Nos regards
Juste un trait de crayon noir autour des yeux, en signe de deuil !

> 05 novembre 2022

Juste un trait de crayon noir autour des yeux, en signe de deuil !

Elle marchait sur un fil... et elle a fini par se casser la figure !1 Pour résumer le roman de Philippe Delerm intitulé Elle marchait sur un fil, on n’a pas trouvé mieux. Elle, c’est Marie, une femme d’une cinquantaine d’années, tout juste divorcée. Une attachée de presse, qui se détache de plus en plus du monde aseptisé de l’édition et monte sa propre boîte, afin de découvrir de nouveaux talents, réellement originaux. Une femme de 55 ans qui en a 20 dans la tête ! Une femme qui souffre de ne pas avoir réussi à être écrivain, qui souffre de ne pas avoir réussi à donner naissance à un comédien, qui souffre d’avoir été abandonnée... qui souffre de voir les autres échouer là où elle aurait aimé réussir. Bon, on voit le genre... pas de tout repos !

Elle revient dans sa maison de vacances bretonne, et une odeur de moisi

Dans la maison des Côtes d’Armor, les souris dansent, jusqu’à ce que Marie vienne mettre bon ordre à cette sarabande. Un passage en avril, puis une installation un peu moins provisoire en juillet. Les jeunes voisins, Olivia, Joseph, Micka, Louise et Jeanne préparent le Conservatoire. Ah, intéressant !

Elle se laisse bronzer entre les nuages bretons et prépare un spectacle d’un genre nouveau, et une odeur de marée

Au mois de juillet, entre deux répétitions avec la petite bande de futurs comédiens, Marie se laisse hâler... se laisse aller à rêver que tout est encore possible. Côté UV, Marie s’allonge sur le sable « dans ce maillot noir qui » souligne « son hâle commençant ». « Sa peau prenait bien le soleil, et puis en Bretagne on bronze sans s’en apercevoir, dans la fraîcheur et l’air iodé. » Attention, Marie, au soleil breton. Les coups de soleil sont vite venus. Et puis, l’abus de soleil est dangereux pour la santé cutanée et le hâle, une fois passé, bonjour la peau de croco !

Durant l’été, bronzette et répétitions. Marie a un spectacle en tête, un spectacle qui va permettre aux petits jeunes d’à côté de se faire un nom. Un texte de sa composition, de la poésie, du jonglage verbal, « des bulles de savon », qui montent haut, toujours plus haut. Bref, un vrai chef-d’œuvre !

Pendant que Marie bronze, s’offre au soleil, célèbre l’été, sa belle-fille Sarah rougit. « Sarah offrait la pâleur de sa peau au soleil étonnamment sûr, dans un maillot deux pièces vert pois cassé joliment accordé à sa rousseur. » Un soleil « sûr »… pour une rousse ? Là, faudrait nous expliquer un peu ce qui se cache derrière cette expression, car franchement on n’a toujours pas compris.

Elle va voir André dans sa maison de retraite, et une odeur de désinfectant

André... c’est un ami, un voisin, celui qui a habité pendant des années dans la maison mitoyenne à celle de Marie et de Pierre. André est maintenant un vieux monsieur, qui a vendu sa propriété et qui vit, désormais, dans une maison de retraite rennaise, La petite madeleine. Un peu ironique, comme nom pour une maison qui abrite une majorité de pensionnaires qui ont perdu la mémoire ! Les couloirs y sentent le « désinfectant » (« l’odeur du désinfectant l’avait prise à la gorge ») et la vie s’y écoule au rythme des émissions de Julien Lepers ! Un enterrement de première pour André !

Elle jette un coup d’œil à l’intérieur du casino, et une odeur de bandits manchots…

… et y aperçoit toute une cohorte de vieilles « veuves », « permanentées, avec du bleu ». Rien de bien folichon pour ces dames qui pointent au casino comme autrefois au boulot. Un rituel immuable. Des machines à sous qui crachotent quotidiennement et, « une fois par semaine », un coiffeur bavard qui remet en place les bouclettes décoiffées par les souffles marins.

Elle repart à Paris et fait éclater des bulles de savon, et une odeur de propreté

Elle repart dans son appartement, de la rue Oberkampf, celui que Pierre, son ex, lui a, généreusement, laissé en cadeau et se lamente sur le fait que son fils Etienne et sa belle-fille Sarah aient dû abandonner leur vocation de comédiens pour faire bouillir la marmite en devenant architectes d’intérieur.

Sarah, la grande tragédienne ? N’y pensons plus. Après une étape « spectacle pour enfants », avec imitation de cris d’animaux et « ronds de fumée dans des bulles de savon », Sarah a rangé sa mallette à accessoires et s’est assise à sa table de travail afin d’optimiser l’espace d’un appartement (où arriver à fourrer une 3e chambre ?) ou de créer un maximum de placards pour des acharnés du shopping !

Elle retrouve Pierre à une bouche de métro, et une odeur de revenez-y…

… et pour l’occasion, elle fait un petit effort sans trop en avoir l’air... « Elle avait soigneusement pesé l’absence de soin qu’elle voulait accorder à son apparence. Juste un trait de crayon noir autour des yeux, aucune tentative de coiffure - mais elle savait qu’elle était de mauvaise foi, Pierre avait toujours adoré les cheveux libres et les petites nuances décolorées de quelques mèches, à la fin de l’été. » Une petite touche de cosmétique, pour dire adieu à son amour de jeunesse. Un trait d’eye-liner au ras de la paupière, pour célébrer, dignement, l’incinération d’une vingtaine d’années de félicité conjugale.

Elle marchait sur un fil, en bref

N’est pas fil-de-fériste qui veut. A force de rêver pour les autres, de rêver pour elle, de rêver pour ses enfants, de rêver pour ses voisins... Marie finit par trébucher, par chuter. Pas facile de marcher droit, quand on est à la fois funambule et somnambule !

Pour Philippe Delerm, c’est clair : « On est heureux ou on écrit. ». Un petit relent de « boire ou conduire il faut choisir », pour celui qui a choisi, quant à lui, résolument et définitivement, de se laisser conduire par les petits plaisirs du quotidien... telle qu’une première gorgée de bière, par exemple.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration du jour !

Bibliographie

1 Delerm P., Elle marchait sur un fil, Edition du Seuil, 2014, 196 pages

Retour aux regards