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Double couche de fond de teint pour triple meurtre

> 30 août 2020

Double couche de fond de teint pour triple meurtre

La rencontre, lors d’une journée de bienfaisance au bénéfice d’une association d’ambulanciers, de Marina Gregg, actrice sur le retour, avec Heather Badcock, dame patronnesse en pleine possession de ses moyens ne fut pas, contre toute attente, tout à fait anodine.1 La brave femme - nous parlons de Heather - empoisonnée par un cocktail trafiqué ne survécut pas à l’un des plus beaux jours de sa vie. Pour comprendre le drame survenu ici, il ne faut pas hésiter à rendre de fréquentes visites à Miss Marple, une délicieuse vieille dame. Il ne faut pas non plus hésiter à faire un détour chez sa coiffeuse préférée, afin de trouver dans les revues qu’elle propose à sa clientèle tous les renseignements utiles sur les stars. Entre fond de teint couvrant, poudre teintée et parfum d’amandes amères, Agatha Christie nous montre, une fois de plus, que tout peut parfois basculer à cause d’un détail... cosmétique !

Retour dans le passé, une double dose de fond de teint s’il vous plaît

Lorsque Heather voit pour la première fois son actrice fétiche, elle est malade. Ce n’est pas une méchante fièvre (grippe, coqueluche, varicelle ?) qui va l’empêcher de faire dédicacer le portrait de Marina qu’elle s’est procurée. Une double couche de fond de teint et le tour est joué. « Je me suis enduite de fond de teint et j’y suis allée. » Heather est dévouée à l’ensemble de l’humanité ; le problème, c’est qu’elle ne réfléchit jamais aux conséquences de ses actes. Egoïste, voilà ce qu’elle est ! « Quatre grains d’hy-ethyl-dexyl-barbo-quindelory-tate » dissous dans un cocktail vont mettre un terme à son existence. Ce principe actif au nom barbare est vendu en pharmacie sous la forme d’une spécialité du nom de « Calmo ». Comme son nom l’indique clairement, il s’agit d’un tranquillisant. Sa particularité est d’être à double détente ; il « remonte » et « calme tout à la fois ». La dose absorbée ici est 6 fois la dose usuelle. On s’interroge sur la cause de cette mort subite. Une « allergie à certaine substance » ; « l’allergie est une chose tellement extraordinaire » !

Marina, un maquillage discret mais efficace

Marina est une femme d’une cinquantaine d’années, « naturelle et absolument pas marquée », une Greta Garbo, pleine de charme. Un tantinet dépressive, Marina change de mari (elle en a eu au moins 5), comme de robe ou de propriété. Il y a une dizaine d’années, elle a accouché d’un petit garçon « anormal », ce qui constitue le drame de sa vie. Pour traiter sa déprime, Marina s’est vue prescrire un tranquillisant, le fameux Calmo qui s’est malencontreusement retrouvé dans le verre de Heather. La dernière acquisition, Gossington, est située à Saint Mary Mead. Un architecte a été embauché pour modifier de fond en comble la propriété vieillissante. Mme Bantry, l’ex-propriétaire, n’est d’ailleurs pas persuadée que les transformations soient du meilleur goût. La maison lui apparaît « très vieille, hors d’âge, en dépit de ses peintures fraîches, des transformations qu’elle venait de subir, de son maquillage. » Contrairement à sa maison, Marina n’est pas peinturlurée. Au quotidien, « elle était très peu maquillée et, malgré tout, ne paraissait pas son âge. » Sa beauté tient « un peu à l’art » et beaucoup à la nature.

