> 03 décembre 2022
Une rencontre entre un homme et une femme dans un bar parisien et tout remonte à la surface. Raymond Courrèges et Maria Cross se sont connus, il y a 16 ans. Raymond avait tout juste 18 ans et Maria, 27.1 Outre le fils, la jeune femme avait également séduit le père… Un sillage parfumé, une touche de rouge à lèvres… on croirait le temps arrêté !
Maria porte désormais les cheveux courts. Elle les a « frais coupés ». Pour désigner cette coupe garçonnière, François Mauriac emploie le terme de « cheveux retranchés ». Maria a épousé Victor Larousselle ; celui-ci arbore, maintenant, une belle calvitie. Supportant tant bien que mal le père et adorant le fils (Bertrand, le fils de Victor est Polytechnicien), Maria s’est installée tranquillement dans une petite vie confortable.
Lorsqu’elle arrive dans le bar, elle fouille dans son sac. « C’est ennuyeux, j’ai oublié mon rouge. » Peu soucieux des questions d’hygiène, Victor lui répond : « Il doit y en avoir au lavabo. » « Quelle horreur : pour attraper… » Mieux vaut attendre Gladys qui aura sûrement une référence toute neuve de secours dans son sac.
Une femme de 27 ans, parfumée, qui fait tourner les têtes. Une femme, rencontrée par Raymond dans un tramway, en revenant du lycée. Immédiatement sous le charme, Raymond ne vit plus désormais que pour ces instants volés. « Devant l’église de Talence, la jeune femme s’était levée, ne laissant aux hommes abandonnés que son odeur ; et ce parfum se dissipa avant que Raymond fût descendu. »
Une femme étrange, qui aime séduire les hommes… puis se refuse à eux. Avec le Dr Paul Courrèges (il a soigné avec dévouement son petit garçon), Maria joue à un jeu étrange. Appelant le médecin à l’aide, puis le congédiant d’un geste…
Une femme qui vit la tête dans les livres (toute la journée allongée sur son lit) et qui s’imagine que la vie peut être un roman.
Une femme entretenue tout de même… entretenue par ce gros lourdaud de Victor Larousselle.
Raymond, le fils du Dr Courrèges, un médecin corps et âme dévoué à ses patients, est ce que l’on appelle un jeune homme « au visage déchiré parce que sa chair d’enfant » « supporte mal le rasoir » (une « chair trop jeune que le rasoir faisait saigner »). Au lycée, Raymond n’est pas très brillant ; il est plus souvent collé que complimenté. Il faut dire qu’il passe plus de temps chez les catins que penché sur ses exercices de math.
Il est beau, ce jeune garçon… pourtant il se trouve laid. Laid et peu sûr de lui ! Il faut dire qu’il ne cherche guère à prendre soin de sa peau ou de sa cavité buccale. « Les ailes du nez piquées de points noirs » et « une haleine aigre » témoignent d’un manque de soin certain.
La rencontre avec Maria va bouleverser la vie de Raymond, qui découvre les cosmétiques avec bonheur. Lorsque Raymond croise le regard de la jeune femme, c’est la consternation. Et dire qu’il ne s’est pas rasé ce matin (« Il se souvint de ne pas s’être rasé depuis l’avant-veille, toucha du doigt sa joue maigre, puis cacha honteusement ses mains sous la pélerine. ») Ce simple regard échangé déclenche chez l’adolescent des désirs de propreté. « Ce soir, après dîner, il monta dans sa chambre deux brocs d’eau brûlante, décrocha son tub, et le lendemain se réveilla une demi-heure plus tôt, parce qu’il avait décidé de se raser chaque jour, désormais. » Finie… l’ère du « corps à l’abandon ». Bonjour, savon, mousse à raser, eau de toilette et compagnie. « Converti à l’hydrothérapie », Raymond se métamorphose jour après jour, allant même jusqu’à découvrir, avec ravissement, les joies du vernis à ongles. Ces « ongles trop carminés » (« la manucure avait eu fort à faire ») sont bien un peu encore un peu rongés, mais on est sur la bonne voie.
Dans le tramway, pourtant lorsqu’il fait chaud, Raymond transpire ; il n’a alors qu’une peur : « avoir la figure sale, sentir fort » !
