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Histoire d’une enfance cotonneuse, bien à l’abri d’un en-tout-cas !

> 26 mai 2019

Histoire d’une enfance cotonneuse, bien à l’abri d’un en-tout-cas !

« C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme » et la mer, c’est à quatorze ans et demi, qu’elle l’a pris, Pierre Loti (« J’avais l’insaisissable pressentiment qu’elle finirait un jour par me prendre. ») dans un « berceau de treilles Muscat ».1 Ce n’est, pourtant, pas la mer, mais plutôt la mère qui est le centre du « Roman d’un enfant », la mère, mais aussi les grand’mères, tantes et grand’tantes » (sic), ainsi que les voisines, baptisées elles aussi, affectueusement  tantes... bref, tout un monde féminin qui semble couver un œuf précieux, qui donnera naissance à un cygne de toute beauté. Loti est comme « un petit arbuste trop soigné en serre », entre toutes ses mains pleines de tendresse. Il est « toujours correct, soigné, frisé au fer, ayant des mines de petit marquis du XVIIIe siècle. » De santé fragile, c’est à domicile qu’il reçoit ses premières leçons, avec des professeurs particuliers assez laxistes. Ce n’est qu’à douze ans et demi qu’il se frottera à des camarades de collège. Cet enfant, qui n’est « pas populaire », aura du mal à surmonter son dégoût pour un système scolaire trop étroit pour cet orgueilleux qui se sent largement supérieur à ses compagnons de galère. Ce « prince et magicien dans le domaine du rêve » flotte au-dessus de la mêlée... Il va lui falloir se fabriquer une carapace protectrice, « un moi superficiel », superposé à son « vrai moi profond », pour survivre.

La mère de Loti coiffe ses cheveux en « papillotes » et transporte avec elle une « odeur de soleil et d’été », « prise dehors ». Sa présence rassurante imprègne chacune des pages du roman qui nous emmène de la prime enfance à l’école navale de Brest, en passant par le célèbre lycée parisien, Henri IV.

La grand-mère paternelle, retombée en enfance, n’a rien perdu de sa beauté. Elle dégage un charme suranné, avec « ses délicates couleurs de rose séchée que les vieillards de sa génération avaient souvent le privilège de conserver. » Dans sa chambre, on trouve des trésors, telles ces lettres d’ancêtres huguenots ayant quitté la France au moment de la révocation de l’édit de Nantes. Une lettre frappe particulièrement l’attention du jeune enfant ; il s’agit de celle dans laquelle des enfants demandent à leur aïeul, resté sur l’île d’Oléron, « la permission pour tout même porter certaines perruques dont la mode venait à Amsterdam en ce temps-là. »

La petite voisine Antoinette est une petite fille de 6 ans avec laquelle Loti joue à faire la chenille, tout un été durant.

Avec Jeanne, c’est un petit théâtre permettant d’interpréter, en miniature, la pièce Peau d’âne qui constitue le passe-temps favori. Les accessoires de théâtre sont rangés soigneusement dans un « coffre de bois » à « odeur balsamique ». Cette odeur prégnante lui rappellera éternellement la mélancolie d’une soirée de printemps. Les costumes des acteurs et actrices sortent, comme par magie, des doigts de fée de tante Claire qui se fait coiffeuse, lorsque cela s’avère nécessaire. « Elle posait des postiches de soie blonde, qu’elle frisait ensuite en boucles éparses au moyen d’imperceptibles fers. » Très complaisante, tante Claire copie, également, avec application, des lignes de vers, à chaque fois que son insolent neveu revient à la maison avec une punition.

La grande sœur, Marie, cette charmante petite maman, accompagne son petit frère pour des vacances sur l’île d’Oléron. Le petit Loti devient, le temps d’un été, le chef d’une bande de petits « bruns et hâlés » et d’une gentille petite Véronique qui cache son minois sous une « grande kichenote blanche (« kichenote, un très vieux mot du pays, désignant une très vieille coiffure : espèce de béguin cartonné, qui s’avance comme les cornettes des bonnes sœurs, pour abriter du soleil. ») Chez « l’oncle du midi », Loti se laisse griser par l’odeur des « prunes d’Agen », qui sèchent, par milliers, dans le grenier, pendant que Marie se laisse courtiser par un cousin bien séduisant. Loti se souviendra longtemps de sa robe de mariée qui la fait ressembler à une grosse bulle de savon prête à s’envoler (« C’était l’époque où les crinolines, les cages d’acier avaient pris leurs proportions les plus extravagantes, et il me sembla qu’elle émergeait d’une véritable montgolfière de soie blanche. ») Il est, quant à lui, « frisé avec art », pour l’occasion ; c’est la première fois de sa vie qu’il connaît l’ivresse.

