> 15 octobre 2022
Après le Désert de Bièvre1 et sa maison bleue adossée à la colline, voilà la famille Pasquier qui se laisse aller à une orgie alimentaire.2 Ferdinand, Claire, Joseph et Hélène se mettent à enfler à vue d’œil, confits dans une chair abondante et succulente. Les affaires marchent plutôt bien pour ces deux ménages. Laurent s’adonne, quant à lui, à ses recherches avec passion ; Cécile pianote avec virtuosité, en compagnie d’un chercheur au cœur tendre et Suzanne, la belle Suzanne, se fait bourreau des cœurs, tyrannisant les amis de Laurent qui ont la malchance de tomber amoureux de cette jeune beauté sans pitié. Laurent découvre, durant cette période de sa vie, qu’il est difficile de servir deux maîtres qui ne peuvent pas se voir (les Professeurs Chalgrin et Rohner se détestent, en effet, cordialement), qu’il est difficile d’être un ami loyal et qu’il est bien compliqué de mener sa barque lorsque la tempête se déchaîne.
Dans ce nouvel opus, Georges Duhamel nous permet, une fois de plus, de suivre tous les personnages de sa célèbre saga familiale. Le père tant critiqué, le père qui gaspille l’argent du ménage, qui court après tous les jupons, peut également si l’on change d’éclairage se muer en un docteur « admirable » !
Laurent vit en « paix », l’œil braqué sur l’oculaire de son microscope. Entre ses lapins (il les tourmente un peu en leur faisant des injections) et ses cultures microbiennes, entre les cellules de foie, les moisissures et les bactéries, Laurent n’a guère le temps d’engraisser. Il a, en effet, 2 thèses sur le feu, l’une de médecine, l’autre de science.
Avec ses collègues, Fauvet et Sternovitch, Laurent est au service de M. Olivier Chalgrin, à la faculté des Sciences. Avec lui, il se penche sur les cellules hépatiques, pendant que son collègue Fauvet tente de démontrer l’effet bienfaisant de la musique sur les structures les plus élémentaires.
Avec la laborantine, Catherine Houdoire, Laurent seconde, également, M. Nicolas Rohner, à l’Institut Pasteur. La jeune veuve, pleine de charme, aux « cheveux noirs et à la peau mate » ne laisse d’ailleurs pas le jeune homme insensible, soit dit en passant. Laurent étudie, avec soin, le vecteur d’une épidémie d’infections survenant en banlieue parisienne, un streptocoque d’un genre nouveau que Nicolas Rohner baptise illico et très modestement « S. Rohneri » pour ne pas dire « Streptocoque de M. Nicolas Rohner ». La maladie, qui commence sous la forme d’une angine, évolue rapidement en néphrite, puis en endocardite. Catherine lui prête main forte dans cette mission. Malheureusement, une erreur de manipulation entraîne la contamination de la jeune femme qui doit être hospitalisée. A chacune de ses visites, Laurent, ému, pose les lèvres sur la main de la jeune femme. Une bonne séance de désinfection est ensuite réalisée au laboratoire (« je me suis lavé la bouche et les lèvres puis je me suis brossé les mains. » ; désinfection également avec une « petite compresse imbibée d’alcool. ») ! Sensible, émotif, mais pas déraisonnable !
Ce professeur grand et mince, de 56 à 57 ans, possède une beauté aristocratique. « Le visage est rasé, très pâle, creusé de nobles rides. ». Son teint d’une « pâleur presque surnaturelle » inquiète Laurent qui y voit les signes d’un problème cardiaque.
Ses « cheveux, bouclés, soyeux, d’un gris presque blanc » fascinent ses élèves, tout comme ses beaux yeux « brun-gris » et ses très belles mains. Sa propreté est devenue légendaire (on ne trouvera pas la moindre trace de pellicule sur ses cols de veston), ce qui fait dire à son sujet que tout chez lui est « parfaitement net et savonné ».
Doté d’un odorat très fin, M. Chalgrin est sensible aux odeurs laissées par les visiteurs dans son laboratoire. Jean-Paul Sénac qui rend souvent visite à Laurent laisse derrière lui un sillage qui irrite les narines du « patron » ! « J’avoue pour Sénac, le mélange alcool-tabac est timbré de manière si personnelle qu’un odorat commun suffirait à dépister la bête. » Etonnant dans ces conditions qu’il puisse vivre, en privé, dans une atmosphère empuantie par un chat diablement odorant, un « animal au fumet puissant. On dirait à fleurer ses traces, qu’il a mangé des asperges. » Ah cette asperge et son acide asparagusique !3
Olivier Chalgrin regarde les expériences de Nicolas Rohner d’un air dubitatif. Ayant refait les tests mis en avant par son confrère, Chalgrin met le doigt là où ça fait mal. Il n’y a que dans l’esprit dérangé de Rohner que des moisissures sont capables de se transformer en bacilles turberculeux, puis en cocci.
