Nos regards
Des envies gargantuesques de cosmétiques !

> 11 mars 2018

Des envies gargantuesques de cosmétiques ! Cosmétique ne rime ni avec étron, ni avec défécation, ni avec purgation... ni même avec fondement. Il paraît donc étonnant d’aller chercher des conseils esthétiques (pour avoir « bonne trogne ») dans Gargantua (Rabelais F., Gargantua, texte original et translation en français moderne, Editions du Seuil, 1996, 387 pages), œuvre de François Rabelais, un maître en grivoiserie. Et pourtant... celui-ci nous encourage à ouvrir la « boîte » qui contient « une celeste et impreciable drogue : entendement plus qu’humain ». François Rabelais nous invite à découvrir ce que contiennent les silènes, ces boîtes en bois utilisées par les apothicaires du XVIe siècle pour conserver les plantes séchées (Fiévet B. Deux exemples de conditionnement pour conservation des drogues aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles : silènes et tiroirs, Revue d'Histoire de la Pharmacie, 1998, 318, 151-156). Décorées de motifs grotesques, elles renferment des contenus précieux... : baume, ambre gris, cardamome, musc, civette... Soulevons donc le couvercle et instruisons-nous.

Il convient d’abord de resituer le contexte. Gargantua est un géant qui a pour père Grandgousier et pour mère Gargamelle. Sa généalogie est surréaliste. On y rencontre aussi bien « une grand-mère arrosée par du beurre frais tombé en ondée », qu’un personnage à la « barbe embousée »... Ne jugeons pas… comme on le sait tous, il y a de tout dans une généalogie !

Gargantua n’est pas venu par les voies naturelles ; c’est de l’oreille de sa mère qu’il naît au bout de 11 mois de grossesse. La faute à une sage-femme qui a administré à Gargamelle un puissant astringent ! L’enfant, à peine né, crie « A boire », par trois fois... Le ton est donné. Il ne faudra pas moins de 17 913 vaches pour étancher la soif quotidienne de ce petit glouton !

De trois à cinq ans, le jeune Gargantua est laissé en « liberté ». Il n’a ni maître ni leçons et c’est par l’expérience qu’il en déduit ce qui est bon ou mauvais pour lui. Ce n’est pas le souci esthétique qui l’étouffe. « Il aiguisait ses dents sur un sabot, se lavait les mains dans le potage, se peignait avec un gobelet. » Point de dentifrice traditionnel, point de savon pour se laver les mains, point de peigne pour se coiffer... Gargantua fait ce qui lui vient à l’esprit, sans aucune contrainte.

A l’âge de cinq ans, Grandgousier est fier de constater que son fils est capable, par sa seule intelligence, de choisir la meilleure solution à un problème donné. Gargantua a « inventé un moyen de se torcher le cul ». Qu’on se le dise ! Pour arriver à ses fins, il a fallu réaliser une série d’expériences, afin de pouvoir élire le matériau de choix, c’est-à-dire celui qui est le plus doux, le plus agréable, le plus efficace. Cela va du cache-col à l’oison bien duveteux, en passant par les gants de Gargamelle parfumés au benjoin (elle a dû être contente en retrouvant ses gants égarés !), les feuilles de différents végétaux (sauge, courge, guimauve, bouillon-blanc, ortie, consoude), la paille...

Cette intelligence torcheculienne va être mise à mal par des années et des années d’études (52 ans 22 mois et 2 semaines pour être précis) abêtissantes. On lui apprend l’abécédaire par cœur, à l’endroit et à l’envers, le gothique... Il recopie de nombreux ouvrages, mais le résultat est catastrophique. Ne nous voilons pas la face. Gargantua est devenu « fou, niais, tout rêveur et radoteur ». Ce système pédagogique ne lui convient pas. En comparaison d’un jeune page du vice-roi de Papeligosse à peine âgé de 12 ans (un jeune page « si bien coiffé, tiré à quatre épingles, pomponné », un vrai « petit angelot »), notre pauvre géant fait piètre figure.

