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De l’importance de la chevelure : épisode 4 avec la Bernice de Fitzgerald

> 11 avril 2020

De l’importance de la chevelure : épisode 4 avec la Bernice de Fitzgerald

Fitzgerald nous entraîne dans le milieu de la jeunesse dorée de New-York, à la suite de Bernice,1 une jeune fille de bonne famille qui arrive « de la petite ville d’Eau Claire », pour séjourner quelque temps chez sa cousine, Marjorie Harvey… Cette dernière est adulée, entourée d’une multitude de filles… et surtout de garçons… Il y a Otis Ormonde qui est encore au lycée et sa sœur Genevieve, qui ne vit que pour les bals, les fêtes et les matchs de football auxquels elle assiste « à Princeton, Yale, Williams et Cornell », G Reece Stoddard, diplômé de Harvard, « la petite Madeleine Hogue, encore mal habituée à l’étrange sensation d’inconfort que lui procurent ses cheveux massés au sommet de son crâne », Bessie McRae, un vrai « boute-en-train », Roberta Dillon et ses « yeux noirs », et puis, et puis, il y a surtout Warren McIntyre qui poursuit « ses études à Yale » d’une manière qu’il serait excessif de qualifier d’assidue… Warren, c’est le soupirant (et accessoirement voisin !) de Marjorie. Depuis des lustres, il est littéralement « fou d’elle » !

De l’avis même de Warren, « Bernice était un peu godiche. Mignonne, cheveux noirs et teint vermeil, mais quelle rabat-joie ! » Le prototype même de la provinciale ! La mission principale de Marjorie va donc être de la faire devenir « populaire » comme on dit maintenant dans les collèges et les lycées ! Il faudra bien que Warren l’invite à danser, puisque personne ne s’occupe d’elle et qu’elle fait interminablement tapisserie ! Pas très enthousiaste le Warren. Enfin, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il sert de cavalier à Bernice pour le fox-trot suivant !

Un retour à la maison particulièrement désolant

Retour de soirée pour les deux cousines… qui « ne partageaient nulle complicité ». Au-delà de Bernice, « Marjorie ne se sentait complice d’aucune autre jeune fille : à ses yeux, la gent féminine était stupide. » Tout le contraire de Bernice qui n’avait qu’une envie : « échanger ces confidences accompagnées de gloussements et de larmes où elle voyait un ingrédient indispensable à toute relation entre amies. » « Tandis qu’elle s’affairait avec son dentifrice et sa brosse à dents ce soir-là, Bernice se demanda […] pourquoi personne ne lui prêtait la moindre attention » dès qu’elle était loin du cercle familial. Bernice est très triste. « Elle éteignit la lumière dans la salle de bain, puis décida sur un coup de tête d’aller rejoindre sa tante Joséphine ». Elle surprend alors une conversation entre Marjorie et sa mère. Elle apprend ainsi, avec consternation, que sa cousine la prend pour une « petite dinde » qui ne sait pas du tout valoriser les « reflets sublimes » de sa chevelure ! Ah, ce n’est pas comme Martha Carey qui saurait très bien quel profit elle pourrait tirer de « cheveux pareils… »

Des conseils avisés de Marjorie à Bernice

Marjorie décide de prendre le taureau par les cornes pour permettre à Bernice de s’intégrer à son groupe d’amis. Commençons par les sourcils. Ceux de Bernice « sont noirs et brillants » ; mais comme la jeune fille les « laisse pousser dans tous les sens, ils se transforment en défaut. » Il faut donc remédier à cela d’urgence : Bernice doit les « peigner pour qu’ils poussent bien droit. » D’après Marjorie, « les hommes font attention aux sourcils »… « inconsciemment » ! Passons aux dents… toujours d’après Marjorie, il serait bon que Bernice se les « fasse redresser un peu »… Marjorie a des idées très arrêtées sur ce que doit être une jeune fille, qui a l’obligation d’« être jolie de sa personne. Si elle est belle comme un astre, elle peut parler de la Russie, du ping-pong ou de la Société des Nations sans ennuyer personne. » Le coup de grâce est littéralement porté quand Marjorie assène à sa cousine « Je me demandais si on ne ferait pas mieux de te coiffer à la garçonne. »…

Où Warren change d’avis sur Bernice

Après avoir considéré attentivement Bernice, désormais coachée par Marjorie, Warren doit avouer qu’« elle était mignonne, vraiment très mignonne ». « Il aimait la façon dont elle avait arrangé sa coiffure, se demandait si c’était de la brillantine qui leur donnait son éclat. » La robe, « d’un rouge sombre », qu’elle avait choisie, « faisait ressortir ses yeux pleins de mystère et son teint radieux. » Il en arrive même à se dire « qu’il l’avait trouvée jolie en la rencontrant pour la première fois, avant de comprendre qu’elle était ennuyeuse. »

Bernice est lancée

Désormais, Bernice avait « Le sentiment que les gens appréciaient véritablement son physique et sa conversation » et cela « lui donna de l’aplomb. » Tout bruisse de la future coiffure à la garçonne… une mode lancée au début du XXe siécle et popularisée par Louise Brooks.2 Tout le monde s’interroge sur le temps qu’il va falloir attendre avant d’admirer la future coupe !

