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Du côté de Guermantes, un samedi à la campagne

> 25 février 2017

Du côté de Guermantes, un samedi à la campagne

La dernière fois que nous avions vu Marcel Proust, il allait du côté de chez Swann (voir le Regard « Marcel Proust, l’ami des pâtissiers et des cosmétologues »), aujourd’hui nous l’accompagnons du côté de Guermantes. Il nous confie, une fois de plus, ses impressions cosmétiques.

Glabre ou barbu ? Comment se doit d’être un homme, un gentleman ? Laissons-le choisir son style. En revanche, quel que soit son choix, le plus grand soin est de mise, aucun laisser-aller ne sera toléré. Le duc de Guermantes, obligé, pour des raisons financières, de louer une partie de son immeuble
à des « fermiers, manants, acquéreurs de biens nationaux, dont l’opinion ne compte pas », n’hésitait pas à se faire la barbe, « le matin en chemise de nuit à sa fenêtre ». Pour ma part, je déclenchai une colère terrible chez M. de Charlus, un soir, en me rendant à son domicile.
Je fus accueilli par ces mots : « Comment ! vous ne savez pas vous raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils. » me dit-il, en me prenant « le menton entre deux doigts pour ainsi dire magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu’à mes oreilles comme les doigts d’un coiffeur. » Ah, ces poils follets, je les sens encore me faire reproche plus d’un siècle plus tard.

Rasage à domicile ou chez le coiffeur ? J’ai un penchant pour les coiffeurs. Leur efficacité me séduit et leur conversation me divertit. Un coiffeur peut toujours être utile. Mon ami Saint-Loup en fit l’expérience. « En effet, au moment où on croyait que l’amie de Robert irait seule à Bruges, on venait d’apprendre que le capitaine Borodino, jusque-là d’un avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui s’était passé. Le prince, très fier de son opulente chevelure, était un client assidu du plus grand coiffeur de la ville, autrefois garçon de l’ancien coiffeur de Napoléon III. Le capitaine de Borodino était au mieux avec le coiffeur car il était, malgré ses façons majestueuses, simples avec les petites gens. Mais le coiffeur chez qui le prince avait une note arriérée d’au moins cinq ans et que les flacons de « Portugal », « d’Eau des Souverains », les fers, les rasoirs, les cuirs enflaient non moins que les shampooings, les coupes de cheveux, etc., plaçait plus haut Saint-Loup qui payait rubis sur l’ongle, avait plusieurs voitures et chevaux de selle. Mis au courant de l’ennui de Saint-Loup de ne pouvoir partir avec sa maîtresse, il en parla chaudement au prince ligoté d’un surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la tête renversée et menaçait sa gorge » (Cette scène rappelle immanquablement la scène du barbier dans le film Le dictateur). « Le récit de ces aventures galantes d’un jeune homme arracha au capitaine-prince un sourire d’indulgence bonapartiste. Il est peu probable qu’il pensa à sa note impayée, mais la recommandation du coiffeur l’inclinait autant à la bonne humeur qu’à la mauvaise celle d’un duc. Il avait encore du savon plein le menton que la permission était promise et elle fut signée le soir-même. »

Le vétiver est un parfum fréquemment retrouvé dans les produits après-rasage. Etes-vous sensible à cette fragrance ? Ne m’en parlez pas. Chez moi, c’est épidermique. Déboucher la lotion Vétiver de Guerlain devant moi et vous courrez à la catastrophe. Je suis, immédiatement, replongé, « le jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le vétiver. » Les premières nuits dans des chambres inconnues - aussi belles soient-elles - ont toujours été sources, pour moi, d’une angoisse insurmontable, aussi « pénible que celle que j’avais à Combray quand ma mère ne venait pas me dire bonsoir. »

Si je vous dis bain, vous me répondez : Mme de Guermantes. L’image de la baignoire (cette loge située au rez-de-chaussée de l’opéra) où Mme de Guermantes « transvasait sa vie » constitue, pour moi, le symbole le plus représentatif de cette femme, pleine d’esprit. Mme de Guermantes était coutumière de bains pris en public. Rien de choquant à cela quand on sait qu’il s’agissait de « bain d’esprit ». « Un bain agité pour elle, qu’elle prenait » le « soir et qu’elle jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui déferlaient l’un après l’autre [...] ». En lieu et place des galets effervescents, son génie de la conversation déclenchait immanquablement l’admiration de son mari et de ses convives.

Nous avions parlé brillantine précédemment, parlons maintenant bandoline. Qu’en pensez-vous ? Tout d’abord, rappelons que la bandoline est une « gelée ou plus exactement un mucilage de gomme adragante, de semence de coing et plus rarement d’algues qui servent à lisser les cheveux et à les maintenir en place. » (René Cerbelaud - Formulaire de parfumerie, 1933) Dans les années 1950, Guy Williams, alias Zorro ou Don Diego de la Vega, incarne le bel homme gominé (à souhait). Les cheveux luisants de gel, plaqués au crâne, n’offrent aucune prise au vent. Il ne sera pas le seul à user de ce cosmétique qui fera fureur chez les chanteurs et leurs fans. Pour ma part, je regarde cette bandoline avec circonspection. Rien de plus semblable du point de vue physique qu’un « homme gommeux et riche de cette partie de l’aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance et de la haute industrie ». Si du point de vue capillaire, on ne note que des analogies, il existe, en revanche, une différence capitale du point de vue du tempérament. Autant l’un est « grand seigneur et doux », autant, l’autre est « tranchant et hautain ».

La poudre, un peu ou pas du tout ? Très peu. Un soupçon. Il faut éviter que les « couches de poudre plâtrant le visage » ne procurent « un visage de pierre » à celle qui en a abusé. En excès, la poudre est vulgaire. Albertine, enfant, savait déjà faire la différence entre une vraie dame et une femme de « mauvaise façon ». Pour désigner l’une d’elle affreusement fardée, elle s’était écrié : « On ne peut même pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure. »

Que pensez-vous des parfums pour animaux ? Cela a, bien sûr, de quoi intriguer. Je doute que les pauvres bêtes apprécient beaucoup. J’ai admiré follement, dans ma jeunesse, une artiste, la Berma. « Elle avait gagné tant d’argent, n’avait que des dettes ». Cette excentrique recourrait à des
« océans de parfums pour laver ses chiennes. »

Savez-vous ce que sont les éphélides ? Bien sûr ; elles sont charmantes et me rappellent Rachel, la maîtresse de Saint-Loup. « Placé à côté d’elle, on ne voyait qu’une nébuleuse, une voie lactée de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien d’autre. A une distance convenable, tout cela cessait d’être visible et, des joues effacées, résorbées, se levaient, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu’on aurait souhaité être l’objet de l’attention de Rachel. » Comme toute artiste qui se respecte Rachel devait être admirée de loin...

Les joues d’Albertine à odeur de rose, les avez-vous goûtées ? Oui, je les ai embrassées mais, un peu trop tard, je n’en avais plus envie. Je n’ai pas senti leur odeur de roses car « pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites. »

Un dernier mot sur la beauté ? Elle n’est nécessaire que pour les classes laborieuses. « La laideur a quelque chose d’aristocratique. » « Un gros nez rouge avec un bec-de-lièvre » ou des « joues ridées avec une fine moustache » sont charmants, donnant « à lire un nom célèbre qui imposait. »

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