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Histoire capillotractée d’un professeur de langues mortes, coiffeur à ses heures

> 11 juillet 2021

Histoire capillotractée d’un professeur de langues mortes, coiffeur à ses heures

Quoi de plus dur à supporter que le silence d’un inconnu qui vous met mal à l’aise ? Quoi de plus doux à vivre que le silence consenti entre personnes qui s’aiment ? Les moments durs qui se heurtent aux moments doux... les moments doux qui durent moins longtemps que les moments durs. Le temps, la durée, l’ennui, la solitude, le bonheur, la joie des douches à 2, Amélie Nothomb touche à tout dans son ouvrage Les Catilinaires.1 Armée d’une cuirasse, elle seconde son héros, Emile Hazel, qui part en guerre contre un voisin (« un emmerdeur », il faut bien le dire !) un peu trop encombrant - son tortionnaire - pour les beaux yeux de sa femme Juliette, qui ne file pas toujours un bon coton à l’instar de la belle Hélène !

Emile Hazel, un professeur de latin et de grec, coiffeur à ses heures perdues

Emile Hazel a 65 ans. Il est né le 5 décembre 1929. Tout juste retraité, le voilà qui s’installe, avec son épouse, dans une contrée parfaitement inhabitée. La Maison (avec un grand M) qu’il a achetée est totalement isolée... ou presque, puisqu’on ne compte qu’une seule habitation voisine. La solitude, voilà ce qu’Emile est venu savourer en pleine nature. Il y a longtemps, il se faisait coiffeur pour les « très longs cheveux châtain clair » de sa belle. Emile « les lavait, les coiffait » ; un excellent coiffeur, qui se plaisait à manier le capillaire de la fillette, puis de la jeune fille. A 23 ans, à l’occasion de leur mariage, Emile fait des prouesses, réalisant un « chignon fabuleux » pour la mariée. Etonnant cet amour porté par Emile aux cheveux de Juliette, les cheveux, la structure morte de son amour vivant ! Peut-être à mettre en lien avec sa fascination pour les langues mortes. A 65 ans, Emile ne joue plus les coiffeurs ou bien seulement très épisodiquement. Les cheveux de Juliette ont été sacrifiés !

Côté cosmétique, côté hygiène... Emile est un homme excessivement propre ; toutefois, la dépression venant, le rasage passe à l’as. Emile a l’intime conviction alors, en se laissant pousser la barbe, que celle-ci est « une production du corps » de son tortionnaire.

Juliette Hazel, une épouse aux cheveux couleur de jacinthe

Juliette Hazel a 65 ans. Elle est née le 5 janvier 1930. Elle n’a pas changé, depuis sa première rencontre avec Emile, sur les bancs de l’école. Entre 6 ans et 65 ans... peu de modifications sont à noter... « Elle avait un peu grandi - très peu, ses cheveux avaient blanchi, tout le reste, c’est-à-dire tout, était pareil à un point hallucinant. » Côté chevelure, oui forcément des changements. A 10 ans, Juliette avait les « plus longs cheveux de l’école » (« Leur couleur et leur lustre relevaient de la maroquinerie. »), une « énorme chevelure alezane », qui faisait l’admiration de tous. Les cheveux fabuleusement longs sont désormais coupés court ; une légère coloration pour obtenir une « teinte ravissante », parfaitement « artificielle ». Une « blancheur bleutée », qui évoque un « tutu romantique » et donne à Juliette un air très vieille dame. Un petit appel du pied aux héros grecs d’Emile, aux capillaires couleur hyacinthe ! Et toujours une douceur de soie.

Emile et Juliette, des douches à 2

Emile et Juliette se connaissent depuis l’enfance. Ils se sont fiancés à l’âge de 6 ans. Enfant, Juliette venait souvent passer quelques jours chez son ami. Un ami, dont les parents aux revenus modestes, qui ne possédait ni de salle de bains, ni de chauffage central. Juste une « salle de douche » glaciale. De l’eau chaude, en revanche. De l’eau certainement même bouillante. Emile prenait alors les « longs cheveux » de Juliette, les mouillait, « épaté de voir leur volume rétrécir sous l’eau. » Pressés pour en faire une corde ! Emile prenait ensuite « un morceau de savon » et frottait les cheveux, « jusqu’à ce qu’ils moussent ». Malaxage, pétrissage des cheveux... Formation d’une auréole, d’une couronne de kératine pour orner le front de sa reine Juliette. Puis, Emile savonnait « son corps ».

