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Helena Rubinstein, résolument moderne !

> 25 novembre 2020

Helena Rubinstein, résolument moderne !

Moderne, innovante, à la pointe, tous ces qualificatifs conviennent parfaitement pour définir Helena Rubinstein, une petite bonne femme, haute comme trois pommes, à l’imagination colossale et à la volonté de fer. Une travailleuse acharnée qui donne des conseils en matière d’hygiène de vie et ne les respecte pas (« Où en trouverai-je le temps ? » ; « Je n’ai guère le temps de m’astreindre à aucun traitement de beauté. »)

Dans son ouvrage Je suis esthéticienne, elle se livre à un exercice d’introspection, afin de nous livrer les clés de son succès.1 C’est bien simple, avant Madame Rubinstein, « il n’existait pas d’esthéticiennes, il n’existait pas de vrais instituts de beauté, il n’existait pas de produits de soin largement diffusés. » Avant Le Nôtre, les jardins étaient en friche, avant Ford on roulait en charrettes, avant Helena, on se barbouillait le visage de pommade... Un rien mégalomane. Madame Rubinstein aurait, comme qui dirait, tendance à se prendre pour Dieu le Père. Sa création, celle qu’elle a touchée de son doigt tout-puissant, c’est tout simplement le cosmétique moderne, et avec tout ce qui s’ensuit, à savoir : un métier « qui a changé le regard des femmes » (esthéticienne), une industrie qui permet de produire des centaines de milliers de « pots de crème et de flacons de lotion », destinés à des femmes réparties sur l’ensemble du globe, une manière de communiquer, basée sur la création d’un réseau aux mailles serrées. Décidemment, Helena a tout compris !

Helena Rubinstein, une jeune fille au cœur qui saigne

L’histoire d’Helena commence à Cracovie, dans un foyer uni composé de 10 enfants. Helena est l’aînée et, rapidement, elle endosse la charge de guider ses sœurs ; ce ton de commandement, adopté alors, lui sera utile par la suite. Des études de médecine qui tournent court (Helena est, nous dit-elle, trop sensible ; elle recule devant le sang et les odeurs d’antiseptiques liés à la pratique hospitalière) et tournent plutôt côté cœur, que côté raison. La jeune fille est amoureuse d’un jeune étudiant, qui n’est pas agréé par les parents. Le cœur en morceaux, Helena se voit contrainte de mettre de la distance entre elle et lui. C’est dans un ranch en Australie, qu’Helena ira méditer sur la question. Dans ses bagages, une mère attentionnée a glissé « quelques pots de crème destinée à protéger » le teint d’un climat jugé trop violent. Ces crèmes ont été élaborées par des chimistes, les frères Lykusky. Tout cela c’est bien joli, mais pourquoi ne pas formuler soi-même ? Un vieux pharmacien, rencontré par hasard, se charge de la formation de la petite apprentie. Une formation qui ne plaît guère aux oncles de l’intéressée et qui tourne donc rapidement vinaigre ! Heureusement, Helena a retenu l’essentiel. En panne de crème protectrice, elle « réclame » la formule aux inventeurs et la met au point avec l’aide de son fidèle apothicaire. Dans sa petite chambre, avec l’aide exclusive d’un mortier et d’un pilon, Helena donne naissance à sa première crème de beauté, « la crème Valaze ».

Helena Rubinstein, une dame haute comme trois pommes !

Par les yeux de Pablo Picasso, Helena apparaît comme une prêtresse lourdement chargée de bijoux. Un œil qui regarde droit devant (Helena a toujours un coup d’avance, lorsqu’il s’agit d’innover dans son domaine de prédilection), un œil en coin, qui fixe un point précis du présent et se demande, déjà, qu’est ce qu’on fait après. Des cheveux bruns tirés à l’extrême, un chignon, enserré dans une résille au niveau de la nuque. Une vaste oreille prête à écouter, à entendre tout ce qui se dit au sujet de la beauté, des cosmétiques. Une oreille « assez fine » pour déceler les pas silencieux de la chance, « cette magicienne furtive qui marche sur des chaussons de nuage ». Une oreille sur laquelle vient fleurir une méga-boucle d’oreille à l’allure de marguerite ou plutôt de pâquerette. Je t’aime, un peu, beaucoup, à la folie... pas du tout… Helena, semble nous dire le peintre, qui, à peine embarqué dans le projet de ce portrait, le regrette déjà. Picasso, « un ami de longue date »... nous dit Helena ! Mon œil... La météo n’est pas au beau fixe entre ces deux personnages, à la très forte personnalité. En guise de portrait, Helena devra se contenter d’esquisses - par ailleurs brillamment réalisées.

