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En vacances avec Hercule Poirot, sur la piste de la teinture brunissante !

> 15 août 2020

En vacances avec Hercule Poirot, sur la piste de la teinture brunissante !

Partir en vacances avec Hercule Poirot... c’est indéniablement prendre un risque, celui de se retrouver plongé au cœur d’une intrigue policière, un cadavre sur les bras,1 alors que l’on ne rêve que de tranquillité, de baignade, de ciel bleu et de sieste prolongée. En ce mois d’août 1934, « quand s’instaura définitivement le culte des vacances au bord de la mer », Hercule Poirot n’est pas le dernier à céder à la tentation de profiter de l’air marin dans un complexe hôtelier dernier cri et tout confort - le « Joyeux Roger » - dans une presqu’ile de la baie de Leathercombe. Courts de tennis pour sportifs, terrasses pour « amateurs de bains de soleil », transats pour contemplatifs... tout est fait pour combler les estivants les plus exigeants. C’est dans un « blanc costume de flanelle », les yeux et le visage parfaitement bien protégés par un panama que le détective belge aux célèbres petites cellules grises va mener une enquête au goût terriblement iodé. L’ambiance est paisible dans cet hôtel de bord de mer qui semble coupé du monde... tout au moins jusqu’à l’arrivée d’une vamp, Arlena Marshall. Cette rousse incandescente a jeté son dévolu sur un jeune marié, le grand et fort Patrick Redfern. La jeune épouse, Christine, ne semble guère apprécier ce petit jeu. Lorsque Patrick découvre Arlena, gisant sur le sable, étranglée, dans une petite crique isolée, on prend conscience que l’esprit du mal ne prend pas de vacances ! Pas de vacances non plus pour Hercule Poirot qui, contrairement à ce que certains pensent, n’est nullement coiffeur. Ne faisons pas attendre Mrs Castle, la directrice du « Joyeux Roger » aux « cheveux teints au henné » et à la « poitrine généreuse » ; laissons-nous guider dans les couloirs jusqu’à notre chambre. Chouette, on a vue sur mer !

La plage privée du « Joyeux Roger », un étal de boucher !

De son transat, Hercule Poirot est aux premières loges pour profiter d’une vue imprenable sur une plage qui ne désemplit pas. En compagnie de Mr et Mrs Gardener ainsi que de Miss Brewster, Hercule s’interroge sur cette nouvelle mode qui consiste à s’enduire le corps « d’huiles brunissantes ». Tous ces corps dénudés qui rôtissent au soleil sans aucune pudeur déplaisent au plus haut point à celui qui aime se faire séduire par le froufrou d’une jupe, par « le galbe aimable d’une cuisse deviné sous la robe » ou par un genou aperçu subrepticement. « Et tous ces corps exposés me font songer à la morgue » ou à « un étal de boucher ». Mrs Gardener, pour sa part, voit dans le soleil un catalyseur pilaire dont elle ne cesse de mettre en garde sa fille Irène. « Irène, lui dis-je, si tu continues à te vautrer au soleil comme tu fais, tu t’apercevras un beau jour que tu as une toison sur les bras, des cheveux sur les jambes et une tignasse sur l’estomac. » Sur ce sujet, comme sur bien d’autres, Mrs Gardener reçoit l’approbation de son mari : « Oui, chérie »...

Teint pâle versus teint bronzé, le nœud de l’énigme

Mme Christine Redfern est une blonde à la peau « blanche et délicate ». « Au milieu de tous ces corps recuits, elle fait un peu cru. » Pas question pour Christine de tenter le diable ; pas de bain de soleil pour cet épiderme très sensible aux ultra-violets. A chaque exposition solaire, Christine « attrape des cloques, des brûlures » et se couvre de « taches de rousseur ».

Contrairement à Christine, Arlena Marshall est une superbe fille qui passe tout son temps à la bronzette. Son maillot de bain blanc dévoile un corps sculptural et une peau à la « patine d’un bronze doré ». Pour atteindre cette jolie teinte, Arlena s’étend sur la plage de l’hôtel, « exposant aux rayons du soleil son beau corps bronzé, la tête et la nuque protégées par un immense chapeau ». Ses cheveux « auburn », « aux reflets flamboyants », mettent le feu au cœur des hommes de tous âges. Son apparition sur la plage de l’hôtel déclenche coups d’œil admiratifs (du côté des hommes) et murmures réprobatifs (du côté des femmes). Bien que trentenaire - « elle n’est plus toute jeune » - Arlena est un « joli morceau à contempler », qui en remontre à bien des jeunes filles. Arlena est parfaitement assortie à son époux, le capitaine Kenneth Marshall, un quadragénaire aux « cheveux blonds » soigneusement entretenus grâce à une « lotion capillaire » à la mode et à « la peau cuite au soleil ». Elle ne s’entend, en revanche, absolument pas avec Linda, sa belle-fille âgée de 16 ans. Leur seul point commun se nomme « huile bronzante » (« Je vais m’enduire d’huile et je rentrerai toute noire ») !

