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Journal d’une petite bonne pétrie de cosmétiques...

> 21 décembre 2019

Journal d’une petite bonne pétrie de cosmétiques...

Ah, elle est belle la bourgeoisie décrite par Célestine en 1900 ! En ouvrant Le journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau,1 attendez-vous à voir décrites des âmes qui « exhalent une forte odeur de pourriture. » C’est sur du « papier parfumé à la peau d’Espagne », rose ou bleu pâle, piqué à ses maîtresses, que Célestine rédige courriers et mémoires. Ses patronnes, celle aux « cheveux trop rouges », celle « extrêmement maquillée, trop blanche de peau, trop rouge de lèvres, trop blonde de cheveux », celle aux « cheveux outrageusement teints, les lèvres passées au minium, les joues émaillées, insolente comme une pintade et parfumée comme un bidet », vont passer un mauvais quart d’heure sous la plume d’une bonne qui n’a pas sa langue dans sa poche… ni sa plume, finalement !

Célestine est une jeune fille qui ne tient pas en place, qui ne reste guère de temps chez les uns ou chez les autres. Elle a le chic pour tomber sur un pervers « rasé de frais et tout rose », amoureux des bottines vernis ou bien sur des maîtresses, plus mauvaises les unes que les autres. Entre celle qui met tout sous clé et compte les morceaux de sucre, celle qui fait tout pour pousser son petit-fils tuberculeux dans ses bras et celle qui l’utilise pour fixer un fils volage à son foyer, Célestine n’a vraiment pas de chance !

Du point de vue physique, Célestine, rebaptisée Marie ou Mary par certains de ses maîtres ou certaines de ses maîtresses, est « bien faite ». Blonde aux « yeux bleu foncé », elle possède une bouche « audacieuse ».

Du point de vue moral, Célestine est une « dévergondée » qui a, malgré tout, conservé, au fond de son cœur, « un sentiment religieux très sincère ». Son gros défaut est de ne pas savoir dire non. Elle a trop bon cœur (« Oui, j’aime trop l’amour »), cette fille ! Pour sa défense, rappelons que la perte de sa virginité a eu lieu alors qu’elle n’avait que 12 ans, avec un vieux « aussi mal odorant qu’un bouc ».

De maison en maison, Célestine va collecter des informations afin de pouvoir dresser le portrait-type d’une bourgeoisie de belle apparence, mais en pleine déliquescence morale. L’une de ses patronnes possède une « belle peau... une peau un peu trop fraîche, par exemple, et comme si elle souffrait d’une maladie intérieure [...] » C’est « rose dessus, oui, et dedans, c’est pourri. » Une autre est à cheval sur la propreté. Elle est très exigeante à ce sujet, pour les autres du moins... car pour elle, il y a à redire. Célestine s’étonne, en effet, à juste titre, de ne trouver dans son cabinet de toilette, « ni petit meuble, ni baignoire, ni rien de ce qu’il faut à une femme soignée » qui pratique sa toilette « dans les coins » les plus secrets. Les honnêtes gens chez qui elle travaille ont des dehors vertueux, mais cachent, dans les replis de leurs âmes, une multitude de vices. « Ils ont beau se laver dans des machins d’argent et faire de la piaffe... Je les connais ! ça n’est pas propre. » Les cosmétiques ne suffisent pas pour réparer, le jour, les désordres de la nuit. « Les pâtes, les eaux de toilette, les poudres » ne permettent que difficilement de masquer « les meurtrissures » nocturnes.