Le grand frère Gustave est un aîné attentif (un aîné « d’environ quatorze ans »), presque un second père, qui craint que l’on élève le petit dernier en « petite fille ». Lors d’une maladie d’enfance, il a confectionné, pour Loti, un bassin avec des poissons rouges. Ce bassin préoccupera, durant toute sa vie, le marin voyageur, qui, à chaque escale, viendra s’y ressourcer et prendre soin de ces vieilles pierres. De retour de son voyage en Polynésie, un voyage qui dure 4 ans, Gustave rapporte « des colliers en coquilles enfilés de cheveux humains, des coiffures de plumes, des ornements d’une sauvagerie primitive et sombre » de l’île « délicieuse ». Son second voyage en Extrême-Orient sera le dernier. L’annonce de la mort de ce frère adoré se gravera dans la mémoire de Loti sous la forme d’une robe imprimée de « dièses », la robe que sa mère portait ce jour-là (« sur la soie noire du fond, étaient brochés en semis des petits dessins d’une soie verte très brillante qui figuraient absolument des dièses ») et qui fera désormais place à une stricte robe noire.

Les copains de collège, André et Paul, partagent avec Loti, leurs premiers émois amoureux. Paul fond littéralement devant une jeune parfumeuse dont le prénom est Stella ou bien Olympia. « Sur des bouts de papier mystérieux, il nous faisait passer constamment les rimes les plus suaves à elle dédiées et où son nom en a revenait fréquemment comme un parfum de cosmétique. »

Le jeudi, Loti se rend dans une maison de campagne amie ; il y oublie ses livres d’histoire dans des carrés d’asperges. Les escargots y dessinent de nombreuses traînées qui persisteront de nombreuses années et reconstitueront l’ambiance de ces journées merveilleuses. La bave d’escargot redonne sa jeunesse à un Loti dont les rides ont commencé à se creuser. Un cosmétique hors pair ! Lorsque Loti se rend seul à la Limoise, « comme un grand garçon », il reçoit un grand nombre de consignes, afin de se protéger du soleil, du vent... Il doit, par exemple, ouvrir un en-tout-cas, c’est-à-dire une ombrelle qui, selon le cas, peut aussi faire office de parapluie. Une bande de jeunes garnements qu’il croise, dans cet appareil, ne manque pas d’ironiser sur « ce petit monsieur », qui craint « tant les coups de soleil ». Lorsqu’il sera adulte, Loti prendra en aversion les parapluies, mais aussi les foulards et tout accessoire du même genre. En réaction, il n’hésitera pas à « noircir » sa « poitrine au soleil » et « à l’exposer à tous les vents du ciel. »

Avec Loti enfant, nous nous laissons tenter par des « associations incohérentes d’images » ; un sentiment « elmique » (traduire par sentiment d’une présence mystérieuse à vos côtés) nous accompagne tout au long de ce roman qui nous a noué la gorge plus d’une fois.

Et puis, il y a les parfums de la Limoise, un parfum de serpolet et de marjolaine. Il y a l’odeur d’Oléron, « une brise saline, parfumée par des œillets roses et les immortelles des sables. » et enfin l’odeur du vaisseau-école, le Borda, mélange de « sapin gratté », de « cordes goudronnées », de sel, d’algues et de mer.

Lorsque l’on a participé aux soirées littéraires d’une cousine qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Mme de Sévigné (« Ses admirables boucles blondes » sont disposées « comme des oreilles d’épagneul à la manière Grand Siècle »), lorsque l’on se laisse guider par ses sens pour remonter aux sources du passé comme un certain Marcel Proust, on possède certainement tous les talents pour faire revivre celui qui a tout fait pour ne pas être un vulgaire « petit gommeux » et qui, élevé dans la ouate, bourlinguera pourtant sur toutes les mers du globe, en négligeant de nouer à son cou « la cravate de soie blanche » qui protège des vents coulis.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien et laissez-vous surprendre par cette illustration en cliquant dessus pour l'agrandir...

Bibliographie

1 Loti P. Le roman d'un enfant suivi de Prime jeunesse, Collection Folio classique (n° 3280), Gallimard, 1999

 

 

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