Arlena Marshall, cosmétiques-addict

Arlena Marshall (Helena Start de son nom de jeune fille ; Arlena Stuart de son nom de scène) est une jeune femme soucieuse de sa beauté. Chaque jour, elle s’enduit consciencieusement les cils de mascara (« assise devant sa coiffeuse, fort occupée à enduire ses cils de rimmel) afin de les rendre « immenses ». Sur sa coiffeuse, règne un joyeux fouillis. « Il y avait là toutes sortes de variétés de crèmes, de fards et d’onguents qui font la fortune des instituts de beauté ».

Arlena Marshall et Rosamund Darnley, le top modèle et la couturière, un parfum en commun

Rosamund Darnley est une couturière de talent ; elle a réussi en affaire, mais sa vie sentimentale est au calme plat. Rosamund dirige une maison de couture située à Londres, la « Rose Mond Ltd ». Cette femme, éminemment distinguée, ne s’expose pas inconsidérément au soleil. C’est sous un parasol, un livre à la main, que vous aurez le plus de chance de la rencontrer. Lorsqu’elle découvre Arlena, Rosamund ne voit en celle-ci qu’une plastique de rêve et un modèle parfait pour la mise en valeur de ses collections. Elle ressent aussi, tout de même, un petit pincement au cœur, en se disant que cette charmante dinde a réussi à séduire Ken, son ami d’enfance... Rosamund et Arlena partagent le même parfum, un parfum « subtil et coûteux », « mais qui a de la classe », « délicat », « délicieux », « discret et grisant » ; le « Gabrielle n°8 ». Ce parfum, qui flotte dans la grotte de la Crique des lutins - Hercule Poirot, dont l’odorat est « subtil », l’a immédiatement détecté - signe la présence de l’une des deux femmes en ce lieu caché.

Les questions qu’il faut se poser

Durant cette enquête, Hercule Poirot se heurte à deux problèmes : Qui a jeté un flacon par la fenêtre, flacon qui a manqué assommer Mrs Brewster ? et pourquoi ? Qui a pris un bain à midi et ne veut surtout pas l’avouer ? Dès lors que l’on peut répondre à ces deux questions, la vérité se fait jour. Quelle difficulté pour Hercule Poirot d’obtenir réponse à ses questions. Le voilà presque obligé de jouer les vieux gâteux, expliquant aux uns et aux autres ce qu’est un bain. « Un bain. On a une sorte de cuve de porcelaine, on tourne des robinets, l’eau coule, on se plonge dedans, on sort et, faisant glou-glou-glou, l’eau descend dans les conduites... »

Christine n’est pas une victime. Arlena n’est pas maîtresse du jeu. Patrick Redfern est, en réalité, Edward Corrigan, un tueur récidiviste qui a déjà assassiné sa femme pour toucher le montant de son assurance vie. Sa complice Christine Deverill se dévoue à ses côtés, lui offrant des alibis en béton à chacun de ses méfaits. La riche Arlena est tombée dans les filets du couple diabolique. Elle s’est laissée docilement plumer de l’intégralité d’un héritage ; il ne reste plus qu’à l’éliminer. Pour se faire, les deux amants imaginent une histoire alambiquée ; Christine maquillée au niveau des bras et des jambes avec une teinture brunissante, le type de produit qui « s’applique en deux minutes » et qui donne immédiatement un teint merveilleusement hâlé a pris la place d’Arlena sur la plage de la Crique aux lutins. Les corps brunis qui se dorent au soleil sont tous similaires, vus d’un peu loin... Une fois le flacon vidé, il fallait le faire disparaître donc le jeter à la mer ! Par la suite, une fois la comédie terminée, il restait une étape importante à ne pas oublier... un bon bain pour faire disparaître « cette teinture indiscrète » qui n’aurait pas manqué de faire jaser l’ensemble des pensionnaires de la résidence.

Et déjà la pollution...

Dans les années 1930, les « gens prennent les plages pour des dépôts d’ordures » et y jettent aussi bien une paire de ciseaux qu’une vieille pipe, un paquet de cigarette qu’un vieux journal, « une bouteille ayant contenu de l’huile solaire » ou des boutons... Allez retrouver des indices parmi tout cela !

Les vacances avec Hercule Poirot

Les vacances avec Hercule Poirot ce n’est pas de tout repos... Secondant l’inspecteur Colgate (inspecteur de l’hygiène bucco-dentaire ?), le fameux détective ne s’en laisse pas compter. Toujours au fait des dernières découvertes cosmétiques, il connaît parfaitement ces fonds de teint pour le corps qui permettent de transformer une blonde au teint pâle en une rousse au corps parfaitement cuivré... une petite comédie bien utile pour qui veut se forger un alibi inattaquable.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette invitation à des vacances d'un genre... un peu spécial !

Bibliographie

1 Christie A. Les vacances d’Hercule Poirot, 253 pages

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