Nicolas Rohner fait l’admiration de Laurent, qui est flatté de pouvoir côtoyer son maître au quotidien. Une véritable groupie ce Laurent, qui s’extasie de pouvoir « sentir son odeur, oui, oui, je dis bien, l’odeur de ses vêtements, de sa chair, de sa vie, percevoir non seulement le timbre de sa voix, mais le rythme de son haleine. » « De son vêtement, de sa personne s’exhale une très délicate odeur de benjoin ».
De petite taille, Nicolas Rohner est grand par l’ambition et par l’ego ; il est très menu aussi. Très droit, il porte « une ceinture, une manière de corset » qui lui donne un aspect guindé. Il possède des cheveux « presque blancs », taillés « en brosse dure » (il a, à la louche, 57 ou 58 ans), une « moustache » et une « mouche ». Laurent retrouve, dans les yeux de son maître, le « regard de nacre azuré de son père ». Un peu de « gymnastique suédoise » pour se maintenir en forme, un régime alimentaire strict, voilà les habitudes de ce brillant chercheur qui, la cinquantaine sonnée, s’est pris de passion pour les femmes. Aimant à plastronner auprès du beau sexe, Nicolas « se regarde dans les miroirs, au passage, donne une chiquenaude à sa moustache, passe une main complaisante sur sa brosse de cheveux courts. » Voulant étudier les effets des « bains lumineux » sur la santé, on se doute bien, dans ces conditions, que le cher homme choisit comme cobaye une « belle fille potelée » et non un vieux monsieur « podagre » ! L’occasion pour l’illustre professeur d’observer le frais épiderme soumis à des lampes de couleurs variées.
Avec Rohner, Laurent réalise les travaux de sa thèse de médecine. Le « polymorphisme de certaines bactéries pathogènes » constitue sa thématique de recherche. M. Rohner, qui a la fâcheuse tendance de se prendre pour Dieu, est persuadé qu’il arrivera, un jour, à maîtriser la vie et à la faire jaillir de ses tubes à essais. En associant les bons éléments, Rohner espère donner naissance à un « être vivant, au choix ». Autrement dit, à n’importe quel être vivant !
Joseph, la trentaine rayonnante, a bien grossi. A environ 34 ans, « ses cheveux grisonnent, ce qui lui vaut les brocards » de son père « chaque fois qu’ils se rencontrent. ». « Une vague de graisse monte du col et commence à dissimuler l’ossature. Mais c’est une graisse ferme, une graisse de bonne qualité. » Le regard « pervenche » très Pasquier est toujours aussi vif. « La moustache rognée court » donne un air sévère à celui qui voue un culte absolu à l’argent. Un argent qui le tourmente, dont il aime à sentir l’odeur, à palper la matière... Une simple baisse de ses actions à la bourse et voilà Joseph qui bat le rappel auprès de sa famille compatissante. Chacun met la main au portefeuille pour venir en aide au pauvre ruiné... qui, on le saura par la suite, n’a pas perdu un pouce de son immense fortune !
Pour Joseph donc, l’argent est roi. Et de se moquer gentiment des recherches de Laurent qui pourraient bien un jour devenir intéressantes pécunièrement parlant. « Toi, tu coupes des pattes de mouche en rondelles microscopiques et tu dis : la science pure ! Mais tout cela se terminera par un produit chimique, des usines et des actions que nous serons chargés, nous autres, d’acheter et de vendre et qui donneront une existence réelle à toutes vos bonnes blagues. »
Hélène s’est « josephifiée en 2 saisons », pour reprendre l’expression de Laurent et ce, tant sur le plan moral, que sur le plan physique. Sa joue rebondie (la droite du moins) laisse apercevoir une « très belle petite fossette » qui ne laisse pas Laurent indifférent. « Son teint de blonde se colore beaucoup, surtout après les repas. »
Le sombre homme de main de Joseph est d’une saleté repoussante. Sur son gilet, cohabitent « grains de tabac » et « morve » séchée ! Sa peau pend lamentablement de tous côtés donnant lieu à des « bajoues » et à des « fanons ». Son épiderme est soutenu par une épaisse couche de gras, de « lard », pourrait-on dire. Un aspect guère avenant... et pourtant un intérêt certain pour les teintures capillaires : « Le poil - moustache et chevelure - est rare et voltigeur, mais teint avec application. » C’est grâce à ce brave homme au physique ingrat que Laurent arrive à connaître le niveau des finances de son frère Joseph.