Bernice coupe ses cheveux

Dans le fond, Bernice a un peu peur du résultat et n’est pas trop rassurée. Toutefois, elle ne veut pas paraître « frimeuse » comme l’insinue Marjorie. Quoi faire ? Le sort en est jeté et Bernice va se retrouver au « salon de coiffure Sevier. » Tout le long du trajet, « dans l’auto de Roberta, Bernice éprouvait toutes les sensations de Marie-Antoinette conduite à la guillotine dans une charrette. […] Elle avait toutes les peines du monde à s’empêcher d’agripper ses cheveux à pleines mains pour les protéger d’un univers soudain hostile. » Le coiffeur de la maison Sevier est vu comme un bourreau ! Un peu hésitante, Bernice réussit finalement à articuler « Une coupe… à la garçonne ! » « Un client occupant le fauteuil voisin tourna la tête vers elle et la gratifia d’un regard, mi-savon à barbe, mi-incrédulité. » A-t-elle vraiment raison de persister Bernice, « avec cette tignasse qu’elle a » ? Tort ou raison, le coiffeur « avait ôté un peigne en écaille de tortue après l’autre », « ces cheveux […] disparaissaient – jamais plus elle ne les sentirait lui tirer voluptueusement la tête lorsqu’ils pendaient dans son dos de toute leur radieuse  longueur châtaine. » Au but de « vingt minutes », « le coiffeur pivota le fauteuil pour confronter Bernice au miroir, et elle fit la grimace en voyant l’étendue des dégâts. Ses cheveux n’étaient pas bouclés : ils pendaient en deux masses raides et sans vie de chaque côté de son visage soudain livide. C’était laid à faire peur – elle savait que ce serait laid à faire peur. Le charme de son visage provenait avant tout d’une simplicité de madone. Maintenant que celle-ci avait disparu, Bernice paraissait… ma foi, terriblement médiocre – nullement théâtrale, mais simplement ridicule : on aurait dit une midinette de Greenwich Village ayant oublié ses lunettes à la maison. » Quelle chipie, cette Marjorie qui profite de la situation pour « esquisser un sourire de moquerie » ! Quant à Warren, son « air glacial » ne présage rien de bon…

Les conséquences du caprice jaloux d’une fille égoïste

De retour chez sa tante, « debout devant le miroir », Bernice « passa lentement son peigne dans ses cheveux courts. » Marjorie paraît vraiment désolée et promet d’emmener sa cousine, dès le lendemain, chez le coiffeur afin qu’il arrange la situation. Oui, mais ce sera demain… Pour l’heure, « Bernice grimaça quand Marjorie fit passer sa propre chevelure par-dessus ses épaules et se mit à la tresser en deux longues nattes blondes jusqu’à ce que, dans sa chemise de nuit crème, elle ressemble au portrait d’une princesse saxonne. Fascinée, Bernice observait les nattes de plus en plus épaisses. Lourdes et sensuelles, elles bougeaient sous les doigts souples tels des serpents indociles – et il ne restait plus à Bernice que cette relique, le fer à friser et un lendemain de regards écarquillés. »

Rapide bonsoir et tout le monde au lit ! Et puis, brusquement, Bernice prend une décision radicale : en moins d’une heure, sa valise est bouclée et elle a enfilé l’« ensemble de voyage tout neuf » qu’elle vient d’acheter. Elle laisse un bref courrier pour expliquer à sa tante la raison de ce départ précipité. Avant de quitter définitivement la maison, elle désire assouvir sa petite vengeance… amputer sa cousine de ses deux nattes pendant son sommeil… « Qu’on la scalpe, cette pimbêche égoïste ! »

Fitzgerald ne nous dit pas quelle fut la réaction de Marjorie à son réveil…

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Fitzgerald F.S. Bernice se coiffe à la garçonne. folio, 2014

2 Zdatny S. La mode à la garçonne, 1900-1925: une histoire sociale des coupes de cheveux. Le Mouvement Social, vol. 174, no. 1, 1996, pp. 23-56.

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