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Guide du bourlingueur par Montaigne, suivez le guide !

> 10 novembre 2018

Guide du bourlingueur par Montaigne, suivez le guide !

Durant 17 mois et 8 jours, Michel de Montaigne va jouer les globe-trotters et parcourir différents pays (France, Allemagne, Suisse, Italie), sur des chemins plus ou moins poussiéreux - pour arriver à Innsbruck, par exemple, il faut prévoir des chemins caractérisés par « la plus épaisse et insupportable poussière » - afin de nous livrer un guide du bourlingueur, original et pratique.1 Chaque ville est jaugée du point de vue des qualités curatives de ses eaux, de la propreté de ses chambres, de la beauté de ses hôtesses. On n’oubliera pas de se munir de ses bulletins de santé (« boletes de la sanita ») dans les villes qui craignent la peste. Notre guide s’est exercé à Rome ; à l’aide de cartes et de livres il a acquis le bagage nécessaire pour « reguider son guide » ! Nous pouvons donc le suivre sans crainte.

Montaigne, dans ce guide de voyage, ne nous épargne aucun détail ; les urines sont analysées (La térébenthine de Venise lui donne une odeur de « violette de mars » ; certaines eaux engendrent une urine mousseuse, avec « beaucoup d’écume » et de jolies « petites bulles »), les pierres - Montaigne souffre de gravelle, c’est-à-dire de lithiase urinaire - comptabilisées, les vents commentés, les selles soupesées (« L’eau que M. Montaigne avait bue le mardi lui avait fait faire trois selles [...] » ; « [...] son eau fit opération et par-devant et par-derrière [...] »). En cas de constipation, notre guide nous conseille le recours à « la casse à gros morceaux au bout d’un couteau trempé premièrement un peu dans l’eau ». Le résultat ne se fait pas attendre : deux ou trois selles viennent récompenser nos efforts. En cas d’échec, on tentera un lavement à base d’huile, de camomille et d’anis ; on recherchera une main experte pour mener à bien cette opération (« Je pris le remède tout entier sans aucun dégoût »). Ames sensibles s’abstenir ! A Rome, si l’on se lie d’amitié avec le patriarche d’Antioche - ce qui est le cas de notre accompagnateur - on pourra obtenir un remède secret qui nous permettra de faire face à la maladie. Montaigne se voit ainsi offrir une mixture contre la gravelle dont la date de péremption est fixée entre 10 et 20 ans... La posologie est consignée par écrit, afin de se souvenir, au moment opportun, des doses à respecter. « Il faut prendre cette drogue s’en allant coucher, ayant légèrement soupé, de la grosseur de deux pois, la mêler à de l’eau tiède, l’ayant froissé sous les doigts, et laissant jour vide entre deux, en prendre par cinq fois. »

Montaigne qui réalise ce voyage afin de se changer les idées après la rédaction des Essais souhaite voir du pays, découvrir un autre univers, des coutumes... A Rome, il assiste ainsi à une circoncision et décrit avec précision tous les détails de l‘opération jusqu’à l’aseptisation de la plaie à l’aide « d’une poudre rouge qu’ils disent être du sang de dragon. » Les soucis domestiques le font fuir, les « devoirs de l’amitié maritale » lui font prendre ses jambes à son cou.2  Montaigne est en quête de beautés féminines. Il ne les trouvera ni à Venise, ni à Florence, ni à Fano. A Rome, les seules femmes vraiment belles sont celles qui monnayent leurs charmes. Les courtisanes y portent l’art de la séduction à son apogée. « Elles savent se présenter par ce qu’elles ont de plus agréable ; elles vous présenteront seulement le haut du visage, ou le bas ou le côté, se couvrent ou se montrent, si qu’il ne s’en voit une seule laide à la fenêtre. » Les vertueuses italiennes, quant à elles, « ne se masquent pas comme en France », ce qui est parfois dommage du fait de certaines disgrâces.