Ferdinand n’est pas en reste avec son frère Joseph. Lui aussi grossit, mais en ce qui le concerne, « d’une manière presque inquiétante ». Sa femme, Claire, est aussi replète que lui. Au fil des repas, au fil des années, Claire a pris un aspect « soufflé » ! C’est dire sa rotondité. Par ailleurs, Ferdinand et Claire partagent toujours le même sentiment d’hypochondrie, qui les amène, sans cesse, à consulter leur père et beau-père médecin. Laurent s’en inquiète : « Papa les soigne sans défaillance. Il leur administre une foule de remèdes fantaisistes qui finiront bien par faire effet, c’est-à-dire par déterminer quelque maladie véritable ».
17 ans, une beauté à couper le souffle et des amoureux transis à la pelle.
Le père de famille, Raymond Pasquier, a, déménagé, une fois de plus. C’est désormais boulevard Pasteur que l’on peut venir le consulter (et, oui, car ne l’oublions pas Ram est désormais médecin). Le temps n’a visiblement pas de prise sur l’épiderme et le capillaire du patriarche âgé maintenant d’une soixantaine d’années. Ses « moustaches cuivrées » restent toujours aussi abondantes, aussi guillerettes, aussi colorées. Sa « moustache vaporeuse », « crépitante » (sic), fait encore et toujours un clin d’œil marqué aux jolies femmes croisées. Le jarret est « frémissant », l’encolure « cambrée » !
Le père de famille, celui qui irrite Laurent par ses fredaines à répétition, est un « homme admirable » ! Oui, un « homme admirable », c’est l’expression juste, pour Laurent, qui se rend compte à quel point Ram aime ses semblables. Appelé au chevet d’une malade, Ram, qui s’est fait accompagner par son fils Laurent, afin de pouvoir affiner son diagnostic, grâce à une prise de sang et une hémoculture, devient un héros aux yeux de son fils et désormais confrère. Que de bonté, que de soins à l’égard de la pauvre femme alitée. Et puis, tout de même, parce que la nature revient toujours au galop, un coup d’œil dans la glace, avant de quitter la place, avec une « caresse à ses longues moustaches d’aurore. »
Justin, l’idéaliste de service, après l’échec de la vie communautaire à Bièvres, est parti travailler en tant qu’ouvrier, dans une filature de Roubaix.
L’ami tombé sous le charme de Suzanne se laisse aller ; il se « néglige ». « Il est mal rasé. Les ongles sont ternes et charbonneux. » Suzanne le mène par le bout du nez et lui fait faire ses 4 volontés sans rien promettre en retour. Alors que Laurent s’étonne d’une barbe naissante, Testevel répond : « On m’a prié de laisser pousser ma barbe. Je crois que cela m’ira beaucoup mieux ; Et puis, cela cachera le petit trou que j’ai au milieu du menton. » « On » c’est, bien sûr, la tyrannique Suzanne.
Au bout du compte, à bout de souffle, d’énergie, par désespoir, Testevel décide de quitter la France et de s’embarquer pour Saïgon, afin de diriger un journal local et d’oublier ses errances amoureuses.
Sénac, c’est l’ami qui trahit la confiance de Laurent. Scribe pour M. Chalgrin, Sénac décide de créer la zizanie en procurant à son ennemi mortel, M. Rohner les travaux inédits de son patron. Il s’ensuit une publication incendiaire dans une revue scientifique et le niveau de détestation entre les 2 hommes de monter d’un cran ! Quelle douleur pour Laurent de comprendre que son ami est mouillé jusqu’au cou dans cette sordide affaire ! Et pourtant l’amitié reste intacte. Et Laurent d’écouter patiemment l’évocation des soucis urinaires et capillaires de son collègue. « Un jour je pisse au moins 3 litres et le lendemain 50 gouttes ». « Je perds mes cheveux. C’est quand même un peu tôt. Je suis allé chez le coiffeur. Il m’a dit : c’est du beau petit cheveu. Dommage qu’il n’y en ait guère. » Plutôt vexant comme commentaire !
