seuil de cette chambre ! Si le tableau dressé par Frédéric est un tableau plein de charme, Rosanette (pas d’impatience, nous présenterons Rosanette d’ici peu), en revanche, se charge d’écorner cette belle image. « Une personne d’âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux. » On sent poindre la jalousie dans cette description qui ne concorde guère avec l’image que nous nous sommes forgées de la belle Madame Arnoux.

Un mot en passant de Monsieur Arnoux, un homme qui a le don pour faire faillite et qui a la manie « d’écraser du cosmétique sur ses moustaches ». Rien ne lui réussit, pas plus le commerce de la peinture, de la faïence, des chapelets et objets pieux que l’exploitation d’une mine de kaolin ! Heureux en amour (il collectionne les conquêtes et ce n’est pas Rosanette qui nous contredira), malheureux en affaires !

L’amour intéressé de Frédéric se nomme Madame Dambreuse, une femme « ni petite, ni laide, ni jolie », mariée à un banquier qui, « tel un baromètre, en exprimait constamment la dernière variation. » C’est une femme de goût, élégante et raffinée qui parfume ses vêtements à l’iris. Cette odeur subtile est beaucoup plus agréable que « l’odeur poussiéreuse » de la salle où Frédéric se rend chaque jour pour apprendre le droit. Madame Dambreuse ne doit pas manquer de cosmétiques. Pourtant, Flaubert se garde bien de détailler avec précision le contenu de sa salle de bains. Il nous indique juste que Madame Dambreuse est comparable à un « fruit conservé » (« La peau mate de son visage paraissait tendue, et d’une fraîcheur sans éclat, comme celle d’un fruit conservé. »). Ses cheveux sont magnifiques, « plus fins que la soie ». Madame Dambreuse est la maîtresse rêvée pour tout homme qui souhaite monter dans l’ascenseur social.

L’amour enfantin de Frédéric se nomme Louise Roque. Il s’agit d’une enfant de 12 ans, voisine de Mme Moreau-mère. Elle a les « cheveux rouges » (Louise avait « dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille terminée par une boule de verre imitant l’émeraude »). C’est une petite sauvageonne dont les épaules sont « dorées par le soleil ». En grandissant, Louise acquiert une certaine beauté. Si ses traits sont purs, son habillement, en revanche, est loin d’être à la mode de Paris. Si le vert va très bien à Rosanette (Gustave Flaubert la compare à « une rose épanouie entre ses feuilles » lorsqu’elle se coiffe d’un chapeau vert), il détonne terriblement dans le cas de Louise (« Elle avait cru coquet de s’habiller tout en vert, couleur qui jurait grossièrement avec le ton de ses cheveux rouges. »)

L’amour charnel de Frédéric se nomme La Maréchale ou Rosanette pour les intimes. Rosanette est autant « folâtre, emportée, divertissante » que Madame Arnoux est « grave et presque religieuse ». Cette prostituée à la chevelure flamboyante qui lui résistera longtemps est folle des cosmétiques. Le cabinet de toilette de Rosanette est le « vrai centre moral » de sa maison. « [...] sur une table de marbre blanc s’espaçaient deux larges cuvettes en faïence bleues ; des planches de cristal formant des étagères au-dessus étaient encombrées par des fioles, des brosses, des peignes, des bâtons de cosmétiques, des boîtes de poudre ; le feu se mirait dans une haute psyché ; un drap pendait en dehors d’une baignoire, et des senteurs de pâtes d’amandes et de benjoin s’exhalaient ». Pâte d’amande pour blanchir les mains,3 cold cream parfumé à la teinture de benjoin pour assouplir la peau,4 fards de toutes sortes... Rosanette ne manque pas une occasion pour sortir le grand jeu. Elle organise des bals costumés et porte, pour l’occasion, une perruque parfumée à la poudre d’iris. A la fin de la soirée, tout le monde est pitoyable (« le maquillage, coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes »), exceptée Rosanette, « fraîche comme au sortir d’un bain ». Rosanette a tombé la perruque et a laissé ses cheveux se dérouler jusqu’à ses pieds. Les journées sont longues pour celle qui vit la nuit. Pour se divertir, dans la journée, Rosanette barbouille de « fard ses deux petits chiens ». Barbouillée, elle ne l’est jamais. Elle est loin de ressembler à la vieille prostituée, Georgine Aubert, qui elle, est « horriblement maquillée ».