Changeons donc le mode d’éducation... Gargantua est mis entre les mains des sophistes. L’oisiveté est la matière principalement enseignée. Gargantua n’y acquiert ni meilleur extérieur, ni meilleur intérieur. Il « se peignait avec le peigne d’Almain, c’est-à-dire avec les quatre doigts et le pouce car ses précepteurs disaient que se peigner, se laver et se nettoyer de toute autre façon revenait à perdre son temps en ce monde », « se lavait les mains de vin frais, se curait les dents avec un pied de porc. » Son précepteur n’est pas de la plus grande sobriété, comme nous l’indique, chaque matin, son haleine chargée (il n’oublie jamais de « bien immunisé son haleine à coup de sirop de vigne »). Nouvelle tentative, nouvel échec.

Passons à autre chose. Ponocrates est chargé de tout remettre d’aplomb. Un esprit sain dans un corps sain s’acquiert à la sueur du front. Tout d’abord, il s’agit de perdre toutes les anciennes habitudes. Quoi de mieux qu’une purge « en règle avec de l’ellébore d’Anticyne », pour extraire du « cerveau toute corruption et toute vicieuse habitude ». Les leçons se succèdent à un rythme soutenu ; elles sont apprises « à voix haute et claire, avec la prononciation requise ». Afin de ne pas perdre une seconde, l’élève est « habillé, peigné, coiffé, apprêté et parfumé » alors même que l’on révise tout ce que l’on a appris la veille. L’hygiène (« Il se curait les dents avec un brin de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraîche ») est mise à l’honneur. Après chaque exercice physique durant lequel « la sueur leur coulait par le corps », les élèves sont « essuyés, frottés », les vêtements changés. L’expérience est placée au cœur du dispositif. « Au lieu d’herboriser, ils visitaient les boutiques des droguistes, des herboristes et des apothicaires ; ils observaient soigneusement les fruits, les racines, les feuilles, les gommes, les graines, les onguents topiques, et, en même temps, la façon dont on les transformait. » Cours magistraux et travaux pratiques éclairent l’intelligence du géant.

Dans ces conditions, Gargantua retrouve toutes ses qualités. Il prend désormais soin de lui et ne risque pas d’héberger des poux dans sa chevelure. Lors de la guerre contre Picrochole, il est bombardé de boulets qui s’accrochent dans ses cheveux. C’est grâce à un peigne « long de cent cannes » et dont les dents sont « de grandes défenses d’éléphants, tout entières » que Gargantua chasse de ses cheveux les pellicules peu esthétiques qui s’y trouvent.

Enfin, François Rabelais nous décrit son meilleur des mondes, un monde parfumé comme celui d’Aldous Huxley (https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/aldous-huxley-ou-pas-forcement-le-meilleur-des-mondes-cosmetiques-276/), un monde où beauté intérieure et beauté extérieure jouent la symphonie du bonheur. L’abbaye de Thélème ne reçoit que de belles femmes (des « Fleurs de beauté au céleste visage ») et de beaux hommes. Cette abbaye est une véritable petite ville en miniature avec toutes les commodités. On y trouve des bains luxueux ; l’eau de myrrhe y coule en abondance ! « Aux portes des appartements des dames, se tenaient les parfumeurs et les coiffeurs. Entre leurs mains passaient les hommes quand ils rendaient visite aux dames, et ils pourvoyaient chaque matin les chambres des dames d’eau de rose, d’eau de fleur d’oranger et d’eau de myrrhe ; à chacune ils apportaient la précieuse cassolette, toute fumante de toute sorte de vapeurs. »

Pour finir, et parce que François Rabelais est passé maître dans l’art de la formule, nous ne résistons pas au plaisir de rappeler que la chance se saisit par les cheveux (« [...] l’occasion porte tous ses cheveux sur le front ; quand elle est passée vous ne pouvez pas la faire revenir ; elle est chauve de la tête et ne retourne jamais plus. ») et qu’une femme laide est une femme pour « [...] qui la verra de jour n’ira pas se rompre le cou pour la visiter la nuit. »

Pour notre part, et contrairement à ce qui est promis à Picrochole (alors qu’il a perdu la guerre contre Grandgousier, une vieille sorcière lui prédit que son royaume lui sera rendu « à la venue des coquecigrues »), nous vous donnons rendez-vous demain (et non pas « à la venue des coquesigrues ») !

Un grand merci à François-Régis de nous avoir conseillé de ronger cet os pour en tirer « la substantifique (euh pardon, rabelaisienne) moelle » cosmétique !

Un grand merci aussi à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration tout aussi rabelaisienne !

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