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Entre gloire et chute vertigineuse, une vraie douche écossaise pour l'aîné des Pasquier !

> 29 octobre 2022

Entre gloire et chute vertigineuse, une vraie douche écossaise pour l'aîné des Pasquier !

Dixième et dernier volume de la saga familiale des Pasquier.1 Dernier volume de la plume de Georges Duhamel. C’est au tour de Joseph d’être placé sous le feu des projecteurs... Président de 19 sociétés, vice-présidents de 4 autres, collectionneur d’art moderne (sa collection est tout simplement exceptionnelle), Joseph doit veiller à tout, en privé comme en public. Une dalle de marbre du vestibule qui bouge (Tiens, on se croirait dans Tintin !) et voilà Joseph qui crie des ordres. Appelez Chevrel tout de suite pour faire la réparation ! Non, pas la boucherie Sanzot, le marbrier Chevrel ! Et puis, Joseph est pris de la « fièvre de l’huile » (« l’oil fever ») ; ses puits de pétrole au Mexique (au Michoacan, précisément) l’accaparent, le troublent, le rendent fou, au point de croire à une conspiration contre lui. Joseph, contre toute attente, perd pied et vend une affaire juteuse pour une bouchée de pain. Une lettre anonyme, une rupture avec Hélène... une descente aux enfers, qui s’amorce doucement. La vie de Joseph ressemble à une toile abstraite, tout simplement... décadente.

Joseph Pasquier, que d’eau, que d’eau !

Joseph a désormais la cinquantaine, 51 ans très précisément. De « haute taille », « robuste », il ressemble à une « bête puissante ». Une « encolure de percheron », des « membres vigoureux », une poitrine « musculeuse », de « gros traits », la description faite par Georges Duhamel est éloquente. Joseph ressemble, trait pour trait, à un quartier de viande (son visage a d’ailleurs la « couleur du jambon de Parme »). Après avoir arboré pendant longtemps la moustache, il est maintenant rasé de près. Des « sourcils touffus » surplombent le fameux regard bleu Pasquier, un « bleu indéfinissable ». Contrairement à ceux de son père, ses cheveux sont « gris presque blancs » ; il ne cherche, cependant, pas à les « teindre ». On voit briller des dents en or dans sa mâchoire puissante. Avec un tel aspect, on se doute que l’appétit est bon. Un appétit de paysan, des goûts de paysan. Du vin rouge versé dans le bouillon de viande (« un champoreau ») comme faisaient ses ancêtres. Joseph n’y voit rien de choquant. Un mélange pas plus étrange que celui réalisé lors des cocktails mondains (mélange de « gin, de jus de tomate, de vitriol, d’élixir parégorique et de 50 autres saletés »).

Joseph possède, à ce jour, de nombreuses sociétés (19 pour le moins !). Ses fleurons sont la « Compagnie Cryogène », qui importe en France des réfrigérateurs, selon un quota fixé par l’état (ce quota est d’ailleurs aux yeux de Joseph ridiculement bas !) et une société pétrolière qui extrait l’or noir au Mexique.

Joseph possède, à ce jour, de nombreuses villas et un château du XVIIIe siècle, d’allure « seigneuriale », à quelques kilomètres de Paris. Ce domaine, il en a fait son fief. Un tour de parc, un coup d’œil à la voûte étoilée et Joseph repart dans son cabinet de travail, plus fort que jamais. Peu sensible aux odeurs, Joseph est, toutefois, sensible aux arômes qui émanent de la terre, de sa terre. « Une vapeur de cigares éteints, mêlée aux relents de l’alcool, attaqua son odorat purgé par l’air nocturne. » De temps en temps, il est possible de voir Joseph s’enfoncer dans les entrailles du château. Dans une sorte de cave, une « grande chambre rectangulaire », Joseph contemple tous ses trésors réunis. Très bien aménagée (« Nulle odeur de moisissure : tout était net et propre »), parfaitement bien entretenue, nettoyée, dépoussiérée, cette salle regorge d’objets d’art et de « fioles remplies de liquides étranges ». Chaque objet est porteur d’une étiquette sur laquelle on peut lire l’écriture de Joseph. Chaque objet est ainsi soigneusement répertorié.