Par les yeux d’Edmonde Charles-Roux, Helena reprend taille humaine. La prêtresse rapetisse et ne dépasse guère le « mètre cinquante ». La peau est « ambrée », les cheveux très noirs, coiffés, immuablement, de la même manière, en forme de défi au temps. Des cheveux solidement attachés, des cheveux qui ne connaissent pas la liberté ! « Pommettes hautes, arcade sourcilière franche, nez droit, oreille grande, bouche aux lèvres serrées, yeux très écartés »... voici la fiche anthropométrique d’une grande dame du domaine cosmétique, qui n’a pas de temps à perdre à la toilette. Jamais de loisir, 18 heures de travail par jour...

Helena Rubinstein, une dame qui « ulule » à ses débuts

Alors que les plates-formes participatives n’existent pas encore, la toute jeune Helena résout le problème financier qui se pose à tout entrepreneur débutant. C’est dans la poche de sa clientèle (clientèle touchée par une annonce parue dans le journal) qu’elle va trouver le crédit nécessaire à son projet. « Le résultat dépassa toutes les espérances : 15 000 commandes accompagnées d’un chèque. » Il ne reste plus pour la clientèle qu’à prendre patience, car un tel succès cadre mal avec une production artisanale. « Il fallut écrire aux clientes de patienter. » Ce qu’elles firent de bonne grâce puisqu’une seule personne impatiente « demanda un remboursement immédiat ».

Helena Rubinstein, une dame qui veut savoir et se plaît à la vulgarisation scientifique

Helena est une femme qui a soif de savoir et qui se targue d’avoir rencontré et interviewé les grands noms de son époque (Cardwell, Unna, Pincus, Chambaron...). Sans avoir jamais obtenu aucun diplôme, elle siège au sommet de sa ruche. Entouré de médecins, de pharmaciens, de chimistes, Helena se laisse bercer par les noms de molécules chimiques et par les concepts scientifiques. Elle en fait son miel... Le « stérol » n’est pas pour elle un « alcool complexe », mais plutôt la clé d’une peau veloutée au rendu parfait. Vitamines, hormones, extraits biologiques... autant d’ingrédients susceptibles de nourrir la peau. A Paris, on lui remet un dossier sur des exhausteurs de pénétration, qui entraînent les crèmes au cœur même du tissu conjonctif. Parfait ! On en utilisera pour la mise au point de la toute dernière crème. Des tests in vivo pratiqués sur des cobayes (« des isotopes radioactifs furent ajoutés à la crème pour pouvoir étudier sa pénétration au niveau de l’épiderme ») permettent de conclure à l’innocuité de la nouvelle création et à son intérêt par rapport aux produits de la concurrence (« le produit nouvellement mis au point pénétrait dans une proportion supérieure à 40 % comparé à la meilleure crème sur le marché »).

Helena est une femme qui a soif de transmettre son savoir. Dans sa clinique de beauté new-Yorkaise (9 étages entièrement dédiés à la beauté !), Helena se fait pédagogue et inculque « l’a.b.c. de la beauté, de l’hygiène, de l’élégance et de l’allure », à des élèves triées sur le volet. L’école des 5 jours de beauté (« Five days wonder school ») est ouverte aux personnes soucieuses de changer de look. Les thèmes abordés vont du régime alimentaire, en passant par les « principes de coiffure, de teinture, de maquillage et d’épilation » et « l’art de s’habiller en fonction de son style et celui d’harmoniser les couleurs. » Cinq jours de formation intense, des cours avec prise de notes, un examen final... On ne rigole pas avec l’enseignement, lorsque l’on s’appelle Helena Rubinstein. Les cancres n’ont qu’à bien se tenir.

Helena Rubinstein, une dame qui redéfinit les critères de beauté

Pour Helena Rubinstein, la beauté doit reposer sur la santé de l’épiderme. Finie « l’artificieuse joliesse », basée sur un maquillage « morbide », associant fond de teint opaque et couvrant à poudre de riz de teinte mauve. « Régime de vie » et « produits scientifiques d’une extrême complexité » doivent venir remplacer vie sédentaire et pommade simpliste. Les petites formules étriquées à base de « cold-cream, de soufre, de peroxyde de zinc, de glycérine, d’eau de roses et d’huiles d’amandes douces », fabriquées sur demande par les pharmaciens, seront désormais détrônées par des formules scientifiquement élaborées. Le maquillage est allégé. Le trio visage blanc - yeux charbonneux - bouche rouge est balayé d’un revers de main, une main aux ongles soigneusement vernis. Helena rêve de « transparence » ; elle rêve de créer un maquillage donnant « l’apparence du naturel... » « un naturel sublime ». Nude, tout simplement !

Helena Rubinstein, qui dame qui paie de sa personne

Chaque nouvelle formule est bien évidemment validée par Madame (son personnel a pris l’habitude de la désigner sous ce nom). Le nouveau « savon-crème-anti-acnéique » a une « odeur chimique ». Tout simplement non commercialisable. A revoir ! La nouvelle crème couvrante doit pouvoir tenir toute une journée, sans se faire la malle. Madame essaie. S’enduit. Se lave. « Palpe » la crème, la « respire ». Non vraiment, cela ne va pas. A revoir ! Tant que la patronne n’a pas dit : « I like this » on peut - on doit - se faire du souci. Il y a de la reformulation dans l’air !

