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Histoire d’un sacrifice à l’eau de Lubin !

> 12 novembre 2022

Histoire d’un sacrifice à l’eau de Lubin !

Lorsque le garçon le plus laid de la contrée se marie avec la plus jolie fille du bourg… on peut facilement imaginer la suite. Un mariage de raison, qui tourne vinaigre, un sacrifice sublime… François Mauriac, au top de sa forme, remue les âmes et les cœurs, nous serre la gorge, nous entraîne dans un monde où pour user de cosmétiques il faut vraiment avoir une bonne raison !1

Jean Péloueyre, le garçon qui découvre l’eau de Lubin

Jean est un garçon solitaire âgé de 23 ans, qui n’a réellement qu’un seul ami, Robert, le fils du Dr Pieuchon. Cet étudiant en médecine rapporte dans les plis de ses vêtements tous les parfums de la grande ville (dans sa chambre, d’une « malle ouverte », on sent « une odeur de vêtements dont un étudiant s’est servi l’été »).

Jean est un garçon laid, qui a toujours été le souffre-douleur de ses institutrices.

Ce garçon laid va, bien évidemment, tomber amoureux de la plus jolie fille du village, Noémi d’Artiailh. Et, grâce au curé, et grâce à son père, Jean va, en effet, pouvoir épouser Noémi. Il faut dire qu’on « ne refuse pas le fils Péloueyre », quand on connaît l’état de sa fortune…

La préparation au mariage pour Jean se résume en un acte hygiénique… Un bon bain. « Jean Péloueyre éprouva le besoin de se baigner. Comme il arrive à beaucoup de baignoires du pays girondin, celle des Péloueyre était pleine de pommes de terre, et il fallut que Cadette la débarrassât ». On aura compris que Cadette est la domestique, qui veille à la bonne tenue de la maison ! Un acte d’hygiène isolé que Jean ne se voit guère répéter régulièrement.

Noémi devra donc lui suggérer bien souvent de se laver les mains à son retour de la chasse. « Ne vous laverez-vous pas les mains ? » Oui, pourquoi pas ? « Jean Péloueyre se lavait les mains sans atteindre à rendre ses ongles nets, et il les cachait sous la table pour que Noémi ne les vit pas. »

Et puis, par amour, Jean va combattre ses habitudes déplorables en matière d’hygiène. Par amour, il se fait consommateur de cosmétiques ! « Il prit des habitudes de propreté, fit venir de l’eau de Lubin dont il s’inondait, et, grelottant, inaugura un tub. » Une belle preuve d’amour, un beau sacrifice !

Plein de délicatesse, Jean n’entre « jamais dans le cabinet de toilette quand » Noémi s’y lave.

Malgré tous ces efforts, rien n’y fait. Noémi ne ressent que répulsion pour Jean, auquel elle reconnaît, toutefois, de nombreuses qualités morales.

Il ne reste plus alors à Jean qu’à orchestrer sa mort, en fréquentant assidûment la chambre d’un tuberculeux. Et Jean de se laisser mourir. Au moment ultime, juste un regret (que c’était bon d’aller chasser en pleine nature !). Pourquoi ne pas avoir laissé au temps la mission de tuer la beauté de Noémi ? « Toute beauté se perd dans la vieillesse » !

Noémi d’Artiailh, la fille qui sent le propre

17 ans. Un visage « joli comme un tableau ». Une « odeur de savonnette et de linge propre », qui émeut Jean, chaque dimanche, à la messe.

Une jolie fille qui n’est, pourtant, pas parfaite, comme aime à l’observer Jean. Si sa laideur à lui est parfaite… sans conteste, la beauté de Noémi, quant à elle, est sujette à imperfections. Et cela, c’est plutôt rassurant ! Jean a repéré des « points noirs aux ailes du nez » de Noémi et puis aussi une zone de peau « brûlée par une trop vieille teinture d’iode. »

Le mariage pour Noémi… un devoir… un devoir répugnant, lorsque l’époux est aussi dénué de charme que peut l’être Jean. Et rien n’y fait. Plus les jours passent, plus Noémi dépérit.

Jérôme Péloueyre, le vieil homme qui sent le remède

Un vieil homme pétri d’habitudes, toujours à se plaindre, toujours malade, un vrai tyran domestique, qui crie dès que le moindre bruit vient interrompre son sommeil. Mieux vaut se déplacer à pas de chat au voisinage de sa chambre !

Un vieil homme qui vit dans une chambre à « l’odeur de remèdes », une odeur « méphitique d’officine ». Une odeur bien différente de celle qui règne dans le jardin où se mêlent les parfums sucrés des fleurs… Héliotropes, résédas et géraniums y mélangent leurs haleines respectives. Des haleines souvent masquées par celle d’un tilleul monumental à fort tempérament.

Les Cazenave, une tante et un neveu qui sentent l’argent

La tante de Jean, Félicité Cazenave, lorgne sur l’héritage Péloueyre… Pour elle, Jean ne se mariera jamais. Son fils Fernand fera un jour prochain un bel héritage !

Robert Pieuchon, l’ami qui sent le sapin

Le jeune ami de Jean va rapidement contracter la tuberculose. Un jeune et fringant médecin à la moustache conquérante se présente comme capable de le guérir, avec un traitement révolutionnaire à base de « teinture d’iode diluée dans l’eau ». Cette teinture d’iode, bien que diluée, est, toutefois, administrée « à dose massive », nous dit François Mauriac. Ce sont, d’après lui, des « centaines de gouttes » qui sont « diluées dans l’eau » ! Ce jeune médecin, « noir de poil » et le « teint couleur de grenade », ne manque jamais de saluer Noémi, lorsqu’il passe sous ses fenêtres. Peine perdue, Noémi ne se prête pas à ce petit jeu !

Le traitement ne fonctionnant visiblement pas, le vieux Dr Pieuchon reprend du service et tente de guérir son fils grâce aux bienfaits des pins de la forêt des Landes. « […] il tapissa même de jeunes pins la chambre du malade comme pour une Fête-Dieu et entoura le lit de pots débordants de résine. »

Au chevet de Robert, on trouve souvent Jean. Un Jean, venu là par amitié et également, et surtout, dans le but de contracter la maladie.

Le baiser au lépreux, en bref

Histoire d’une aversion physique insurmontable. Histoire d’un sacrifice humain sublime. Histoire d’un homme qui, par amour, découvre les plaisirs du bain et du parfumage à l’eau de Lubin. Jean est de cette catégorie d’hommes que l’on n’aime… mais que de loin !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Mauriac F. Le baiser au lépreux, Le livre de Poche, Grasset, 1966, 177 pages

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