Si vous recherchez un logis d’une propreté impeccable, il vous faudra vous diriger vers Augsbourg. Vous ne trouverez pas une once de poussière sur le parquet du logis... Allez-y, faites l’inspection ! Le majordome a bien fait son travail. A peine le sol est-il lavé que l’on jette dessus des linges afin de ne pas laisser de traces de pas. « Le premier apprêt étrange, et qui montre leur propreté, ce fut de trouver à notre arrivée la vis de notre logis tout couverts de linges par-dessus lesquels il nous fallait marcher, pour ne salir les marches de leur vis que venait de laver et fourbir comme ils font tous les samedis. ». L’hôtellerie y est tout confort. Il y a l’eau courante (« Un engin de pièces de fer qui tombaient jusques au fond d’un puits profond à deux endroits et puis par le haut un garçon branlant un certain instrument et faisant hausser et baisser, deux ou trois pieds de haut, en pièces de fer, elles allaient battant et pressant l’eau au fond de ce puits l’une après l’autre ; et poussant de leurs bombes l’eau, la contraignant de rejaillir par un canal de plomb qui la rend aux cuisines et partout où on a besoin. ») et les chambres sont délicatement parfumées.

Si vous êtes friands de châtaignes, si vous appréciez de « suer » tout en étant « cornetés et saignés », on recommandera un séjour, en Bavière, à Mittenwald.

A Plombières, on mettra ses pas dans ceux de notre guide ; on se délectera de l’eau de la fontaine qui posséde ce « doux goût comme de réglisse » ; on plissera le nez en s’abreuvant à celle à « la saveur de l’alun ». On comptera un mois de traitement ; on n’hésitera pas à se faire « ventouser et scarifier ». Au bout du compte, on sera peut-être guéri des ulcères et/ou rougeurs cutanées qui nous ont amenés à pratiquer cette cure.

Les bains rencontrés durant notre périple sont publics ou privés ; ils sont rustiques ou luxueux, munis de douches ou non... A Plombières, on se sent l’âme chevaline lorsque l’on se retrouve parqués dans un système qui ressemble fort à une stalle. « Les places y sont distribuées par les côtés avec des barres suspendues à la mode de nos écuries ; et jette-t-on des ais par le dessus pour éviter le soleil et la pluie. » Les hommes y pataugent en « petit braiet » (entendre par-là une sorte de caleçon) et les femmes en « chemise ». L’eau chaude provenant de la source est mêlée à de l’eau froide pour le confort du curiste. A Baden, les pauvres gens se tournent vers les bains publics découverts ; les personnes plus aisées craquent, quant à elles, pour des bains privés haut de gamme. Pour résumer les atouts de ce centre de balnéothérapie, on pourra vanter les « cellules délicates et mieux accommodées qu’il est possible », le « très riche cabinet, clair, vitré, tout autour revêtu de lambris peint et planché très proprement à tout des sièges et des petites tables pour lire ou jouer si on veut, étant dans le bain ». Ces salles de bains classieuses sont situées à proximité des chambres de l’hôtellerie. L’une d’elle a vu grand et permet de loger 300 personnes (compter 170 lits !). On recommandera tout spécialement ces bains aux personnes délicates, aux femmes ne souhaitant pas se mêler aux autres curistes.

Les curistes qui apprécient les bains de boue chercheront sur la carte le nom de « Battaglia ». « Tout y est grossier et maussade », à l’exception des bains qui mettent en œuvre une technologie de pointe. Les enveloppements de boue y sont pratiqués de manière judicieuse. « Là, ils ont plusieurs instruments de bois propres aux jambes, aux bras, aux cuisses et autres parties pour y coucher et enfermer lesdits membres, ayant rempli ce vaisseau de bois tout de cette fange ; laquelle on renouvelle selon le besoin. » Cette boue est « noire », « grasse », « chaude d’une moyenne chaleur » et quasi inodore.

Lorsque l’on souhaite associer plaisir du bain et soins esthétiques (« J’y appris que de chaux vive et orpiment délayé à tout de la lessive, deux parts de chaux et la tierce d’orpiment, se fait cette drogue et onguent de quoi on fait tomber le poil, l’ayant appliqué un petit demi-quart d’heure. »), c’est vers Rome qu’il faut se diriger. Les étuves de Saint-Marc laissent, pourtant, à Montaigne un souvenir mitigé (« J’y fus traité d’une moyenne façon. »).

Pour qui préfèrent les douches (« doccia ») aux bains, l’on conseillera les Bains Della Villa. Les hôtelleries y sont de bonne qualité et les douches parfaitement bien réglées (« Ce sont des tuyaux par lesquels on reçoit l’eau chaude en diverses parties du corps et notamment à la tête, par des canaux qui descendent sur vous sans cesse et viennent battre la partie, l’échauffent, et puis l’eau se reçoit par un canal de bois, comme celui des buandières, le long duquel elle s’écoule. »). On y traite « le foie » et « les rougeurs du visage ».

