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des Esseintes, histoire d’un parfumeur franchement déjanté !

> 22 septembre 2019

des Esseintes, histoire d’un parfumeur franchement déjanté !

Quand Huysmans relit  « A rebours »,1 bien des années après l’avoir écrit, il pose sur son œuvre un regard très critique : « [...] les volumes ne sont pas ainsi que les vins qui s’améliorent en vieillissant ; une fois dépouillés par l’âge, les chapitres s’éventent et leur bouquet s’étiole. » Dans la préface, rédigée 20 ans après la première édition, il évoque le Thymiama, un mélange de substances odoriférantes qui doit « être brûlé, avec l’encens, sous le vase des cloches, lors de leur baptême, après que l’Evêque les a lavées avec de l’eau bénite et signées avec le Saint-Chrème et l’huile des infirmes [...] ». Le Thymiama évoqué dans la Bible (L’Exode) est composé de styrax, de galbanum, d’encens et d’onycha, « l’opercule d’un certain coquillage du genre des pourpres qui se drague dans les marais des Indes. » Huysmans regrette le manque de précision concernant l’onycha... Le personnage central de son roman, un roman qui veut « briser les limites du roman », est un homme qui ne supporte pas les approximations. Lorsqu’il s’intéresse à la composition des parfums, il joue le jeu à fond, se documente, expérimente, se comporte comme un véritable nez de l’industrie cosmétique. Ce personnage, grand collectionneur de femmes et de cosmétiques, cherche un sens à sa vie... il y a peu de chance qu’il le trouve dans sa salle de bain !

Une généalogie contrastée

Avant d’aller plus loin, il est temps de présenter l’étrange personnage créé par Huysmans. des Esseintes est de noble extraction. Figurent dans son arbre généalogique de courageux guerriers aux « moustaches en yatagans » et un mignon d’Henri III, « aux joues fardées et aux cheveux « gommés ». Des unions consanguines à répétition ont abouti à la naissance d’enfants à la santé débile. des Esseintes est l’un d’entre eux. Son malaise est à la fois physique et moral. Il est impossible, pour lui, de se couler dans le moule de la société. A ses yeux, tout le monde est insignifiant, bête. « [...] il en arrivait à s’écorcher constamment l’épiderme ».

Un paysage fardé, éloge de la beauté artificielle

des Esseintes ne voit qu’une seule solution pour rompre son malaise et venir à bout du spleen tenace qui l’étreint. C’est un homme désabusé qui décide donc de s’éloigner de Paris. Le château familial de Lourps est vendu ; une maison à taille humaine est achetée à Fontenay-aux-Roses dans un univers champêtre. La campagne environnante est cosmétiquée à souhait. La plaine semble « poudrée de farine d’amidon et enduite de blanc cold-cream ». Les herbes y dégagent une chaude odeur d’épices. On jurerait que la nature s’est maquillée pour atteindre cette beauté « factice ». des Esseintes ne cache pas son admiration pour les fleurs artificielles qu’il trouve supérieures aux fleurs naturelles. Il se met donc en quête de jardiniers un peu particuliers, capables de mettre au point des « fleurs naturelles imitant des fleurs fausses. »

Des femmes maquillées, éloge de la beauté sophistiquée

Le des Esseintes parisien est un homme excentrique, fort amateur de femmes, qui se plaît en « costume de velours blanc », avec une chemise largement décolletée dans l’échancrure de laquelle il aime à planter un bouquet de violettes de Parme. Afin de mettre la beauté des femmes en valeur, il leur a créé, dans son intérieur, un écrin sur-mesure. C’est dans un boudoir rempli de meubles et d’objets précieux, « sous une tente en satin rose des Indes », qu’il reçoit ses invitées. La peau de celles-ci prend, dans ces conditions, une teinte rosée en harmonie avec l’étoffe choisie, réfléchie à l’infini par les multiples glaces qui ornent les murs. « [...] les filles se complaisaient à tremper leur nudité dans ce bain d’incarnat tiède qu’aromatisait l’odeur de la menthe dégagée par le bois des meubles. » L’atmosphère est lourde. L’air semble « fardé ». Les chairs scrutées à la lumière du jour ne sont pas aussi belles et fraîches que l’on se les imaginait. Elles sont, en revanche, « usées par l’habitude des céruses et l’abus des nuits. »

Des soirées à thème

des Esseintes est un homme original qui se plaît à organiser des soirées à thème, tel ce repas de deuil orchestré dans une maison « noircie » du sol au plafond. Le menu est, bien entendu, centré sur la couleur noire, caviar, boudin, sauce au jus de réglisse, mûres, porto sont réquisitionnés pour l’occasion.