Miss Marple, pas une once de maquillage

Miss Marple ne se maquille apparemment pas du tout. Installée dans un fauteuil confortable, elle réfléchit et se laisse tyranniser par une garde-malade, Miss Knight, vraiment horripilante. Alors que Miss Marple ne rêve que « d’un petit verre de sherry », c’est une « bonne tasse d’ovomaltine » qui lui est proposée. Heureusement, il y a Cherry Baker, sa femme de ménage. Jeune et jolie, Cherry arbore des cheveux permanentés ; sa joie de vivre lorsqu’elle passe l’aspirateur fait plaisir à entendre ! En apprenant le décès brutal de Heather, Miss Marple se met à enquêter. Et pour commencer, afin de mieux connaître l’actrice, elle passe chez sa coiffeuse, Mme Jameson, afin de faire une razzia dans les revues people. Et puis Miss Marple interroge les témoins du drame. Elle a compris que chez Marina, l’usage de médicaments est constant. Chacun possède sur soi « des fioles, des cachets, des poudres, des pilules »... Le geste de verser un médicament dans un verre ne peut donc offusquer personne. Il est loin le temps de la pudeur médicamenteuse, le temps où l’on s’écartait discrètement « pour avaler une pilule ou une cuillérée de sirop. » Désormais, l’on prend ses remèdes au vu et au su de tous, matin, midi et soir. L’aspirine est prise à tout bout de champ... avec le thé ou le café !

Le Dr Gilchrist, un médecin traitant dévoué

Le Dr Gilchrist est attaché à la personne de Marina ; il dispose d’une chambre à Gossington, afin de pouvoir veiller en permanence sur une patiente, alternativement déprimée ou exaltée. Sa vision du métier d’actrice est plutôt pessimiste. « Bien sûr, vous vivez dans le luxe, vous prenez des calmants, des bains parfumés, vous avez des crèmes et des fards et, aussi, l’attention de votre médecin [...] mais toujours le public vous observe. »

Jason Rudd, le mari de Marina, un mari fort laid, mais très dévoué

Jason Rudd est « l’homme le plus laid » que l’on puisse rencontrer. Son visage est « raviné » et son nez « énorme ». Bien que de physique ingrat, Rudd est totalement dévoué à Marina, la femme de sa vie. Lors de la réception donnée à des fins caritatives, Rudd ouvre grand sa maison à toutes les vieilles femmes du village. Celles-ci veulent tout voir dans la propriété, de la cave au grenier, en passant par les salles de bains. « Je vous en prie jeunes filles ! Prenez même un bain si cela vous chante ! » « Que de douches ! s’exclama Mme Allcock, très impressionnée. Non que j’en use moi-même, notez-le bien. Je déteste me mouiller les cheveux... »

Ella Zielinsky, secrétaire et maître-chanteur

Tout va bien pour Ella, jusqu’à ce qu’elle se mette dans la peau d’un maître-chanteur. Enfin, tout va bien... presque bien... si l’on exclut ce rhume des foins qui lui taraude le nez. Tout le monde y va de son conseil... « Essayez du bicarbonate de soude » ! Quelle drôle d’idée. Seules, des pulvérisations lui laissent un peu de répit...et encore pas longtemps. L’assassin a décidé d’en finir avec Ella. Un peu d’acide prussique dans le pulvérisateur, une « odeur insolite d’amandes amères » et c’en est fini de la secrétaire un peu trop âpre au gain.

Le miroir se brisa, en bref

Une dame patronnesse dégoulinante de bonté qui se vante de s’être maquillée pour masquer les traces de rubéole sur sa peau, « une petite éruption qu’il est facile de dissimuler avec un peu de poudre », une vieille dame pleine de bon sens qui vérifie dans son dictionnaire médical les risques encourus par une femme enceinte atteinte de rubéole, un fond de teint bien couvrant, une bonne dose de Calmo, un peu d’acide prussique pour éliminer une secrétaire bien décidée à monnayer son silence et un coup de révolver dans le dos du majodorme italien, Giuseppe qui se voyait bien lui aussi dans le rôle du maître-chanteur. Toutes les pièces du puzzle sont bien là. Il ne reste plus qu’à les assembler. A vous de jouer !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration du jour !

Bibliographie

1 Christie A. Le miroir se brisa, Librairie des Champs Elysées, 253 pages

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