De maison en maison, Célestine va faire connaissance avec des maris plus ou moins portés sur la chose. Un « Monsieur » qui dégage « une odeur de mâle... un fumet de fauve, pénétrant et chaud... », « pas désagréable », trouve ainsi que la nouvelle petite bonne de Madame sent « rudement bon ». Madame, pleine d’aigreurs et bourrée de médicaments, réagit de manière violente : « Je n’aime pas qu’on se mette des parfums. »

Célestine va également être pomponnée afin de retenir au foyer un jeune homme qui fréquente un peu trop les maisons closes. Madame de Tarves va ainsi relooker sa bonne et la fournir en déshabillés audacieux. « Une odeur forte, une odeur de peau d’Espagne, de frangipane, de femme soignée, une odeur d’amour enfin se levait de ces chiffons amoncelés dont les couleurs tendres, effacées ou violentes chatoyaient sur le tapis comme une corbeille de fleurs dans un jardin. » Elle inonde également Célestine de glycérine, de peau d’Espagne, lui « enduit les bras de cold-cream », réalise des « lavages à la crème Simon », la « saupoudre de poudre de riz », l’initie « aux mystères des parfumeries raffinées » ! La peau de Célestine doit devenir « blanche et douce », elle doit être un hymne permanent aux cosmétiques !

De place en place, Célestine peine à trouver sa place. Elle qui adore « tripoter » les petites choses féminines, les bibelots, les flacons, les « objets intimes parfumés » souffre lorsque la maîtresse du lieu s’habille et se coiffe elle-même. Ce que Célestine aime par-dessus tout c’est « frotter ses maîtresses après le bain, les poudrer, poncer leurs pieds, parfumer leurs poitrines, oxygéner leurs chevelures, les connaître, enfin, du bout de leurs mules à la pointe de leur chignon. » Rien ne la comble plus que de préparer « les bains, où sur les chairs blondes, moussent les savons onctueux ». Les vieilles chairs qui pendent tristement (« une ruine lamentable ») et se répandent « sur le tapis en liquide visqueux » laissent notre accorte soubrette de glace. Demandez-lui, en revanche, de pratiquer une « toilette d’amour » pour attirer un mari plongé en permanence dans ses ouvrages, et Célestine sera ravie (« Tous les soirs, je faisais à Madame une belle toilette d’amour... des chemises transparentes... des parfums à se pâmer. »).

Côté cœur, Célestine tombe en admiration devant l’homme à tout faire de l’une de ses maîtresses. Joseph n’a pourtant rien pour inspirer l’amour. Il est vieux, possède un « cou large, puissant, bruni par le hâle comme un vieux cuir » et collectionne les tatouages (« Sur les avant-bras et de chaque côté des biceps je vois des tatouages, cœurs enflammés, poignards croisés, au-dessus d’un pot de fleurs... » C’est un voleur, un violeur, un antisémite... Il est laid, mais, « quand on décompose cette laideur, elle a quelque chose de formidable qui est presque de la beauté, qui est plus que la beauté, qui est au-dessus de la beauté [...] ». Cet homme, vieux et moche, fait chavirer les sens de Célestine plus sûrement que les jeunes hommes, « jolis et parfumés », rencontrés ici ou là. Mais attention, ne nous y trompons pas, Joseph est un homme de principe qui attendra le mariage religieux pour convoler en justes noces.

Joseph et Célestine forever... Ces deux âmes se sont reconnues. C’est dans un petit café de Cherbourg que s’achèvent les mémoires de la petite bonne affranchie. Joseph acquiert une allure respectable, « toujours rasé de près », « bien propre », avec « l’air d’un ancien marin ». Célestine, a trouvé son maître, un maître pour lequel elle est prête à se damner. « Je sens que je ferai tout ce qu’il voudra que je fasse, et que j’irai toujours où il me dira d’aller... jusqu’au crime !... »

Vraiment, le monde d’Octave Mirbeau n’est guère sympathique. Sous la poudre de riz, sous le fard, sous la crème hydratante, sous les lotions émollientes, sous les savons évanescents, rien n’y fait, la peau reste toujours aussi sale, aussi meurtrie, aussi veule. Les cosmétiques qui soignent l’apparence ne vont visiblement pas en profondeur !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui nous entraîne aujourd'hui vers des âmes qui ne sentent pourtant pas vraiment la rose !

Bibliographie

1 Mirbeau O. Le journal d’une femme de chambre, Folio, Gallimard, 1984, 451 pages

 

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