L’ami qui trahit est malheureux, malheureux au point de vouloir en finir. Et Laurent, en découvrant son ami mort dans sa chambre (il s’est drogué à l’aconitine), de regretter de ne pas avoir ouvert le courrier qui lui avait été envoyé. « On ne sait jamais ce que porte une lettre. C’est peut-être un appel, un cri. C’est peut-être le soupir suprême d’une âme encore suspendue à l’extrême bord de l’abîme, au-dessus des ténèbres et des fumées de son propre abîme. »
L’ancien professeur de Laurent fait désormais de la politique. Très à gauche, cet homme « parle de la révolution comme les autres parlent du bon Dieu, avec une componction savonnée, juteuse. »
Richard Fauvet, le collègue de Laurent à la faculté des Sciences, réalise, avec l’aide de Cécile (la pianiste virtuose de la famille Pasquier), des expériences visant à montrer l’influence de la musique sur le développement des « organismes élémentaires ». Pour ce faire, Richard se déplace au domicile de Cécile, muni de tout son attirail expérimental. Le but est de soumettre les éléments étudiés (on ne sait pas trop s’il s’agit de micro-organismes ou de cultures cellulaires) à un « bain musical », en se plaçant dans les « conditions artistiques tout à fait exceptionnelles ».
Richard, à force de venir voir Cécile, finira par la convaincre de se laisser épouser ! Comme quoi, la recherche mène à tout.
L’une des maîtresses de Ram, Solange, se rappelle au bon souvenir de Laurent. Il y a bien longtemps, celui-ci, tout troublé, était venu demander à la fraîche jeune fille de rompre avec son père. Depuis lors, Solange a pris du poids et accuse les ans. « Pesante », « maquillée comme une patronne de maison close », elle n’a gardé du passé que le troublant parfum de « peau d’Espagne », qui inonde son épiderme. Un parfum puissant qui stagne dans la chambre de Laurent et lui rappelle son adolescence. « [...] je retrouvais la belle fille dont l’odeur m’avait, jadis, presque ému, presque enivré. » Venue quémander un peu d’argent, Solange repartira satisfaite, un billet de banque dans la main. Il ne restera plus à Laurent qu’à aérer abondamment sa petite chambre de bonne.
Pour rebondir sur les paroles de la chanson « Etre né quelque part » de Maxime Le Forestier, Laurent Pasquier, s’il avait pu se transporter dans le temps, n’aurait pas manqué de rétorquer : « On choisit pas sa famille - et c’est bien regrettable. Je commence à comprendre qu’on ne choisit pas non plus ses amis. » L’ami Sénac... quel boulet ! Offrez-lui du travail et il vous fiche la zizanie entre les deux chercheurs que vous adulez. Décidemment, pas facile de trouver la paix, le bonheur.
Dans ce 6e volume de la saga des Pasquier, Georges Duhamel s’immerge avec délice dans les eaux profondes et tumultueuses de la recherche académique. Faculté des Sciences contre Faculté de médecine. Biologiste contre microbiologiste. Chalgrin contre Rohner. Rohner contre Chalgrin. Les deux hommes se détestent puissamment. Pourtant, l’un des deux semble plus intelligent que l’autre... Chalgrin est prêt à tendre la main à son ennemi. Des rivalités qui prennent naissance dans des cornues et des éprouvettes, des haines qui s’entretiennent avec la complicité des collègues de tous bords... Une congestion qui terrasse le meilleur des deux. Et voilà, tout est dit. Tout cela se passe en 2022... non, non en 1908 ! Ah, oui, désolées, on n’avait pas vraiment vu la différence.
Côté cosmétiques, Georges Duhamel continue à dévider sa pelote... IL y a du savon, de la teinture capillaire, des parfums de tous genres (et même de tout poil si l’on pense à celui du chat du Professeur Chalgrin), des joues et des mentons rasés, des joues et des mentons glabres, des épidermes frais, des tissus ramollos qui pendent. Il y a des séducteurs, des cœurs à prendre, des cœurs volages... Il y a de tout dans le petit monde de Georges Duhamel. Et en particulier des maîtres qui ne sont vraiment pas des exemples à suivre.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !
2 Duhamel G., Les maîtres in Le clan Pasquier, 1900-1913 - Romans, Flammarion, 2013, 616 pages
Retour aux regards