Un environnement luxueux

Le des Esseintes de Fontenay-aux-Roses n’est pas plus sobre que le des Esseintes parisien. Il se livre à une boulimie de lectures, de femmes, d’alcool... L’eau de l’aquarium qu’il installe dans son nouveau domicile est colorée selon son humeu,r à l’aide de « gouttes d’essences colorées ». En franchissant la porte de la salle de bain, on est saisi par une odeur de marée provenant d’une petite boîte renfermant un morceau de câble saturé de notes océanes. Afin de recréer les sensations d’une station balnéaire, son domestique dissout différents ingrédients, sel, sulfate de soude, hydrochlorate de magnésie et chaux dans l’eau du bain. Le cabinet de toilette regorge de cosmétiques. « Là, près d’un ancien baptistère qui lui servait de cuvette, sous une longue glace en fer forgé, emprisonnant ainsi que d’une margelle argentée de lune, l’eau verte et comme morte du miroir, des bouteilles, de toute forme, s’étageaient sur des rayons d’ivoire. » On y trouve, à l’intention de ses conquêtes féminines, « le schnouda ; cette merveilleuse crème blanche » qui se transforme, comme par magie, « sous l’influence de l’air », en crème « rose tendre », puis « incarnat », donnant aux joues les couleurs de la vie. On y trouve également un produit issu du mélange « d’or japonais » et de « vert d’Athènes » qui vire au « pourpre » au contact de l’eau, de la « pâte d’aveline », du « serkis du harem », « des émulsines au lys de kachemyr », des « lotions d’eau de fraise et de sureau », des solutions d’encre de Chine et d’eau de rose pour les yeux. A côté, c’est tout un arsenal de petits instruments de toute nature, « des pinces, des ciseaux, des strigiles, des estompes, des crêpons et des houppes, des gratte-dos, des mouches et des limes » qui attend patiemment des utilisatrices.

Le luxe surabonde ; les bouquets de fleurs sont en pierres précieuses, les mets proposés aux repas sont des plus raffinés. Des thés d’exception sont servis dans de la porcelaine de Chine d’âge vénérable. Dans la salle à manger, des Esseintes a inventé et fait fabriquer un « orgue à bouche » qui permet de délivrer dans des gobelets des liqueurs diverses et variées. des Esseintes y joue des symphonies gustatives, veillant à ne pas faire de fausse note. Le curaçao sec aussi aigrelet que la clarinette ne cède pas le pas devant le hautbois à goût de kummel. La flûte se pratique à grand renfort d’anisette baignée d’eau et le kirsch triomphe au son de la trompette... A côté de cela, la chambre est monacale.

Où on a recours à la phytothérapie

Aux phases d’excitation qui mènent des Esseintes dans les pires excès, suivent des phases d’abattement et de dépression. Les périodes de rémission ou « soudaines accalmies », semblables à des « bulles de savon de nuances tendres », sont rares. Il est alors temps de s’adonner à la phytothérapie et de succomber à « l’assa foetida, la valériane et la quinine ». Les plantes s’avérant peu efficaces, les cauchemars harcelant ses nuits, des impatiences se signalant dans ses jambes... le pauvre névrosé qui ne supporte plus rien, pas même le contact de ses draps sur sa peau, tente de traiter le mal grâce à l’hydrothérapie. Des bains d’eau froide lui sont ainsi pratiqués dans une baignoire ou dans un tub. Des frictions au gant de crin viennent achever chaque séance.