Joseph aimerait par dessus tout être membre de l’Institut de France, de l’une des prestigieuses académies (sans doute celle des beaux-arts) qui la compose. L’élite de la nation... rien que cela ! Pour y parvenir, il bidouille des alliances, paye des commissions... bref, il tente de s’élever au mérite !

Pour Joseph, l’hygiène c’est sacré. Dans la salle de bains qui sépare la chambre de monsieur de celle de madame, il fait un raffut du diable. Il suffit qu’une affaire le tracasse pour qu’il se réveille aux aurores et qu’il fasse « couler l’eau », pour une bonne douche, dans un vacarme retentissant. Joseph pousse de « grands soupirs en s’ébrouant sous une pluie tantôt brûlante et tantôt glacée. » Après quelques mouvements de gymnastique suédoise, il est tellement en sueur qu’une seconde douche s’impose. Et rebelote pour les bruits en tous genres. Et puis, c’est le rasage, « en grondant et en jurant ». Difficile de faire la grasse mat à côté de cette tornade !

L’hygiène pour soi-même, l’hygiène pour sa famille, l’hygiène pour ses salariés. Ce bon patron a « fait organiser des bains-douches à Montredon et à Paris pour tout son « personnel ». C’est vous dire !

Pas question pour autant de perdre son temps. Il est tout à fait possible de continuer à tyranniser ses fidèles serviteurs depuis une baignoire bien remplie. « Et puis je vais prendre un bain. » « Mon petit Blaise, demandez que l’on prépare mon bain et laissez moi seul avec Madame. » « Vous appellerez Obregon à l’appareil, tout à l’heure, dans un instant, pendant que je serai dans le bain. » « [...] je vais me baigner d’abord et puis passer mon habit. » « Joseph passa dans le cabinet de toilette et fit bientôt le bruit que fait un buffle quand il entre dans un fleuve. Il poussait de grands soupirs et grognait à propos du linge, du robinet, du savon. » Il « envoyait des paquets d’eau dans toutes les directions. »

Mais une lettre anonyme (sa femme aurait-elle un amant ?) vient jeter le trouble dans l’esprit de Joseph. Oui, Hélène a un amant... C’est trop fort ! Anéanti, Joseph court par les rues comme un fou. De retour à la maison, il en oublie ses préceptes d’hygiène, se jetant dans son lit, sans même faire sa toilette. « Aller dans la salle de bains, y ouvrir les robinets, y faire couler de l’eau, c’était risquer d’attirer l’attention d’Hélène, si toutefois Hélène était rentrée. » Pour une fois que Joseph est discret, ce n’est pas pour la bonne raison. Joseph veut préparer son attaque afin de porter l’estocade à une Hélène pétrifiée. Dès 8 heures, déclenchement des hostilités. « Il entra dans la salle de bains, s’y enferma, prit une douche froide, se rasa le cuir au plus près [...] », avant de convoquer Hélène devant un tribunal restreint à l’extrême (lui-même !).

Hélène Pasquier, que de jolies jambes !

A peine la cinquantaine (48 ans pour être exact), « grande » et « robuste ». Son teint reste frais. Hélène est fière de ses jolies jambes, qu’elle n’hésite pas à montrer. Pour suivre la mode (on est en 1925), elle a sacrifié sa « robuste chevelure »... « Elle venait de faire couper court sa belle chevelure épaisse qui n’était plus d’un blond doré, comme jadis, mais d’une couleur indéfinissable, intermédiaire à la puce et à la quetsche. » Problème de teinture capillaire, sans aucun doute ! Cette coupe courte laisse apercevoir une « nuque blanche », émouvante. Par ailleurs, Hélène possède un teint allumé, couperosé.

Hermine Mauser, que de vert !

La maîtresse de Joseph (pour elle, Joseph devient « Josi »), Hermine Mauser ou Miotte pour les intimes, reçoit son amant avec faste. A peine arrivé, le voilà revêtu d’un « kimono vert tendre », afin de s’harmoniser avec une ambiance où les dégradés de vert sont à l’honneur (« vert jade, vert Bosphore, vert émeraude, vert lumière, vert océan, vert bouteille »). La trentaine, des cheveux blonds, une chair abondante, Miotte prend soin de son amant, en parfaite maîtresse de maison. Tout est au vert chez elle, y compris la sonnerie de téléphone, une « sonnerie d’un vert chimique, toxique, cruel et vénéneux ».