A Pise, les baigneurs soucieux de la qualité des eaux s’étonneront de la présence de « corpuscules ou atomes blancs » dont on ne connaît pas l’origine.

De manière générale, il faut compter de 1 à 2 heures pour qui veut réaliser un bain curatif. La douche est beaucoup plus courte... Elle se fait sur crâne fraichement tondu ou sur un capillaire abondant. Elle dure environ un quart d’heure. Les médecins sont rarement d’accord entre eux. « De vingt consultations, il n’y en avait pas deux d’accord entre elles ; elles se condamnaient presque toutes l’une l’autre et s’accusaient d’homicide. » La plupart du temps, bain et douche se prennent séparément, mais Montaigne se plaît à transgresser les règles et n’en fait qu’à sa tête.

Le lavage des mains avant de passer à table répond à un rituel qu’il s’agit de bien connaître. A Bâle, « chacun va prendre de l’eau à une petite aiguière attachée à un coin de la salle, comme chez nos moines. ». A Sarzana, chacun passe à son tour se laver les mains dans un même « bassin d’eau posé sur un petit banc. »

Un détour par Vérone s’impose pour les amateurs d’huiles essentielles. Des moines, les « Jésuates de Saint-Jérôme », sont les spécialistes de la distillation. « Au retour de là, nous trouvâmes qu’ils nous avaient parfumé leurs cloîtres et nous firent entrer en un cabinet plein de fioles et de vaisseaux de terre, et nous y parfumèrent. » N ‘oubliez pas en partant de faire un tour dans la boutique (« deux eaux de senteur pour un écu ») où l’on pourra se fournir en parfums et en préparations médicinales convenant à « toutes maladies ».

On fera attention aux accidents pouvant survenir en route. On évitera ainsi tout geste brusque. Notre guide ne manquera pas de nous faire sourire en nous rappelant la mésaventure survenue à Lorette. En voulant saluer un gentilhomme, Montaigne se mit le doigt dans l’œil. (« Ce fut d’une telle indiscrétion que de mon pouce droit j’allai blesser le coin de mon œil droit, si que le sang en sortit soudain. »).

Le guide du bourlingueur à la main, on évitera soigneusement Florence (« On tient que Florence soit la plus chère ville d’Italie. »), afin de ne pas vider prématurément sa bourse. En haut du Dôme, on s’étonnera de constater la piètre qualité du marbre, disjoint et fendu ! On s’abstiendra de dormir dans un lit... On optera plutôt pour « la table de la salle », sur laquelle on fera mettre matelas (c’est peut-être risqué ?) et draps afin d’éviter les « punaises dont tous les lits sont fort infectés (sic). »

On ne cherchera pas de bon barbier ou de bon coiffeur en Italie, cela n’existe pas ! Les galeux courront à San Lorenzo chercher une boue salvatrice. Les personnes soucieuses de leur hygiène bucco-dentaire se fourniront en abrasif à Viterbe. L’eau y est couverte d’une écume blanche. « Cette écume sert à nettoyer les dents ; elle se vend et se transporte hors du pays. En la mâchant, on ne sent qu’un goût de terre et de sable. On dit que c’est la matière du marbre, qui pourrait bien se pétrifier dans les reins. »

Munie de ce précieux guide de voyage, vous voilà prêts à attaquer le Mont Cenis. Faites comme votre guide... Repérez huit solides gaillards et passez ce col « moitié à cheval, moitié sur une chaise portée par quatre hommes, et autres quatre hommes qui les rafraîchissaient. » Vous disposez maintenant de toutes les indications pour planifier un voyage dans d’excellentes conditions ! Il ne reste plus qu’à prendre un congé sans solde d’une durée de 18 mois !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien qui semble nous dire, aujourd'hui, que Montaigne est l'inventeur du Guide du routard... il nous est difficile d'attester une telle information !

Bibliographie

1 Michel de Montaigne. Journal de voyage, Folio classique, Gallimard, 1983, 500 pages
2 https://www.cairn.info/journal-de-voyage-de-michel-de-montaigne--9782130443001-page-V.htm

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