Palamède Bernardin, un tortionnaire au visage quelconque

Palamède Bernardin, le voisin d’Emile et de Juliette, est un « gros monsieur », au visage quelconque, âgé d’environ 70 ans. Lorsqu’il pénètre pour la première fois à 4 heures pile dans la maison du bonheur, Palamède fait entrer le germe du malheur. Cet homme, qui désormais s’impose de 4 à 6 chez ses voisins, est immonde. Calé dans son fauteuil, l’air perpétuellement grognon, triste à faire pleurer, violent si l’on ne vient pas lui ouvrir assez vite, Palamède s’incruste, oblige Emile à lui faire la conversation, ne répond que par oui ou par non... L’horreur. Et en plus, il a pris l’habitude de se faire servir une tasse de café et il vaut mieux ne pas l’oublier... L’habitude, pour Palamède, fait force de loi. Palamède, c’est « la mémoire de l’eau » adaptée au vide. Un « gros » plein de vide, d’un vide qui a gardé le souvenir du mal, en général, de la xénophobie, en particulier. Une sorte d’enveloppe, contenant un « gaz maléfique », qui a tendance à suinter et à se répandre autour de lui. Emile est sale. Sa maison est sale. Sa maison pue ; « l’odeur fétide » qui y règne est un compromis entre « un fond de vieux poireaux, de graisse avariée, de transpiration de bouc et, ce qui était plus étrange et le plus désagréable, un puissant relent de métal oxydé ».

Bernadette Bernardin, l’épouse du tortionnaire, au profil hors norme

Bernadette est hideuse. Aucun rapport avec la Bernadette de Nino Ferrer, celle qui est très chouette. Ou plutôt si, une vieille chouette, absolument pas engageante. Une femme énorme, « une masse de chair », emballée dans un tissu, comme l’andouillette du charcutier dans son papier glacé. De la graisse « lisse et blanche ». 45 ans de mariage, ça use énormément ! Pas de rides, pourtant. Non, une peau lisse sur laquelle tout semble glisser. « Sa peau - enfin la membrane qui entourait ce morceau de gras - était lisse et sans rides. » Seul point positif, une belle chevelure noire de jais. Et puis aussi, un amour de la vie que rien ne peut altérer. Du plaisir à manger, à dormir... Tout l’opposé de la négation vivante qu’est son triste époux.

Et un sapin qui semble sortir de chez le coiffeur

Alors qu’Emile et Juliette pensaient savourer une solitude à deux, Palamède s’inscrit au programme, apportant dans ses poches une odeur nauséabonde. Pour se distraire, pour ne plus penser à ce voisin qui les hante, pourquoi ne pas faire un sapin de Noël à la bonne senteur résineuse, et tant pis si l’on est en janvier. « le sapin était pimpant comme une villageoise sortant de chez le coiffeur. Elle suggéra d’y ajouter quelques bigoudis. »

Et une explication scientifique du bien et du mal

Pour Amélie Nothomb, le bien et le mal n’ont pas la même nature chimique. Le bien n’existant jamais à l’état pur peut se trouver, selon la température du milieu et selon notre libre interprétation, à l’état solide (sous forme d’un alliage) ou à l’état liquide (dans ce cas ce liquide prendra la forme du récipient qui le contient sans pour autant occuper tout l’espace lorsque celui-ci est important). Le mal, quant à lui, est un gaz malodorant qui, comme tout gaz qui se respecte, envahit l’espace qui lui est proposé et s’y répand à vitesse grand V.

Et un clin d’œil mathématique

« En mathématiques, plus par plus font plus, alors que le mot oui multiplié par deux équivaut toujours à une négation. »

Et une asperge réconfortante

Chez Emile et Juliette, chez Amélie, la glycine, qui tombe en grappes vers le sol, possède une odeur « déchirante », déprimante. L’asperge en est l’antidote ; pour chasser le chagrin, la botte d’asperges nous fera visiblement voyager !

Les Catilinaires, en bref

De quoi faire peur. De quoi éviter les hameaux isolés formés de deux maisons. Ce voisin quelconque d’aspect qui sent le gaz est un véritable monstre. Sa femme, en revanche, n’en possède que l’aspect. Une fois les critères esthétiques dépassés, on sent palpiter, au fond de cette méduse, une profonde joie de vivre. Comme des envies de faire le ménage chez le couple Bernardin, d’y laver le sol, d’y faire la vaisselle, d’ouvrir tout grand les fenêtres !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Nothomb A., Les Catilinaires, Albin Michel, 151 pages

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