Où il est question d’homéopathie nasale

Des escapades dans des lieux de plaisir lui font croiser une femme ventriloque, « aux cheveux pommadés », coiffée comme un garçon de café. Elle « suintait des parfums préparés, malsains, et capiteux » qui ne semblent pas très adaptés à un malade souffrant des nerfs ! Pourtant, il pourrait être intéressant de creuser l’univers des parfums... et ce d’autant plus que des Esseintes se met à souffrir « d’hallucinations de l’odorat ». Une odeur de frangipane lui colle ainsi à la peau au point de le suivre de pièce en pièce, sans jamais le quitter. Afin de venir à bout de cette situation gênante, des Esseintes se met à pratiquer une « homéopathie nasale » qui vise à le vacciner vis-à-vis de cette « illusion des sens ». Il va falloir commencer par reconnaître parmi les nombreux échantillons de parfum qu’il possède « les parfums simples », puis viendront les « parfums composés ». Pour s’aider, rien de tel qu’un orgue à parfum (« Il va de soi qu’il possédait la collection de tous les produits employés par les parfumeurs ; il avait même du véritable baume de la Mecque. »). des Esseintes va se forger, au fil des séances, un bagage de connaissances considérable. Il dévore ainsi des ouvrages de parfumerie et passe à la pratique en manipulant les parfums d’Atkinson, de Lubin, de Chardin, de Violet. Après avoir appris la « grammaire » et la « syntaxe » qui ont cours en parfumerie, il s’amuse à faire des phrases olfactives et en arrive même à être capable de copier un parfum du commerce. des Esseintes pourrait être comparé au pharmacien Cerbelaud qui se plaisait dans son laboratoire à contretyper les formules du commerce. Lorsqu’il se penche sur un flacon de parfum, des Esseintes saisit l’idée du parfumeur ; il entre en communion avec celui-ci et comprend la subtilité de sa pensée. En humant « un soupçon d’odeur » il est rapidement capable de proposer une composition quali-quantitative de la fragrance reniflée. Après la copie, place à la création avec la mise au point de senteurs florales originales. Pour évoquer le pois de senteur, mêler l’oranger à la tubéreuse, à la rose et à la vanille. Cassie et iris se marieront dans la joie pour donner naissance au thé. Afin de masquer l’odeur insidieuse de la frangipane, des Esseintes a recours à des senteurs fortes : ambre, musc-tonkin, patchouli, essence de spikanard. Dans l’euphorie, il s’amuse à vaporiser dans un espace clos différentes fragrances afin de faire éclater des feux d’artifices floraux où se révèle le tilleul ou le lilas. Alors qu’il pense s’être enfin débarrassé de cette odieuse frangipane, voilà que l’alchimie entre jasmin, cassie et rose opère. Le parfum qui en résulte enfle, se transmue en un cocktail composé de « teinture de tolu, de baume du Pérou, de safran » « d’ambre et de musc ». La frangipane, un instant évanouie, revient de plus belle, laissant des Esseintes évanoui…

Les connaissances acquises lui permettent également de voyager dans le temps et de reconstituer l’histoire des parfums. De l’iris de Louis XIII à la frangipane de Louis XV en passant par les parfums mystiques du Grand Siècle, l’historien amateur établit une concordance entre senteur et valeur politique. Napoléon Ier et son eau de Cologne transpire « l’ennui et l’incuriosité ». La parfumerie hugolienne fait souffler un vent oriental et audacieux dans un univers jusqu’alors relativement policé. A partir de 1830, des mélanges subtils d’huiles essentielles permettent de mimer des parfums naturels. Parfum de Rondetelia (mélange de lavande et de giroflée), d’encre de Chine (mélange de patchouli et de camphre), et d’Horvénia du Japon (mélange de citron, de girofle et de néroli) naissent ainsi dans les creusets des chimistes. des Esseintes se glisse également dans les tableaux de Boucher ou dans les salons impériaux, non loin de la jupe « féline » d’une femme poudrée et fardée. Stéphanotis, ayapana, opoponax, chypre, champaka, sarcanthus, seringa, styrax sont des compagnons de voyage qui permettent d’abolir temps et espace.

Les expériences olfactives de notre personnage sont menées jusqu’aux limites de la folie. Après avoir multiplié les associations de parfums, viennent les hallucinations. Le cabinet de toilette se transforme alors en un univers marin. Le parfum, tel une drogue, modifie la réalité et laisse à voir des algues au plafond et des crabes circuler librement sur le sable blond.

Eloge du parfumeur

des Esseintes est admiratif du travail du parfumeur qui, en mariant les matières premières entre elles, fait naître une senteur artificielle plus vraie que nature. « [...] l’artiste qui oserait emprunter à la seule nature ses éléments, ne produirait qu’une œuvre bâtarde, sans vérité, sans style [...] ». Un parfumeur ne peut donc pas se résumer à un simple distillateur. « En résumé, dans la parfumerie, l’artiste achève l’odeur initiale de la nature dont il taille la senteur, et il la monte ainsi qu’un joaillier épure l’eau d’une pierre et la fait valoir. »

Si le anti-héros de cet anti-roman passe son temps à souffrir, on sent, en revanche, une certaine jubilation de la part de l’auteur qui fait vrombir les noms d’ingrédients parfumants avec un bonheur palpable. Pour échapper à ses hallucinations olfactives, des Esseintes va fuir, sans même une brosse à dents. Son mal-être n’est pourtant pas guéri. Viendront encore des hallucinations auditives traitées par un « lavement nourrissant à la peptone » (3 fois par jour) et par un « sirop de punch à la poudre de viande » arôme cacao.

Trouver un but à sa vie n’est pas simple, pas plus pour un parfumeur que pour un poète ou pour un écrivain. Malheur à celui dont la main quitte celle de Dieu semble nous dire Huysmans qui achève son roman par une belle prière : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir. »

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien... à regarder ton illustration, on en a des hallucinations visuelles et olfactives... comme des Esseintes

Bibliographie

1 Huysmans J.K. A rebours, Folio classique, Gallimard, 2017, 400 pages

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