Laurent Pasquier, que d’honneurs !

Quelques nouvelles de Laurent... Après avoir démissionné de l’Institut national de Biologie, Laurent a su rebondir (l’histoire ne dit pas comment). C’est désormais un chercheur reconnu, qui travaille au prestigieux Collège de France, en passe d’être élu à l’Académie des Sciences. De quoi rendre jaloux un frère aîné qui lorgne avec envie du côté des sièges tant convoités.

Laurent est marié avec Jacqueline, dont il a 3 enfants. Il héberge sa mère Lucie, depuis que son père Raymond est décédé. Cela fait maintenant 3 ans.

Laurent est plus ou moins fâché avec son frère Ferdinand et sa belle-sœur Claire. Tous deux s’enfoncent dans l’hypocondrie, redoutant à chaque instant une nouvelle pathologie. Les seuls contacts de Laurent avec le couple de malades se résument à des visites d’ordre professionnel. « Je suis allé, la semaine dernière, leur porter des drogues qu’ils m’avaient demandé de leur avoir à prix réduit. »

Jacqueline Pasquier, que d’abnégation

Jacqueline est une épouse dévouée, une mère aimante et une belle-fille hors norme. Laurent ne tarit pas d’éloges à son égard. « Ce n’est pas 3 enfants que nous avons, Line et moi, mais 4 enfants. Matin et soir, Line la peigne, la lave et la poudre, lui fait toutes sortes de petits soins et de petits pansements [...] » (la, c’est Lucie). « Line manie l’éponge et la houppette », pendant que sa belle-mère lui raconte inlassablement les mêmes épisodes de sa vie. La patience de Line est à toute épreuve. De l’écoute, de la compassion, des cosmétiques pour retrouver l’estime de soi... Line ne serait-elle pas la première socio-esthéticienne de l’histoire ?

Lucien Pasquier, que de gomina !

Lucien, le fils de Joseph et d’Hélène, est un jeune homme délicat de 23 ans qui a fait son droit. Cosmétiqué à plaisir, Lucien raffole tout autant de « gomina » pour fixer ses cheveux (« une grosse mèche toute poissée de gomina se détacha de la masse et vint lui tomber sur le nez ») que de vernis à ongles pour magnifier ses mains. Comme sa tante Suzanne, Lucien adore se contempler dans un miroir ; quelques boutons sur la figure suffisent à lui gâcher sa journée. Sa santé fragile le fait considérer de haut par un Joseph aussi fort qu’un bœuf. Pourtant quand il fait jouer ses relations pour augmenter le contingent de réfrigérateurs susceptibles d’être importés en France, le petit Lucien prend du galon aux yeux de son père.

Jean-Pierre Pasquier, que de sensations parfumées !

Jean-Pierre est un jeune homme de 19 ans, qui échoue systématiquement au baccalauréat. S’il veut être peintre, ce bachot ne lui sera pas utile... Il n’en reste pas moins que, comme tout Pasquier qui se respecte (sauf Joseph, bien sûr), Jean-Pierre doit décrocher le fameux sésame.

Jean-Pierre est un garçon émotif et sensible, qui adore sa mère et court trouver du réconfort le plus souvent possible dans la chambre de celle-ci. Un soir que Jean-Pierre l’y attend, Hélène arrive « très rouge, mal poudrée ». Le parfum d’Hélène n’est plus le même... Il s’agit d’un parfum équivoque qui n’a rien de très rassurant. « Il semblait respirer sur le visage maternel une odeur inconnue, et sans trop en avoir l’air, il humait le parfum d’une narine alarmée. Il dit enfin :  Qu’est-ce que cette odeur, maman ? C’est ma nouvelle poudre. Elle ne te plaît pas ? Non, non, je ne connais pas encore cette odeur. Non, je ne l’aime pas. »

Delphine Pasquier, que de graisse !