Amoureux, Raymond rougit dès que l’on évoque le nom de Maria. Il « pique un fard » et fait la joie de ses nièces : « Oui, oui, tonton Raymond pique un fard. »
Lorsque Maria fixe, enfin, un rendez-vous chez elle, Raymond passe chez le coiffeur, afin d’être au mieux de sa forme… capillaire. « Elle ne l’avait jamais vu ainsi, les cheveux trop courts, luisants… ». Traité en petit enfant à qui l’on propose un sirop de groseilles, Raymond trépigne ! Trépigne et n’arrive pas à ses fins. Cet échec cuisant le poursuivra toute sa vie.
Et puis, il y a cette vie dissolue à Bordeaux. Une vie de plaisirs interdits. Une vie qui le mène à traîner sur le port avec les filles faciles et les tatoueurs pour marins. « La manche de sa chemise était déchirée sur le bras musculeux, couleur de cirage, où apparaissait un tatouage, de ceux que savent dessiner les marins. »
Et cette maladie de Paul qui rapproche le père et le fils. Au lit du père, Raymond transporte des odeurs de musc (« Tu sens le musc… »).
Depuis Maria, Raymond a multiplié les conquêtes ne fonctionnant que dans le rapport de forces. Cette Maria a brisé quelque chose chez l’homme en devenir ! En se retrouvant face à face avec elle, il voit remonter à la surface toutes ses rancœurs et c’est avec plaisir qu’il décèle des cheveux blancs dans la coupe courte de Maria. « Il sentait l’odeur des cheveux courts et vit, avec une émotion profonde, que quelques-uns étaient blancs ; quelques-uns ? des milliers peut-être… »
Victor est l’amant de Maria. Son aspect répugne Paul Courrèges que dégoûtent des lèvres épaisses « sous les moustaches teintes ». Les « bajoues », la carrure épaisse… témoignent de la vulgarité de l’individu.
Un homme sanguin, apoplectique, qui se saoule sans remord. Un homme qui fait des malaises et n’en prend cas. Dans le bar… on n’y coupe pas. Victor s’affaisse. Il ne reste plus qu’à appeler le bon Dr Courrèges qui passe par là, comme par hasard ! « Un flacon de sel », à « l’odeur vinaigrée »… voilà Victor qui reprend ses esprits. Il faudra, désormais, être plus prudent.
Forçat du travail, Paul, la cinquantaine commençante, vit isolé des siens. Toujours entre 2 consultations, il regarde à peine sa femme, Lucie. Fils d’un grand séducteur qui courrait encore les femmes à 70 ans, Paul a hérité de celui-ci la passion pour la médecine (« Il (il s’agit du père de Paul) avait été le premier à introduire à Bordeaux les bienfaits de l’antisepsie […] »).
Dorloté par Lucie comme un enfant, Paul aime le côté maternel de son épouse qu’il considère presque comme un meuble familier. Une promenade dans le jardin, le soir venu, ranime, parfois, la flamme en train de s’éteindre. Une promenade, un parfum… « C’était le parfum même de ses fiançailles que cette odeur de chair et d’ombre. »
Ces demoiselles viennent de temps à autres chez les Courrèges. Marie-Thérèse, Marie-Louise et Marguerite-Marie sont, toutes trois, blondes, bien en chair et dotées de chevelures si lourdes qu’elles leur en donnent des « migraines ». « Condamnées à porter sur la tête une architecture énorme de tresses jaunes », le trio se défoule en pouffant à qui mieux mieux ! Et le pauvre Raymond de penser que ces moqueries lui sont destinées…
Dans ce roman, et comme de coutume, François Mauriac étudie la chimie des rapports humains. « Rien à faire contre les lois de cette chimie : chaque être à qui nous nous heurtons dégage en nous cette part toujours la même et que le plus souvent nous eussions voulu dissimuler. »
Une histoire d’écorchés vifs sur fond de parfum de « tilleul odorant ». Deux hommes qui se guettent, qui s’aiment sans se le dire, qui souffrent d’une même plaie (cette Maria arrogante, qui n’appartiendra pourtant finalement ni à l’un… ni à l’autre), qui se séparent pendant des années et se retrouvent, comme si de rien n’était, dans la chambre même de celle qui a bouleversé leurs vies. Et puis, comme il faut bien rentrer dans le rang, Raymond avoue à son père que, la trentaine venue, il va se ranger, arrêter de bricoler et se mettre à travailler dans une « fabrique de chicorée » ! On ne l’attendait pas celle-là !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration !
1 Mauriac F., Le désert de l’amour, Grasset, 1961, 244 pages
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