On croise également au gré des pages de l’œuvre, un peintre, Pellerin, qui a décidé de trouver la recette du chef d’œuvre dans un livre d’esthétique. Il « lisait tous les ouvrages d’esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu, quand il l’aurait trouvée, de faire des chefs-d’œuvre. » C’est, tout simplement et tout naturellement, en observant la gent féminine que le peintre trouve la solution à son problème. La Beauté est relative... il y a donc forcément quelque part dans le monde quelqu’un qui trouvera son œuvre géniale ! « J’ai découvert le secret, vous voyez ! Ainsi regardez-moi cette petite femme à coiffure de sphinx qui danse avec un postillon russe, c’est net, sec, arrêté, tout en méplats et en tons crus : de l’indigo sous les yeux, une plaque de cinabre à la joue, du bistre sur les tempes ; pif ! paf ! Et il jetait, avec le pouce, comme des coups de pinceau dans l’air. - Tandis que la grosse, là-bas, continua-t-il en montrant une Poissarde, en robe cerise avec une croix d’or au cou et un fichu de linon noué dans le dos, - rien que des rondeurs ; les narines s’épatent comme les ailes de son bonnet, les coins de la bouche se relèvent, le menton s’abaisse, tout est gras, fondu, copieux, tranquille et soleillant, un vrai Rubens ! Elles sont parfaites cependant ! » Melle Vatnaz et son odeur de patchouli (« une odeur de patchouli s’échappait de ses bandeaux »),5 Monsieur de Nonancourt, « un vieux beau, l’air momifié dans un cold cream »... témoignent du goût de Flaubert pour l’univers des cosmétiques.

Ce roman est également le moyen pour Gustave Flaubert de régler ses comptes. Il s’y venge, par exemple, de son coiffeur à l’aide d’une formule peu sympathique à son égard. Lorsque Frédéric pense avoir une idée saugrenue, il se dit : « C’est peut-être une idée de coiffeur que j’ai eue. »

Frédéric Moreau n’est vraiment pas doué pour l’amour. Charles Deslauriers n’est pas vraiment doué pour le pouvoir. Tous deux sont passés à côté de leur vie. « Celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir » l’ont manqué tous les deux !

Mesdames Arnoux et Dambreuse, Rosanette… aucune de ces femmes ne vieillira auprès de Frédéric. C’est auprès de son compagnon d’enfance, Charles Deslauriers (ce bon ami qui a eu la délicatesse de lui piquer Louise au moment même où l’idée d’un mariage ne lui répugnait plus), que Gustave Flaubert choisit de placer Frédéric à la fin de son roman. L’occasion pour celui-ci de puiser dans ses souvenirs et d’évoquer le bon vieux temps. Il y avait alors à proximité de leur école un drôle de pensionnat bien tentant. « Des demoiselles, en camisole blanche, avec du fard aux pommettes et de longues boucles d’oreilles » y attendaient le client en frappant au carreau des vitres. Avant de s’y rendre, Frédéric et Charles s’étaient fait « préalablement friser ». Devant toutes ces jeunes filles, Frédéric avait manqué de courage et s’était enfui « et comme Frédéric avait l’argent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre » ! Tout est dit...

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour nous permettre de pénétrer, à la suite de Gustave Flaubert, dans la salle de bains de quelque belle dame, du temps de Louis-Philippe...

Bibliographie

1 Flaubert G., L’éducation sentimentale, le livre de Poche, 1972, 511 pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/du-coco-boer-a-la-creme-apaisante-la-reglisse-a-plus-d-un-tour-dans-son-sac-718/

3 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/pour-des-mains-des-bijoux-des-joujoux-des-choux-mais-pas-de-cailloux-319/

4 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/1-2-3-cold-cream-176/

5 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/aldous-huxley-ou-pas-forcement-le-meilleur-des-mondes-cosmetiques-276/

 

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