« Trop grosse », voilà ce que l’on peut dire de la seule fille de la fratrie. Trop grosse et trop amoureuse du très longiligne Blaise. A 22 ans, Delphine est « dodue » et « myope »... mais pas complètement aveugle... Elle a, en effet, reconnu toutes les qualités du petit Blaise, qui travaille aux côtés de son père. Pas question pourtant de se déclarer ouvertement. Son père Joseph veille au grain, lui réservant un beau parti, tel « un grand marchand de savon ». De toute façon, Blaise n’a pas l’air vraiment séduit par la jeune fille qui lui semble décidément « un peu trop petite et trop grosse. »

Raymond Pasquier, que de souvenirs arrangés !

Raymond est mort... Joseph en profite pour remodeler à sa guise l’image de ce père inconséquent et infidèle, qui devient, par la magie de l’imagination, un saint homme, fidèle et pragmatique. Evidemment, cela énerve Laurent qui, en bon scientifique, n’aime guère cette « chimie transfiguratrice ». « Maquiller » les souvenirs de cette façon n’est pas à son goût ! Et Laurent de rappeler que ce modèle de fidélité est décédé chez l’une de ses maîtresses, une certaine Marie Puech.

Blaise, que de poudre de riz !

Blaise, le jeune secrétaire très dévoué à son patron, est un jeune homme élégant de 25 ans. Son teint clair et sa beauté ne laissent pas Delphine, la fille de Joseph, indifférente. Un teint clair qui doit beaucoup au cosmétique à la mode, la poudre de riz. « Sa joue était veloutée de poudre. » Un jeune homme qui souffre de sa position et n’hésite pas à faire éclater le couple de ses patrons avec une lettre à l’auteur différé. Blaise avouera, en effet, dans un second courrier, sa faute. Il apprendra également à Joseph que la tendre Miotte passe ses instants de liberté avec un amant de cœur nommé Félix Le Bilhec.

Déodat Ricamus, que de défauts esthétiques !

L’ami de Lucien, Déodat Ricamus, est un jeune homme pétillant, virevoltant. Ce jeune journaliste d’à peine 23 ans, attaché au journal L’intransigeant, qui entretient des rapports particuliers avec Hélène (il ne cesse de lui tourner autour, l’affublant du surnom de « Mamoucka ») n’est pas une beauté ; de « petite taille », avec des « yeux vairons », un « nez de goupil » et « très peu de cheveux » restant sur son crâne, il n’éblouit pas par son physique. En revanche, plein de fantaisie, d’humour, il sait se rendre indispensable à une femme qui s’ennuie.

M. Mairesse-Miral, que de saleté !

Toujours dévoué à Joseph, l’homme de main du grand homme est immuablement sale. Pour le désigner on peut user de l’expression suivante : « le très malodorant et dévoué Mairesse-Miral » !

« De l’œuf sur son gilet »... rien ne change chez ce serviteur qui cocotte à plein nez (« Et même, il sent mauvais, il sent le lapin ou quelque chose de pis, le blaireau. »). M. Mairesse-Miral possède un redoutable concurrent, un certain Peuch, également collaborateur de Joseph, tout autant sale et sentant également mauvais. Il « sent aussi mauvais » ; sur son gilet l’œuf est remplacé par la « sauce béchamel » ! 

Et l’ami Justin, que de dévouement !

Il s’est offert en sacrifice pour la patrie, un 15 juillet, « en Champagne, pendant la seconde bataille de la Marne. »

La passion de Joseph Pasquier, en bref

Georges Duhamel qui a laissé, pendant 30 ans, Joseph surfer sur les vagues de la réussite, a décidé, dans ce dernier ouvrage, de punir celui-ci de son amour immodéré de l’argent. La passion de l’argent, la passion du pouvoir... voilà Joseph crucifié sur l’autel de la famille. Joseph pleure une femme aimée, une maîtresse attentive, des puits de pétrole hyper-rentables, une place à l’Institut, compromise par un excès d’orgueil et d’assurance... Joseph tremble au pied du lit d’un fils de 19 ans qui vient de se défenestrer par amour pour sa mère. Jean-Pierre est entre la vie et la mort, lorsque nous refermons ce livre. Hélène, qui avait trouvé refuge chez Laurent, est revenue au domicile, au chevet de son fils. Georges Duhamel nous laisse en plan !

Bibliographie

1 Duhamel G., La passion de Joseph Pasquier in Le clan des Pasquier 1913 - 1931, Flammarion, 2013, 923 pages

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