Helena Rubinstein, une dame qui applique les BPF avant l’heure

Qui dit activité cosmétique pour Helena, dit activité industrielle. L’activité artisanale des débuts - mortier et pilon dans chambre de bonne - est rapidement dépassée, au profit d’une activité à grande échelle. L’élaboration des formules (compter au minimum 600 essais avant de se rapprocher de la formule optimale) se fait désormais dans un vaste laboratoire, où se concentrent les matières premières les plus variées. Celles-ci y sont étudiées « à fond, tant au point de vue physique que chimique pour savoir » si elles sont dignes ou non de figurer dans les formules finales. Des spectres infra-rouges déshabillent ainsi les molécules ou extraits convoités, livrant un bulletin d’analyse, véritable sésame ouvrant ou non la porte de l’aventure. Lorsque la formule idéale est mise au point, on vérifie sa stabilité dans le temps (« mise à l’étuve, en glacière, centrifugation, vide, passage sous les U.V., afin de juger des effets de l’action solaire »). Production, conditionnement... tout doit être d’une « propreté méticuleuse presque aseptique ». La robotisation (« Le mécanisme de remplissage des pots de crème et des flacons d’eau de Cologne, de lotion ou de lait, comme aussi l’équipement des tubes automatiques de rouge à lèvres, évitent toute manipulation [...] ») concourt à cette « propreté rigoureuse », en limitant les risques de contaminations liées à l’individu. Le « contrôle des produits finis » permet de s’assurer de leur qualité. En bout de chaîne, le microbiologiste, muni d’un « long fil de platine », ensemence des bouillons de culture avec des échantillons de produits issus de la chaîne de production. Ce fil de platine, baguette magique du bactériologiste consciencieux, vient mettre un point final à l’ensemble des tests et dosages réalisés.

Helena Rubinstein, une dame de réseau

Helena Rubinstein est ce que l’on peut appeler une femme de réseau. Le premier cercle est composé du cercle familial. Ses sœurs occupent des postes de confiance dans sa vaste entreprise. Viennent ensuite les clientes, véritables ambassadrices de la marque. Les comédiennes (Nellie Stewart, Sarah Bernhardt, Réjane), les femmes du monde (Consuela Vanderbilt, duchesse de Marlborough, comtesse de Greffulhe, Misia Sert), les grands couturiers (Paul Poiret) et les écrivains (Jean Cocteau) forment une garde rapprochée, qui draine tout un public averti vers « l’impératrice de la beauté ». Les journalistes, enfin, - merci au passage à Titus Edward, premier époux de la grande dame - chantent ses louanges et trouvent, toujours, bon accueil auprès de celle qui ne néglige aucun moyen de faire grandir son empire.

Helena Rubinstein, sur la première marche du podium

Premier institut de beauté européen dans le quartier londonien de Mayfair, premier masque contre l’acné (« la pommade noire »), première mère-patronne d’entreprise (« Il est toujours possible d’être une femme et une mère dignes de celles dont nous sommes issues, tout en nous faisant notre place au soleil. »), première femme à garantir scientifiquement les allégations publicitaires de ses produits (« Il n’existait à l’époque, aucun contrôle légal des affirmations publicitaires ») et à encourager la mise en place d’une réglementation aux Etats-Unis (« J’encourageai de toutes mes forces cette conception de réglementation officielle »), première femme à s’engager dans la formation professionnelle, avec la formation de démonstratrice (« Cet apprentissage d’une durée de 6 mois environ coûtait de 250 à 500 dollars »). Première en tout et partout. C’est ainsi que l’on définit, le mieux, cette acharnée de travail, de gloire et de renommée.

« La petite marchande de pommade », qui irritait ses oncles australiens, a drôlement bien réussi. Elle a décidément tout compris, tout compris la première ou l’une des premières. De la nécessité d’utiliser des ingrédients de qualité, de la nécessité de contrôler les ingrédients utilisés, de la nécessité de tester l’efficacité et l’innocuité des produits finis, de l’intérêt de se poser la question du passage transdermique (Helena est bien convaincue qu’un cosmétique est bien loin de s’arrêter à l’étage épidermique !), de l’intérêt de travailler dans un espace méticuleusement propre, de l’intérêt de vérifier cette propreté en réalisant des tests microbiologiques, de la nécessité d’une communication en toute transparence en matière d’allégations cosmétiques (le « sans » « sans », c’est pas vraiment le genre d’une dame plutôt franchement positive) ! Des BPF (Bonnes Pratiques de Fabrication) aux tests de stabilité, du maquillage « nude » (transparent, naturel tout simplement) au masque noir de charbon (tiens, c’est encore à la mode en 2020), Helena a tout vu, tout dit, tout fait !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui prend la suite de Pablo Picasso pour immortaliser Helena Rubisntein !

Bibliographie

1 Rubinstein H. Je suis esthéticienne, Editions du Conquistador, Paris, 1957, 184 pages.

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