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Jean Rouaud ou les chrysanthèmes de la mémoire !

> 11 novembre 2020

Jean Rouaud ou les chrysanthèmes de la mémoire !

Paru en 1990, le roman Les champs d’honneur de Jean Rouaud est monté vaillamment au front des critiques, au point d’être médaillé du prix Goncourt.1 Récompense méritée, pour celui qui extirpe de l’anonymat les ombres tutélaires de son enfance. Du soldat de la guerre 14 qui laisse veuve, orphelin et sœur inconsolables, au père parti rejoindre les siens beaucoup trop tôt, dans la force de l’âge, de la grand-mère paternelle dont le dentier en or massif est exhumé complaisamment par un fossoyeur par trop honnête au grand-père pris, soudain, de l’envie de contempler un champ de naturistes, à un âge pourtant avancé, Jean Rouaud se fait fleuriste, pour déposer, à sa manière, des brassées de chrysanthèmes sur la tombe de tous ces parents qui ont illuminé une jeunesse, parsemée de deuils et qu’il ne serait pas convenable de laisser s’enfoncer dans un pernicieux oubli. Une jeunesse voilée de noir, une jeunesse bercée par le doux bruit de la pluie de cette Loire-Inférieure qui ne s’appelle pas encore Loire-Atlantique. Il pleut beaucoup dans cet ouvrage, qui se lit et se relit avec toujours autant de plaisir... il pleut beaucoup et pas que des larmes de pluie !

Un teint vermillon conséquence d’un séjour sous une pluie battante

En pays nantais, une pluie fine, qui donne à l’ensemble du paysage un caractère moelleux inégalable, est généralement de rigueur. Cette pluie fine et romantique qui abreuve généreusement tout un département peut cependant s’avérer très inconfortable, lorsque l’on se déplace dans une 2 CV qui fait eau de toutes parts. Et que dire de cette pluie cinglante qui sévit parfois, faisant virer la peau des autochtones en un « vermillon » peu séduisant ? « Les goûts ont évolué, depuis la pâleur romantique, jusqu’au hâle des Tropiques, mais jamais un teint couperosé n’est un critère de séduction - même chez les Indiens d’Amérique, qui exigent un beau rouge cuivré. »

Un grand-père taiseux et un moine bavard à douce odeur de moisissure

Alphonse, le grand-père maternel, n’est pas du genre bavard. Il ne retrouve, bizarrement, sa langue que lors de ses visites au moine trappiste qui occupe le poste de portier à l’abbaye Notre-Dame de Melleray. Avec le « petit moine au sourire très doux » et à la robe de bure tout imprégnée d’une « odeur de moisissure », assez incommodante, le dialogue est permanent. L’un est le confident de l’autre ; nul ne sait qui est l’un qui est l’autre. Ce qui est sûr, c’est la solide amitié qui lie les deux hommes.

Un grand-père taiseux amateur de chairs bronzées

Pendant des vacances chez ses enfants, grand-père passe son temps, assis sur une chaise, devant la maison, telle une « vigie », signalant, aux uns et aux autres, les allées et venues constatées. Tout va parfaitement bien, jusqu’à ce qu’Alphonse disparaisse, subitement, sans laisser de trace. On s’affole, on appelle les pompiers... Le terrain est ratissé. Alphonse n’est retrouvé nulle part. Le soir, il réapparait, pourtant ; une journée au jardin botanique de Hyères, avoue-t-il, passant en revue toutes les espèces admirées. Penses-tu ! Alphonse s’est offert l’escapade de sa vie en cinglant vers l’île du Levant, le paradis des « naturistes ». Là, il s’est repu, pour la première et la dernière fois, de « peaux dorées parfumées de crème solaire ».

Une grand-mère bavarde et un trajet en train très odoriférant

En partance, en train, pour des vacances dans le Midi, chez ses enfants, la femme d’Alphonse s’offusque des odeurs qui règnent dans le wagon. Le trajet est long. Les odeurs mêlées de sueur et de nourriture forment une alchimie assez cocasse. Grand-mère regrette de ne pas avoir emporté un « petit vaporisateur de poche pour s’humecter le visage ». Lorsqu’elle raconte son voyage, elle en profite pour réaliser une longue digression sur l’hygiène corporelle. « Développement sur le manque général d’hygiène : certains, noms à l’appui, sentent mauvais dès le matin, et l’on sait quelques auréoles sous les aisselles qui ne datent pas du jour même. »

Une grand-mère bavarde, à la chair d’un blanc immaculé

La femme d’Alphonse est une femme de l’ancien temps, qui cache ses jambes sous d’épais bas à varices de couleur foncée. « L’immaculé laiteux de son corps » ne peut être comparé aux corps sculptés par le soleil et les bains de mer. Le bronzage est désormais une chose acquise (nous sommes, rappelons-le, aux alentours des années 1960).

Une grand-tante qui perd la tête au point d’utiliser du rouge à lèvres

La tante Marie (une grand-tante pour l’écrivain) est une vieille institutrice, très pieuse, qui a eu bien des malheurs. A la fin de sa vie, cette tête, habituée aux calculs d’arithmétique et aux exercices de conjugaison, se met à ne plus tourner très rond. Les générations s’entrechoquent, les idées farfelues prennent le dessus. La tante Marie se pique de coquetterie et vole le rouge à lèvres de sa belle-sœur Mathilde. Ne s’imagine-t-elle pas, elle la fervente paroissienne, que le curé lui « fait des avances » ! Marie finira sa vie, au Pont-de-Piété, comme un objet trouvé (un mauvais jeu de mot s’impose avec le Mont-de-Piété), entre les « odeurs de vieillards incontinents », de désinfectant et de mauvaises soupes.

Le monde d’après, pour Jean Rouaud

Le monde d’après... tous ces décès qui surviennent inexorablement les uns après les autres génèrent un monde de souvenirs éternels, qui ne peuvent pas mourir. Les morts de Jean Rouaud reposent en paix et pour toujours entre les pages glacées de ses « Champs d’honneur ». Des saveurs parfumées des collines de l’enfance (sauge, thym, marjolaine, romarin, basilic, menthe, térébenthine des résineux, buis, figuiers...) à l’eau de toilette, respirée lors du dernier baiser sur la peau « fraichement rasée » du père qui vient de rendre son âme à son Créateur, de la poudre de riz, doucement parfumée, qui s’échappe des joues des mères qui viennent de perdre leurs nouveau-nés, aux miasmes des tranchées qui vont digérer les corps de ceux que l’on ne reverra plus... la mémoire de celui qui a les mots pour le dire se fait vivante et perpétue, à jamais, une histoire de famille comme tant d’autres.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration de ce 11 novembre pas comme les autres !

Bibliographie

1 Rouaud J. Les champs d’honneur, Les éditions de minuit, Paris, 2004, 189 pages

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